Dernier grand poète classique de l’Iran, Djâmi
(1414-1492) fut aussi un savant et un mystique.
Auteur de plusieurs traités en prose, il est surtout
connu pour son œuvre poétique, notamment un Haft
Awrang composé de sept œuvres. Trois d’entre
elles sont des histoires d’amour à caractère
mystique et initiatique : Yussuf et Zuleikhâ,
Madjnun et Leylâ, Salâman et Absâl. Le
premier de ces trois romans versifiés, Yussuf et
Zuleikhâ, comprend un prologue remarquable, qui
compte parmi les plus beaux textes de la poésie
persane. Djâmi y développe la relation de l’amour et
de la beauté, leur origine en Dieu, puis leur
déploiement et leur jeu dans la création. Il
s’inspire de deux hadiths célèbres pour renfermer
une clef du mystère de la création, de l’amour et de
la beauté. Le premier établit la relation de la
Beauté et de l’Amour divins : « Dieu est beau et Il
aime la beauté ». Le second, dans lequel Dieu parle
à la première personne, est une allusion au
« pourquoi » de la création : « J’étais un Trésor
caché, j’ai voulu être connu, et donc j’ai créé le
monde ». Le texte de Djâmi se présente comme une
illustration et un commentaire poétiques de ces deux
hadiths.
Ainsi Djâmi raconte-t-il qu’avant la création des
mondes, la beauté et l’amour étaient unis dans
l’Infini.
Dans cette
retraite solitaire, où l’existence était dépourvue
de signes,
Et où l’univers
était caché dans le coin du néant,
Il y avait un
Être loin de toute dualité,
Loin de tout
dialogue entre « Moi » et « Toi ».
La Beauté,
absolue et libre des limites des apparences,
Ne se
manifestait qu’à elle-même et par sa propre lumière.
Belle ravissante
dans la chambre nuptiale du Mystère,
Sa robe était
pure de toute atteinte de l’imperfection.
Ni le miroir
n’avait reflété son visage,
Ni la main
peigné ses cheveux.
Le zéphyr
n’avait détaché aucun fil de ses boucles.
Son œil n’avait
jamais vu la poussière du khôl.
Aucun rossignol
ne voisinait avec sa rose.
Son duvet
n’avait jamais été orné de fleurs.
Son visage était
libre de lignes [de maquillage] et de grain de
beauté.
Aucun œil,
jamais, n’avait eu une image d’elle.
Elle composait
de la musique pour se charmer elle-même
Et jouait avec
elle seule au jeu de hasard de l’Amour.
L’Amour et la
Beauté n’ont ni origine ni fin. Le monde émane de
leur bi-unité, mais l’Éternité est,
invariablement, avant toute création et après toute
fin du monde. Djâmi décrit ensuite l’extériorisation
de cette beauté qui, ne pouvant demeurer seule dans
son secret et sa solitude, aspire à se dévoiler, à
embraser l’horizon de la création, à illuminer tous
les miroirs des mondes de sa lumière.
Mais la beauté,
par nature, ne supporte pas d’être voilée,
Le beau visage
ne peut endurer le voilement,
Et si tu fermes
la porte à la belle face, elle se montrera par une
autre ouverture.
Regarde la
tulipe dans la montagne,
Comment elle se
montre joyeuse et verdoyante au printemps,
Fendant la
pierre dure
Et révélant
alors sa beauté.
S’il te vient
une idée dans ton âme,
Une idée
brillante de rareté parmi les idées,
Tu ne peux pas
renoncer à elle,
Tu l’exprimes
par la parole ou par l’écriture.
Lorsqu’il y a la
beauté quelque part, telle est son exigence [de
manifestation].
Pour la première
fois, ce mouvement apparut dans la Beauté
prééternelle,
Qui dressa sa
tente dans les régions saintes,
Puis se
manifesta aux horizons et aux âmes,
Se révéla dans
chaque miroir [des créatures et des mondes].
Partout, alors,
on parlait d’elle.
Djâmi évoque
alors les effets du rayonnement de la Beauté, dont
la lumière embellit toutes choses. Chaque beauté est
un miroir du Beau, et chacune enflamme d’amour.
Aussi, l’Univers entier, les anges comme les hommes,
est-il soumis à ces relations : l’amour engendre la
beauté, la beauté éveille l’amour, en un mouvement
sans fin et dont l’origine, éternellement présente,
demeure l’unité divine de la Beauté et de l’Amour.
De la Beauté
rayonna un éclair sur la terre et les anges,
Qui
d’éblouissement les fit tourner comme le ciel.
Tous les
chanteurs de louange de Dieu, cherchant sans cesse à
Le louer,
A force d’être
hors d’eux-mêmes, ne chantaient que la louange de
Dieu.
C’est de ces
plongeurs de l’océan céleste
Que s’éleva un
cri : « Loué soit le Seigneur des mondes ! »
De l’éclat de la
Beauté jaillit une lumière qui tomba sur la rose,
Et la rose
enflamma la passion du rossignol.
La bougie a
allumé son visage à ce feu [de la Beauté]
Et partout la
bougie a brûlé des centaines de papillons.
De cette
Lumière, un seul rayon embrasa le soleil
Et le nénuphar
sortit de l’eau.
La face de Leylâ
emprunta à la face de la Beauté l’ornement de son
visage,
Et à chacun de
ses cheveux Madjnun attacha son cœur.
La Beauté a
sucré les lèvres de Shirin [la Douce]
Qui a charmé le
cœur de Parviz
et l’âme de Farhâd.
La Beauté a
sorti sa tête du col de la « lune de Canaan »,
Qui a
complètement ruiné l’âme de Zuleikha.
