Le mot évoque une activité patiente et paisible :
d’une rive à l’autre, en paysage familier. Lui ne
voyait pas du tout les choses ainsi : « Vous oubliez
le fleuve, et qu’il s’agit d’un fleuve proprement
infranchissable ! » Raison pour quoi importait tant,
à ses yeux, que ledit fleuve fût franchi.
Ceux qui l’ont un peu fréquenté dans la solitude de
son moulin, sur la haute colline de Tourtrès, savent
qu’Armel Guerne, anachorète par choix, ne
recherchait en rien le calme ni même le frugal
confort champêtre. Ame intranquille s’il en fut,
soucieux de toujours se maintenir en alerte à son
poste de sentinelle, s’il revendiquait au nom de ses
travaux de traduction le beau titre de « passeur »,
c’est en nautonier armé pour la guerre qu’il aimait
à se représenter son office. Il fallait l’entendre
quand on le félicitait de si bien jouer au moine
dans sa thébaïde d’Aquitaine : « Moine-soldat ! »
rectifiait-il sous l’œil amusé d’Ellen – qui savait
qu’on ne désarmait pas un rebelle de sa trempe en
lui lançant des amabilités.
L’auteur de ces lignes, qui devrait pourtant se
dispenser d’écrire – ne serait-ce que pour avoir
commis le péché de se faire un beau jour éditeur –,
n’est pas près d’oublier que c’est à l’insoumis de
Tourtrès qu’il doit non d’avoir fauté mais d’avoir
si bien persévéré dans son crime. Il hésitait, cet
apprenti vendeur de chimères, à l’orée de sa
nouvelle et douteuse carrière (on était juste au
mitan des années soixante-dix), peu soucieux de
passer le plus clair de sa vie à lire de mauvais
manuscrits au lieu de bons livres. Et l’ami Armel
combattait son dégoût anticipé en enfonçant ses
clous à son habitude, sans trop de ménagement :
« Que vous commenciez à souffrir déjà dans votre
métier, qui n’en est peut-être même pas un, est une
excellente chose. On n’arrive à rien sans l’épreuve.
Les manuscrits que vous lisez sont mauvais ?
Dites-vous qu’ils seront pires encore dans dix ans,
dans vingt ans : vous n’avez qu’à regarder autour de
vous, observer l’époque en sa dégringolade, pour
vous en assurer. Les écrivains français
d’aujourd’hui ? Si vous avez le courage de déblayer
quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce qu’ils vous
envoient à lire, peut-être parviendrez-vous à
publier quelques livres qui ne soient pas trop
médiocres. N’espérez pas plus. Vous vous consolerez,
et accomplirez tâche utile, en faisant traduire tout
ce qui, parmi les bons livres d’hier et
d’avant-hier, n’a pas encore été traduit… ou a été
mal traduit. Ce n’est pas rien, vous verrez. »
On a vu. Encore qu’on n’ait mené à bien, en trente
ans d’efforts un peu bénédictins, qu’une très
modeste partie de la besogne. Guerne s’était
d’ailleurs porté aussitôt volontaire pour apporter
sa contribution à l’interminable projet. On rêvait
alors de lui faire traduire tout Hoffmann (ou plutôt
tout ce qu’Albert Béguin n’avait pas eu le temps de
traduire – soit cinq ou six volumes bien garnis). Il
avait décliné : « Trop pour moi ! je n’ai plus assez
d’années à vivre. » Et il nous avait suggéré de nous
adresser à Madeleine Laval, la grande hoffmannienne
disciple de Béguin, qui en effet fit merveille à
cette longue tâche. Lui se contenta – si l’on ose
écrire – de s’atteler à l’œuvre de fiction de
Kleist : une intégrale qui devait remplir deux
volumes seulement, dont le premier put paraître de
son vivant (La Marquise d’O…, 1976) – il
était à mi-chemin du second (Michael Kohlhaas)
quand la maladie mit brutalement fin à son œuvre de
passeur, et de créateur tout court, au beau milieu
d’une phrase qui s’interrompait sur les mots
suivants : « et si… »
Plutôt qu’à l’incertitude (mais il aimait rappeler
que les seuls croyants qui l’intéressaient étaient
ceux qui n’étaient certains de rien), c’est au sens
du risque, du pari, que nous paraît renvoyer pour le
coup cette brève formule oraculaire, la mieux
ouverte à toute hypothèse, c’est-à-dire à toute
conquête. Armel Guerne traducteur, lancé à bord de
sa nacelle à contre-courant de toutes les facilités
de son temps, familier de tous les dangers, était de
ceux qui pensent que celui qui ne risque rien n’est
rien.
