ÉDITORIAL
par Charles Le
Brun
Pour celui qui se met à l’heure, – l’heure vraie,
celle du temps secret qui n’est pas le temps
ordinaire – une marche invisible commence. Le pas
qu’il prend devient alors le sien. Son pas. Sa
mesure. Les jours, les mois, les ans qu’il a passés
pour en arriver là : il peut les oublier. Son nom
s’inscrit désormais sur les feuillets du livre de
vie. Il ne s’effacera plus.
Aucun homme, dans ses
commencements, ne pourrait s’avancer seul au-devant
de soi-même qu’il n’ait au préalable trouvé des
devanciers, des amis, des frères d’hier ou
d’aujourd’hui, vivants ou morts, mais semblables à
lui et qui l’encouragent à être ce qu’il est.
Pour bien des lecteurs
qu’on ne sait pas, Guerne aura été ce révélateur. Le
passeur silencieux qui conduit jusqu’à
l’autre rive ceux qu’habite le risque et qui
fréquentent les sentiers de l’imprudence – et de la
liberté. La main qu’il tend est généreuse certes,
amicale, fraternelle aussi ; mais rude assez pour
écarter les imposteurs. Ce qu’il dit s’accommode
d’un espace différent, se loge dans un temps que ne
scande aucun mécanisme. Le temps intérieur,
pourrait-on dire. L’heure vraie. Encore. Encore et
toujours. La seule. Comme un temps dans le temps qui
répond à d’autres décrets ; dont les galops se
précipitent ou s’alentissent selon leurs propres
lois et qui n’obéissent pas au découpage inerte des
horloges. Ni à celui des sens. Un temps libre,
échappé du nombre, non chiffré, établi dans
l’intemporel.
Car si le bruissement
des horloges donne le temps vulgaire, si la
pulsation d’un cœur donne le temps charnel, il
existe un écoulement plus subtil que ne dispense
aucun chronomètre, qu’aucune machine humaine ne
saurait apprécier, qu’aucun organe n’enregistre,
rythmé seulement par les signes, – toujours lisibles
– dont le monde des apparences n’est que la partie
visible et que chacun, pour son propre compte,
connaît ou ne connaît pas, ou reconnaît, ou
méconnaît selon l’acuité ou la labilité de son
jugement. De son intuition.
*
Grandir. Trouver son
nom. Trouver son temps. Sa mesure. Attiser le feu
intérieur pour mieux incendier les jours et se
lever, neuf, pour des conquêtes dont on ne sait rien
encore mais qui font signe, plus loin, dans
l’épaisseur des lendemains. Toute l’obsession de la
jeunesse est là, de la vraie jeunesse qui
véritablement n’a pas d’âge et pour laquelle Guerne
a continuellement parlé ; vers laquelle il a tendu
les fils de sa poésie. De
la Poésie : cette arme précise, acérée, tranchante
comme une lame d’épée. Faite pour les combats, pour
ouvrir les carcans, crever les faux-semblants,
défier les lois de plomb de l’habitude. Pour vivre
enfin. Et entamer l’ascension la plus difficile :
celle de sa destinée.
Lorsqu’un langage est
juste, – et celui de Guerne l’était éminemment
–
il atteint son but. Toujours. Si quelqu’un parle, si
sa parole est véridique, un autre, forcément,
l’entendra. Aujourd’hui. Plus tard. Un jour. Un jour
qui sera son jour. Car si tout peut se perdre, la
Vérité, elle, ne se perd pas. Comme la Pierre des
Philosophes, elle est inaltérable. A l’école de
Paracelse, Guerne avait eu tout le loisir de
l’apprécier. Et d’en faire la ligne médiane de son
itinéraire. |