Pour Djâmi, tout
amour, toute beauté participent à ce jeu éternel de
l’Amour et de la Beauté.
C’est cette
Beauté qui partout s’est manifestée [dans les
beautés des mondes],
Bien
qu’Elle-même se soit retirée derrière un voile aux
yeux de tous les amoureux.
Quel que soit le
voile [de beauté] que tu voies, c’est Elle [la
Beauté].
Quel que soit le
mouvement d’amour, c’est Elle qui le meut.
L’amour [de
cette Beauté] est la source de la vie du cœur,
Et par cet amour
l’âme est comblée de bonheur.
Tout cœur
amoureux des beautés charmantes
Qu’il le sache
ou l’ignore n’aime au fond que la seule Beauté.
Dans ce prélude, Djâmi a magnifié cette idée,
omniprésente dans la poésie mystique persane, d’une
Beauté divine qui embrase les mondes par l’amour, et
d’un Amour sans cesse avivé par la présence multiple
de la Beauté. Si Dieu a créé le monde, c’est pour
jouer au jeu d’amour avec les créatures, pour
révéler l’infinité de sa Beauté dans les
transparences et les miroitements des créatures et
des univers. Chaque atome danse une danse d’amour
autour de Dieu ; chaque être est comme un fil de
beauté et un nœud d’amour sur le tapis de la
création. Pour l’Islam, les hommes sont issus de
l’Unité divine, et ils y retournent. L’amour, quel
qu’il soit, où qu’il soit, est un retour à Dieu, si
bien que tous les amours sont finalement les
rivières d’un seul océan sans rivages. Dieu est
unique et son amour est aussi unique, même s’il
touche les êtres de manière infiniment variée,
subtile et différente. Chaque être est amoureux d’un
seul Amour, aspire à la seule Beauté, et c’est la
gloire de l’amour que de paraître inépuisable dans
son unité. Djâmi traduit également bien les
multiples paradoxes de l’amour, qui est à la fois
plus haut que le ciel et plus près de l’homme que la
veine de son cou. L’homme croit que le monde cache
l’Amour, alors qu’en réalité, c’est lui-même qui se
cache de l’Amour. L’amour est aussi comme la
musique : on peut le savourer, non le comprendre :
on ne peut pas parler de l’amour, on ne peut être
qu’amoureux. L’amour est partout sans perdre son
mystère, tout comme la beauté est à la fois
l’apparence la plus éclatante et le secret le mieux
gardé. Toutefois, si l’amour est partagé par tous,
seuls ceux que l’amour a tués sont les vrais
amoureux et les vrais connaissants de la Beauté.
L’amour est dans toutes les rues, dans toutes les
pupilles, mais seul l’œil du cœur peut le voir – cet
œil qui voit dans une âme revenue à sa beauté
première après s’être livrée corps et biens à
l’amour.
Nul doute que le
poème persan de Djâmi se veut aussi un miroir de
beauté et une parole de l’amour. Si, dans le monde
iranien, l’arabe est toujours demeuré la langue de
la Parole divine révélée par le Coran, la langue
persane, à partir de Ferdowsi et de son épopée du
Livre des rois (Shâhnâmeh) au XIe
siècle, est devenu le véhicule privilégié
d’une sagesse spirituelle, mystique et théosophique.
A propos de ce qu’il nomme (entre guillemets) une
« sacralisation » du persan, Nasrollah Pourjavady
note que celle-ci a commencé au début du XIe
siècle puis, pendant plusieurs siècles, elle « est
passée par des étapes de perfectionnement spirituel
jusqu’à son apogée dans la poésie mystique de Hâfez,
surnommée « la langue du mystère » ».
Nezâmi, dans le premier texte de son Khamseh,
ne disait-il pas que « le poème, voile du mystère,
est une ombre du voile prophétique » ?
Dans le prologue de Yussuf
et Zuleikhâ, comme dans ses autres œuvres, Djâmi
conçoit également la poésie et le persan comme les
moyen privilégiés d’un dévoilement d’ordre intérieur
et intuitif. L’intelligence et la beauté des vers,
des symboles et des métaphores sont là pour révéler
un trésor caché, autrement dit une vérité accessible
par l’intelligence contemplative et la connaissance
du cœur : une vérité, manifeste dans la beauté
symbolique de l’univers, mais aussi enfouie dans le
tréfonds de l’âme et qui remonte, par-delà la
création, « loin de tout dialogue entre « Moi » et
« Toi » », à l’Être divin en « sa retraite
solitaire ». La poésie est l’écho profond de cette
intellection, inséparable de l’ivresse sobre de
l’amour ; et la langue persane, avec sa musicalité
et ses raffinements, est la voix privilégiée d’une
intuition impossible à raconter et pourtant
nécessaire à transmettre. La poésie, alors, épouse
le mystère de dévoilement d’une Beauté par essence
indicible, mais qui, par nature, tend à se rendre
dicible pour illuminer amoureusement le monde du
poète, du poème et de ses auditeurs ou lecteurs.
Traduction Andia Abai-Ringgenberg, d’après
l’édition complète du Haft Owrang,
Edited by A. Afsahzâd et H. A. Tarbiyat,
vol. II, Centre for Iranian Studies, Tehran,
1999, p. 34-35. Voir aussi la traduction
française par E. Bricteux : Djami,
Youssouf et Zouleikha, Librairie
Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1927, p.
20-22. La traduction proposée ici ne saurait
évidemment rendre compte de la beauté de la
langue de Djâmi. On l’a voulue aussi la plus
littérale possible, car chaque formule
poétique recèle un trésor de formulation
métaphysique et une précision philosophique
que les traductions « littéraires » tendent
parfois à sacrifier.
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