Sainte-Sophie, Christ Deisis
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"Qui peint
une figure, si elle n'est en lui, ne peut la former"
Dante
L'art chrétien de l'image n'est pas un
ouvrage de plus consacré à l'art chrétien, il
procède d'une approche originale, d'un "chemin
d'interprétation" ambitieux qui consiste à
"interpréter l'art en fonction de son Esprit". On ne
peut que souscrire à une telle approche - qui est
également celle que l'A. a adoptée pour
La Peinture persane ou
la vision paradisiaque. Elle seulement permet de
comprendre, en quelque sorte de l'intérieur,
maintenant que nous n'en avons plus qu'une vision
extérieure, ce qui constitue l'art sacré. L'ouvrage
traite de l'icône qui forme "la genèse de l'art
chrétien" et de la mosaïque dont la première
fonction est d'être "une image du cosmos", ceci pour
l'univers byzantin et orthodoxe, ainsi que du
vitrail, qui est une "terre céleste", et qui
concerne les mondes roman et gothique. Mais c'est
avant tout d'un passionnant voyage à l'origine
de l'art sacré qu'il est question, qui peut
s'effectuer, si on se laisse guider par l'Esprit, au
sein des théophanies et dans la Lumière.
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[ Extrait ]
Nous
existons parce que Dieu se met en Image par son
Intellection, et parce que cette Intellection est
simultanément une connaissance de Dieu et une
conception du cosmos. De même qu'un artiste ne peut
créer sans d'abord penser à ce qu'il veut faire, il
faut que Dieu ait une vision de sa Vérité pour
pouvoir créer un univers qui en soit le reflet. Le
Verbe est la prise de conscience éternelle de Dieu ;
et la création, avec ses anges, ses créatures et ses
univers, est le reflet de l'intelligence que Dieu a
de son mystère.
D'où cette vérité, que l'on retrouve partout, de
l'Occident à l'Orient du Christianisme : le créé est
le symbole de l'Incréé, l'univers est un miroir du
Verbe. Sur terre, en nous, tout peut être image
symbolique de l'Invisible, car Dieu parle de Lui
dans toutes les réalités qu'il crée, des plus
matérielles aux plus spirituelles. Selon Denys le
pseudo-Aréopagite, un fondateur de la théologie
mystique, « l'œuvre cosmique de tout l'univers
visible rend manifeste les mystères invisibles de
Dieu ». Saint Bonaventure (1217-1274), un
franciscain, écrit de même : le monde sensible est «
l'expression des perfections invisibles de Dieu »,
car « Dieu est l'origine, l'archétype et la fin de
chaque créature » et « tout effet est le signe de sa
cause, toute copie le signe de son modèle et tout
moyen le signe de la fin où il tend ».
Les images telles que nous les concevons
n'appartiennent qu'à l'âme humaine, à la pensée et
aux rêves, et à notre environnement concret. Mais,
en un sens très large, l'image n'est pas seulement
la peinture accrochée au mur, le paysage sous nos
yeux ou le souvenir que l'on a en tête. Elle est une
relation de vision et un symbole, qui peuvent être
tangibles ou invisibles, périssables ou immortels,
terrestres ou surnaturels. Un ange, par exemple, est
invisible, même s'il peut nous apparaître sous forme
humaine dans un songe ou à l'état de veille.
Pourtant, les anges sont aussi des images de Dieu,
autrement dit des symboles et des consciences de
l'Invisible.
De fait, plus nous nous rapprochons de l'Origine des
images, plus celles-ci deviennent immatérielles et
pures, et plus elles ressemblent à Dieu. A
l'inverse, plus nous nous éloignons du Verbe, plus
les réalités sont conditionnées, précaires et
évanescentes, et plus elles sont dissemblables de la
Divinité. Un ange est une icône de Dieu, illimitée
et immortelle, mais une fleur ou un temple sont des
images imparfaites : il sont comme le dernier
échelon d'une échelle de ressemblance. Un ange n'est
pas Dieu, mais sa nature subtile est plus proche du
divin que ne l'est notre corps actuel.
Avec sa hiérarchie d'univers et de créatures, la
création est images sur images, visions sur visions.
Chaque degré de la création est le symbole d'un
degré supérieur, et cela jusqu'au Verbe qui est le
Sens de tous les symboles et le premier Symbole de
Dieu. Le Verbe est l'Image créatrice des anges et
des réalités spirituelles, et ceux-ci sont l'image
fondatrice des âmes et des réalités subtiles,
lesquelles sont l'image formatrice des phénomènes
sensibles. Il y a une gradation de l'Imagination
divine, une hiérarchie et un emboîtement des degrés
d'images et de symboles. Le soleil que nous voyons
est l'image d'une image d'une image d'une image ...
qui remonte finalement à l'Image incréée de toute
création, au Fils qui a voulu donner dans le soleil
un indice de Sa lumière et de la splendeur qu'il
voit dans le Père.
Si nous remontons l'échelle des symboles, depuis
notre poussière jusqu'à son Créateur, nous arrivons
finalement au Père, qui est la fin de toute image.
Le Fils est son Icône, mais le Père est aniconique :
Il n'est l'image de rien. Il est le terminus
métaphysique des symboles, le Jugement dernier des
visions. Le Père est la Non-Icône, la Source qui
inspire les images divines de sa Conscience, mais
qui transcende le cosmos façonné par le Verbe.
[ Extrait ]
Le corps du
Christ, qu'il faut interpréter symboliquement, n'est
pas son corps terrestre. Il est l'infinité divine
constitutive de tous les chrétiens. Ce corps
surnaturel est comme une sphère, dont le centre est
partout et la circonférence nulle part. A
l'intérieur, chaque saint est l'un des centres de
cette sphère, et par cette centralité chacun est uni
à la sphère tout entière et à tous ses centres.
Chaque croyant embrasse à la fois tout ce qu'il est,
tout ce qu'est Dieu pour lui, et la totalité divine
des créatures. Le corps du Christ est « l'espace »
qui réunit chaque chrétien en l'unissant à la
divinité de tous les chrétiens. Tous les hommes y
sont transmutés dans leurs multiplicités et
différenciés dans l'unité du Verbe. Le Paradis ne
confond pas les êtres en dissolvant leur
personnalité : aucun ne devient un autre que son
destin contemplatif. Tous sont solidarisés par
l'Essence. tout en s'isolant par leur relation
propre à l'Un.
Le corps du
Christ est aussi la Jérusalem céleste, la cité qui
ceinture les hommes ayant accédé à Dieu. Or cette
ville est la société modèle, irréalisable sur terre
et inaccessible avant la mort. C'est vers elle que
soupire la cathédrale gothique, et c'est aussi son
image que réalise, symboliquement, la mosaïque, à
travers l'unité différenciée de ses tesselles. Les
symboles du corps du Christ, de la Vierge, de la
Jérusalem sont complémentaires : il disent le même
paradis de croyants diversement uns, et différemment
unis les uns aux autres.
La mosaïque
synthétise tous ces sens. Son unité complexe traduit
l'unité édénique de l'âme, la diversité unifiée de
l'Esprit, la multiplicité iconique du monde. Son
esthétique fait fructifier l'unité de la beauté et
de l'amour, auquel le multiple est redevable de son
intelligibilité et de son existence. Elle témoigne
de l'état infini de l'homme : celui que Dieu lui a
donné intégralement, et dont il peut se souvenir à
toute heure et au sein de toutes les images de sa
vie. |