Car le passeur-traducteur ne se borne pas à convoyer
un texte d’une rive à l’autre, d’une langue à
l’autre. Ce qu’il accomplit étant de l’ordre de
l’impossible, en tout cas du peu recommandable,
c’est aussi en contrebandier qu’il agit, prêt à se
voir accuser à tout bout de champ d’avoir frelaté la
marchandise, de pratiquer un métier déshonnête, de
trahir la confiance du lecteur naïf.
Traduttore,
traditore…
« A ce jeu-là, on perd toujours en cours de route
une partie du trésor qui vous a été confié,
rappelait-il. Il faut l’admettre humblement. Et
chercher à gagner autre chose en échange, en ne se
contentant pas, par exemple, d’une traduction qui ne
se voudrait que platement fidèle. Il faut pour cela
chercher à questionner plus que de raison sa propre
langue ; ou, plus exactement, à prendre la plus
juste mesure possible de la distance qui
sépare le génie de la langue de départ de celui du
français. Si j’ai traduit surtout à partir de
l’allemand et de l’anglais, c’est que j’ai fait la
guerre dans ces deux langues : contre l’allemand ;
et avec l’anglais pour allié, c’est vrai, mais dans
un combat pour le moins douteux. Dans les deux cas,
et tout spécialement pour ce qui est de l’allemand,
c’était se mettre à l’école de la plus haute
vigilance ! »
Le fait est que l’Allemagne, au travers de sa route,
fut un peu comme un obstacle vital, salvateur même :
une épreuve dans tous les sens du mot. C’est elle
qui l’obligea à décider de sa vie, à s’engager, à
choisir. Elle lui apporta, comme il se doit, le pire
et le meilleur : l’oppression dans son acception la
plus inhumaine (ou la plus crûment humaine, dirait
son intraitable ami Cioran), mais aussi la
fraternité d’une famille d’esprits de haut vol, tous
façonnés, comme lui, contre cet ordre
oppressif justement, affamés d’un inaccessible
« ailleurs » et misant tout sur cette
inaccessibilité même. C’est elle qui le fit guerrier
– ce qu’il demeura tout au fond de lui-même la paix
revenue (« Mais la paix n’est pas revenue ! »
s’entêtait-il à rappeler). C’est elle enfin qui lui
fit endosser cet inconfortable habit du
traducteur-passeur qu’il porta jusqu’au bout non
comme une livrée mais comme une sainte cuirasse.
Armel Guerne, on l’aura compris, n’aimait pas les
guerres gagnées d’avance. Marquer un intérêt
passionné pour les œuvres de langue allemande en
cette fin des années trente violentées par les
convulsions que l’on sait, c’était compliquer
singulièrement le jeu. Toujours est-il qu’en 1939 sa
décision était prise : il consacrerait sa vie à
rebâtir en français l’œuvre monumentale de Paracelse
– « l’immense Paracelse » –, comme il aimait à dire…
et l’énormité du projet ne faisait qu’aiguiser
l’impatience de ses vingt-huit ans. Les
circonstances en décidèrent autrement. L’imposante
édition allemande du « Docteur merveilleux », qu’un
éditeur d’outre-Rhin venait d’établir avec scrupule,
comptait de nombreux tomes et coûtait fort cher.
