L’intérêt que l’on porte en Occident à la peinture
persane est réel : expositions et publications
prétendent attirer un vaste public à cet art que
l’on qualifie le plus souvent de mineur, mais qui
n’en est pas moins le plus apprécié parmi les arts
de l’Orient. Une interrogation demeure cependant :
la peinture persane est-elle comprise en Occident
comme elle doit l’être, autrement dit de la manière
qu’elle l’est en Orient, spécialement dans le monde
iranien ? Tel est le propos du présent ouvrage de
Patrick Ringgenberg qui affirme : « L’art iranien
dans son ensemble est solidaire d’une symbolique qui
ne s’explicite qu’à travers une tradition religieuse
et mystique ». Or, cette symbolique est loin d’être
prise au sérieux en Occident, quand elle ne fait pas
l’objet de mésinterprétations ou n’est pas purement
et simplement passée sous silence. Tout le mérite de
La peinture persane, ou la vision paradisiaque
est dès lors de combler le fossé qui sépare une
tradition occidentale qui a renoncé à sa propre
symbolique d’une tradition orientale où elle est
toujours vivante. Pour ce faire Patrick Ringgenberg
s’inspire des recherches de Henry Corbin – ce
précurseur et ce « passeur » à qui l’on doit la
description, à l’usage des Occidentaux, du monde
imaginal – monde intermédiaire, entre notre
monde terrestre et le monde céleste – Terre céleste
qui reste l’explication unique de la peinture
persane, laquelle, dira Patrick Ringgenberg,
représente cet « entre-deux » cosmologique.
Ailleurs, il ajoute : « L’esthétique persane n’est
pas autre chose que la mise en scène poétique d’une
réalité et d’une perception supraterrestres ».
La peinture persane, ou la vision paradisiaque
est un ouvrage à bien des égards remarquable. Elle
est l’œuvre d’un philosophe – on devrait dire, pour
rester dans l’esprit de Henry Corbin, d’un
théosophe. Quelques uns de ces aperçus – sur
l’amour humain/divin, en particulier – dépassent le
cadre de la peinture persane et s’inscrivent dans
une démarche qui est occidentale/orientale. En ce
sens, Patrick Ringgenberg apparaît à son tour un
« passeur » entre l’Orient et l’Occident. - et son
Guide culturel de l’Iran, à paraître, devrait
constituer un volume très-précieux pour une approche
non seulement de l’Iran contemporain, mais de sa
tradition religieuse et mystique dont la
connaissance est indispensable, en Occident, si l’on
attend que sa propre tradition s’en inspire : pour
renaître.
[Extraits]
Chaque
monde constitue l'image conditionnée d'un monde
supérieur : le terrestre reflète l'imaginal,
l'imaginal le spirituel, le spirituel le Divin. La
fleur que nous pouvons toucher, sentir, cueillir,
offrir, se signale par une dimension de couleurs, un
cycle de croissance, une localisation et une odeur.
Cette fleur possède un archétype qui l'informe, tout
comme l'âme anime le corps, et ce prototype se
trouve dans le monde de l'Ame. Il s'agit de
l'essence formelle de la fleur, qui est l'image
psychique d'une essence spirituelle. Cette image
réverbère à son tour un prototype invisible du
Créateur.
Autrement dit, le cyprès visible est le dernier
maillon d'une procession cosmique, qui voit le
cyprès divin devenir un cyprès spirituel dans les
paradis angéliques, puis un cyprès immatériel dans
les mondes de l'Ame, et enfin un cyprès
représentable par l'artiste dans le cosmos
terrestre. C'est pourquoi les mondes de l'Ame
contiennent toutes les formes sensibles sous un mode
extrasensoriel, alors que les mondes angéliques sont
l'essence intelligible de ces formes. Ibn Arabî
écrit que la réalité imaginale comprend "des
jardins, des paradis, des animaux, des minéraux",
dont la nature terrestre est l'image imparfaite,
comme l'est le reflet imprécis d'un paysage dans un
lac.