Guerne sacrifia ses dernières économies pour se la
procurer. Il eut tout juste le temps d’installer les
lourds volumes sur les rayons de sa bibliothèque
avant de prendre le maquis. Quand il retrouva son
appartement à la Libération, la Gestapo était passée
par là : les précieux bouquins avaient disparu.
L’Histoire, coutumière de semblables ironies, lui
refusait les moyens de réaliser son rêve. Quarante
ans après, Paracelse attend toujours le traducteur
et l’éditeur qui le feront exister dans notre
langue…
On peut cependant s’étonner de voir Guerne, que
l’adversité a toujours fortifié, renoncer si
facilement à un projet qui lui tenait à ce point à
cœur. C’est que les temps avaient changé. L’Europe
de l’après-guerre n’habitait plus le même paysage.
Et chacun s’empressait d’oublier, malgré le sang
versé, pourquoi l’on s’était battu – quand toutefois
l’on s’était battu. L’argent mieux que jamais
occupait le devant de la scène, étalon de toutes les
valeurs d’avenir. Comment, dans ces conditions,
espérer faire entendre la voix d’un homme mort
depuis quatre siècles et dont le discours jamais ne
dévia de la ligne essentielle ! L’heure propice
était passée. En cinq années à peine – mais
l’horreur autorise tous les progrès – l’ombre du
vieil alchimiste s’était fondue dans l’indistinction
d’un passé hors d’atteinte. Mieux valait laisser la
parole à des hommes que nos oreilles fussent encore
capables d’écouter, avant qu’il fût trop tard ; des
hommes dressés eux aussi à souffrir au nom de
l’esprit, niés en leur temps par le troupeau des
bourgeois philistins qui tenait déjà le haut du pavé
au nom du progrès triomphant. C’est ainsi que Guerne
se donna – et nous donna –, en fréquentant les
Romantiques allemands, une famille fraternelle en
laquelle notre époque, si elle n’était pas si
aveuglée, devrait reconnaître quelques-uns de ses
guides les plus sûrs. Ce romantisme-là,
insistait-il, si différent de sa pâle copie
française (Nerval à peu près seul excepté), est très
précisément la nourriture dont nous avons faim
aujourd’hui. A l’aplomb exact de nos hantises,
de nos craintes, de nos désirs informulés, il nous
offre un modèle qu’il est peut-être encore temps de
mettre à profit…
A ceux qui s’étonnaient de l’avoir vu combattre au
péril de sa vie cette Allemagne dont les écrivains
si fort le fascinaient, il répondait
imperturbablement : « Mais c’est parce que j’aime
ces écrivains-là – ces Hölderlin, ces Novalis, ces
Kleist, ces Hoffmann, et puis ces Rilke, ces Trakl –
que j’ai pris les armes contre l’Allemagne : une
Allemagne qui déjà à l’époque de ces insurgés, ne
l’oublions pas, était considérée par eux comme
l’ennemie de l’Esprit ! » Certes il n’était pas le
seul à avoir éprouvé, avant, pendant et après la
guerre, des sentiments aussi violemment ambivalents
à l’endroit du génie allemand. Julien Gracq dans un
tout autre registre (lui aussi traduisit Kleist)
suivit un chemin parallèle ; et Michel Tournier un
peu plus tard. Mais, à la différence de presque
tous, Guerne refusa de concilier les mouvements
contraires de son cœur. Il choisit au contraire
d’exprimer à la face du monde un refus et une
adhésion également extrêmes. Son refus le poussera
d’abord à prendre le maquis contre l’occupant ; et
son désir d’adhésion le conduira ensuite, tout aussi
radicalement, à exercer le métier de traducteur
comme une sorte de sacerdoce. Moine-soldat, on l’a
dit… On peut même avancer, sans trop jouer sur les
mots, que la « traduction » fut pour lui la
poursuite de la guerre – une manière de guerre
sainte – par d’autres moyens. Il s’agissait, dans
l’un et l’autre cas, de rappeler à ses contemporains
que l’Allemagne ne devait pas être forcément
confondue avec cette meute cruelle et peureuse que
l’on venait de voir à l’œuvre, conduite à la curée
par une poignée de tristes délinquants ; il
s’agissait enfin et surtout de faire entendre ces
voix issues du plus profond de l’âme allemande et
qui depuis deux siècles, de Novalis jusqu’à Kafka,
n’avaient jamais cessé justement de témoigner contre
le pire.