La peinture persane représente cet "entre-deux"
cosmologique. Ses formes sans matière, sa lumière
surnaturelle, son harmonie non spatialisée,
témoignent d'une réalité qui transcende notre monde.
Son esthétique traduit symboliquement une situation
cosmologique et la conscience qui la saisit. Pas
plus que la peinture persane n'est naturaliste, le
monde subtil n'obéit aux lois terrestres. Dans les
mondes de l'Ame, la temporalité est celle de l'âme,
l'espace est multidimensionnel, les volumes sont
immatériels, la lumière est intangible et
omnidirectionnelle, la vie est l'énergie pure de
l'âme. Dès lors la miniature ne montre pas l'espace
et la lumière terrestres, mais la radiance de l'âme
et des mondes de l'Ame. Les jardins, les palais, les
personnages posés sur le papier ne sont pas imités
des phénomènes que nous voyons : ils sont comme des
archétypes "dessinés" par l'Imagination divine dans
les mondes de l'Ame, et saisis par le peintre, non
dans le monde imparfait de notre terre, mais dans la
pureté lumineuse d'un univers contemplatif propre à
l'âme.
*
Khosrow et Shirin
"Le
dévoilement de la femme fait l'objet d'un épisode
fameux de Khosrow et Shirin de Nezâmî : Khosrow
observe secrètement Shirin se baigner dans une
rivière, au milieu d'un paysage solitaire et isolé.
Ces illustrations sont les rares miniatures
contenant un nu, bien que le corps de Shirin soit
voilé par un pantalon ample et son buste
généralement caché par ses bras ou ses cheveux. La
stupeur de Khosrow devant la beauté de Shirin
s'apparente à l'étonnement de l'âme devant une
manifestation divine ou dans une extase. L'érotisme
discret de cette image instaure un jeu symbolique
avec son spectateur. Shirin ne voit pas Khosrow et
nez se sait pas observée, puisqu'elle lui tourne le
dos, si bien que le peintre l'a toujours représentée
de face ou de trois-quarts. Shirin est en quelque
sorte placée entre Khosrow, qui la regarde du fond
de la scène, et le spectateur de la miniature, qui
peut la contempler sans risquer d'être découvert, et
qui voit aussi Khosrow regardant sans être vu, selon
un jeu de miroir typique de la miniature et de l'art
persan. la composition de la scène transforme le
spectateur en voyeur, et ce voyeurisme préfigure la
vision de la beauté nue de Dieu. Au centre de toutes
les attentions, Shirin est le miroir de beauté, dans
lequel Khosrow et le spectateur contemplent leur
propre essence désirée et leur propre identité
amoureuse.
Là réside le secret de l'amour : dans la beauté de
l'être aimé, l'amant ne voit pas un autre que Dieu;
il se voit lui-même en tant qu'objet et sujet de
l'Amour. Khosrow voit dans Shirin la Beauté qu'il
est en Dieu, de même que Madjnun voyait dans Leyla
une présence de la Beauté qui l'aime. Hallâj fut
condamné à mort pour avoir dit : "Je suis la vérité"
; il aurait aussi pu dire : "Je suis la Beauté". La
fin de l'amour entre l'homme et la femme n'est pas
l'union humaine, mais la réunion avec Dieu. L'infini
est la beauté et l'amour communs du couple, la
conjonction des opposés et la sublimation de tous
les rapports. Pour s'épanouir, toute relation
amoureuse doit s'ouvrir à l'Amour divin qui est la
relation suprême et la résolution des dualités
amant-amante."
*
"La miniature
rappelle que tout art devrait être un miroir tourné
vers Dieu, et monter dans son reflet la trace d’un
regard porté par Dieu sur l’homme. La peinture
persane ne relève rien de l’Essence divine – aucun
art et aucune philosophie ne le pourraient, sous
peine d’imposture. Elle signale pourtant la
présence d’un paradis spirituel, tout comme la lune
témoigne du soleil ; et ce paradis, s’il n’est pas
la Réalité dernière, est tout de même une étape d’un
pèlerinage un degré dans l’échelle de la
transcendance."
*
Actualité des Deux Océans :
http://www.lesdeuxoceans.fr
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