Restait qu’il fallait faire parler ces voix en
français, ce qui moins que jamais n’allait de
soi. La langue française n’est pas une maîtresse
facile. Aucune autre, en Europe en tout cas, n’a
l’épiderme aussi sensible : la moindre répétition la
défigure, la plus légère imprécision, la plus
innocente approximation la mettent à mal de façon
rédhibitoire. Idiome d’un pays gâté par la nature et
qui eut la chance d’être une puissance riche et
unifiée à l’heure où ses voisins pleuraient misère
ou se débattaient dans de vieilles rivalités
intestines, le français a imposé très tôt à ses
écrivains des exigences stylistiques dont la plupart
des autres langues se passent fort bien. Exigences
qui sont autant d’armes à double tranchant. Alors
que la langue française, dans la clarté impitoyable
de son discours, se prête admirablement à
l’expression de la pensée, on s’étonne de voir
qu’elle a donné au total si peu de penseurs de
premier rang ; au lieu que l’allemande, en dépit de
son embarras – lequel mettait si fort en rage
Schopenhauer et Nietzsche –, n’a cessé depuis le
xviiie siècle
de tenir au plus haut le flambeau de la philosophie.
C’est qu’il suffit bien souvent en France d’exposer
un brin de pensée singulière – mais de le faire avec
un art aigu – pour être entendu, goûté, fêté. Le
travail accompli avec originalité sur la langue
dispense du risque de penser de façon vraiment
originale. Les philosophes ne sont d’ailleurs pas
les seuls, chez nous, à avouer pareille
insuffisance. Les poètes français, Bachelard nous
l’a magistralement révélé, ont souvent le plus grand
mal à acclimater sans tricher la spontanéité de
leurs visions dans une langue à ce point armée
contre l’humaine faiblesse ; de sorte que les
Allemands d’aujourd’hui ont quelque peine à
comprendre qu’un pays si bien inspiré en tant de
domaines ait fourni une si piètre poésie au long des
trois siècles qui s’étendent, en gros, de Ronsard à
Baudelaire.
Être lui-même poète (et quel !) aura finalement été
à Guerne du plus grand secours à l’heure de
transposer d’une langue à l’autre des textes qui ne
ressortissaient pourtant pas toujours au domaine de
la poésie. Le tout était selon lui de prêter une
oreille attentive, musicale si possible, fraternelle
en tout cas, à celui qui avait parlé en premier :
l’auteur et lui seul, dont il fallait parvenir à
faire reconnaître la voix, à la distinguer de toutes
les autres, pour lui restituer en français sinon une
consonance originale, au moins cette sorte de
« grain » expressif qui la rende aussitôt familière
à de nouvelles oreilles. Une opération dont il ne se
cachait pas les risques ; tout particulièrement,
bien sûr, lorsqu’il s’agissait d’acclimater l’œuvre
d’un poète.
Écoutons-le plutôt :
« … Lorsque le poème, dans son langage premier-né, a
subi au surplus la greffe délicate qui le change
d’espèce et veut le faire parler dans une autre
langue, tous les secours de cette première vie lui
seront à jamais fermés. Pas de milieu. Pas de
quartiers. Ou bien il meurt de l’opération, ou il
prend un surcroît d’énergie et il acquiert
nécessairement quelque chose dans son nouveau
sang. »
Ceux qui l’ont lu au service de Novalis pour le
domaine de la langue allemande, de Melville ou de
Kawabata ailleurs, écrivains avec lesquels il se
sentait tout naturellement en harmonie, savent à
quel point il était capable de réussir dans cet
office délicat de jardinier des âmes. C’est qu’il
n’y fallait pas que de la délicatesse ; mais aussi,
mais surtout la conviction que cette transplantation
hasardeuse était commandée désormais, l’époque étant
ce qu’elle est, par un impératif d’urgence extrême.
Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler ce
qu’il en dit dans son « Novalis ou la vocation
d’éternité » :
« Ce que je veux dire encore, parce qu’il ne
convient pas de mentir aux agonisants et que notre
langue française, tout comme l’allemande, est en
train de mourir, c’est que le passage de l’allemand
au français est infiniment plus ardu et pose des
problèmes souvent à peu près insolubles, alors que
la transition inverse se fait beaucoup plus
naturellement. Que telles sont les raisons mystiques
qui appelaient, comme nécessité spirituelle
implicite, non pas la naturalisation proprement
impensable, mais la re-pensée en français, dans tout
ce qu’elle peut avoir de légitime, de la pensée de
Novalis, qui aspire parfois à des gestes, à des
mouvements qu’empêtre ou que gêne aux entournures
son costume allemand. Je sais que cela peut paraître
absurde et je conviens bien volontiers qu’il est
incongru de le dire, mais il est incontestable que
l’œuvre de Novalis avait quant à elle,
intérieurement, sa raison d’être en français (et non
pas seulement comme un échantillon d’une chose
étrangère) – une sorte de besoin initial, dont la
satisfaction lui donne ou lui « rend » quelque
chose, en dépit de tout ce que lui fait perdre au
passage, sous la seule responsabilité du re-penseur,
la re-pensée, et par la seule faute du traducteur,
la traduction. »
A cet exercice, on le devine, la plate
« connaissance de la langue » est loin de suffire.
Guerne cachait d’ailleurs peu qu’il parlait
médiocrement et l’anglais et l’allemand (sa compagne
Ellen Nadel, d’origine berlinoise, lui prêtait
parfois main forte quand il s’agissait d’éclairer
dans cette dernière langue tel passage ardu ou
obscur). Mais là n’était pas à ses yeux
l’essentiel : il lui arriva bien souvent de traduire
(avec l’aide d’un « spécialiste ») à partir d’une
langue dont il ne connaissait pas un traître mot – à
partir du tchèque, du tibétain, du japonais… Ses
réussites, en ces singulières occurrences, n’étaient
pas moins étonnantes. L’important à ses yeux était
qu’une rencontre eût lieu.
Ainsi avec Kawabata. Un éditeur parisien, parmi ceux
qui savaient apprécier sa manière, lui soumet un
jour la traduction d’un roman japonais. L’auteur,
Yasunari Kawabata, à peu près inconnu en France, est
considéré comme un maître dans son pays et a
rencontré un succès d’estime aux
états-Unis.
La traduction française que l’éditeur a fait établir
à partir de la version américaine n’est pas
satisfaisante et l’on demande à Guerne de la revoir.
Ce dernier se déclare incapable de la remettre
d’aplomb, quelque effort qu’il fournisse : l’œuvre a
subi trop de transvasements successifs, et
probablement hâtifs, pour que l’on puisse s’y
retrouver. Mais le « passeur » a lu avec attention :
derrière le double écran de l’anglais et du
français, il sent un grand texte bouger. Il demande
qu’on lui procure un exemplaire de l’original
japonais, et avec l’aide de Bunkichi Fujimori, qui
prépare à son intention un mot à mot scrupuleux et
accepte de répondre à toutes ses questions, il
s’attelle à la tâche. Quelque mois plus tard paraît
Pays de neige , et les lecteurs français ont
la chance de découvrir d’emblée le vrai visage de
Kawabata, huit ans avant que celui-ci ne reçoive le
prix Nobel.
Guerne déplorait plus que tout la baisse tragique de
la qualité des traductions en France depuis la
guerre. Il savait mieux qu’un autre que la première
pierre n’était pas forcément à jeter aux traducteurs
eux-mêmes, lesquels dans la majorité des cas,
considérés comme tâcherons de bas étage et payés
comme tels, se voient contraints pour survivre de
produire à la hâte des sortes de mot à mot plus ou
moins « améliorés » – dont les éditeurs au reste se
contentent fort bien. La carence du traducteur
n’était pas selon lui la cause du drame mais plutôt
l’un de ses effets. C’est en amont que se situait la
vraie source du mal : non dans le laxisme
professionnel de telle ou telle partie en cause, non
dans la méfiance paresseuse que les Français
témoignent depuis toujours à l’égard de ce qui vient
de l’étranger, mais bien dans la désaffection où ils
tiennent désormais leur propre langue. Pour Guerne,
la véritable trahison du traducteur ne provient pas
tant de sa plus ou moins bonne compréhension de la
langue de l’Autre (les contresens de Baudelaire et
de Mallarmé n’ont guère altéré l’exactitude de leur
vision de l’œuvre de Poe) mais de sa démission
devant les exigences centrales du français lui-même.
Symptôme alarmant entre tous, car un peuple qui a
perdu le juste usage de sa langue est un peuple qui
s’est déjà perdu.
Toutes les traductions qu’aura signées l’homme qui
pensait de la sorte nous crient, pour peu que nous
veuillons bien tendre l’oreille, que demain il sera
trop tard. « Jours de l’Apocalypse » : tels furent,
au fond, tous ceux de cette vie sans cesse alertée.
Patmos, de façon visible ou non, est toujours à
l’horizon de sa poésie – comme à celui des grands
lyriques prophétiques du
xvie siècle
français (Du Bartas, D’Aubigné) dont ses vers
prolongent parfois étrangement l’écho : il s’était
étonné qu’on fasse un jour ce rapprochement devant
lui, qui avait si bien rompu avec le passé huguenot
de sa famille, mais n’avait rien dit contre… Il
professait au reste qu’on n’est digne de vivre sur
cette drôle de planète qu’autant qu’on s’est trouvé
des frères, et point seulement dans son temps. Sa
route n’avait pas toujours été celle d’un
solitaire : il avait révéré en Bernanos l’homme non
moins que l’écrivain ; il s’était fait, chemin
faisant, des compagnons de qualité et fidèles
(Masson, Cioran). Mais il considérait aussi bien
comme d’authentiques rencontres, de ces
aubaines qui éclairent d’un vrai jour, d’un jour
vivant, les saisons d’une existence, le fait d’avoir
quasi physiquement côtoyé, hors l’espace et le
temps, quelques défunts de belle carrure : de
l’Anglais anonyme qui, au
xive siècle,
avait rédigé le Nuage d’Inconnaissance (la
traduction dont il était secrètement le plus fier),
à Shakespeare, à Hölderlin, à Stevenson et jusqu’à
Rilke tout près de nous. « Est-ce ma faute ? Quoi
que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis,
ou Bernanos ou tel autre – les familles d’esprits).
Et comme ce n’est que moi qui le pense, c’est aussi
celui-là que j’aime et que j’admire, heureux de
n’être pas tout seul. Un mot d’André Masson a régné
sur toute ma vie ; deux lignes de Bernanos m’ont été
un commandement. »
A nous à présent de lui retourner cette politesse,
qui n’est autre que celle du cœur. Guerne est parti
il y a vingt-cinq ans. Il nous a manqué, c’est sûr ;
et du train où va le monde, il nous manquera demain
un peu plus encore. Mais, ayant œuvré au total moins
pour lui que pour les autres, c’est peu de dire
qu’il ne nous laisse pas seuls : le vieux passeur,
l’ermite de Tourtrès qui feignait si bien de tourner
le dos au monde, ne cultivait la solitude que pour
mieux peupler notre désert.
jean-pierre sicre
Directeur des éditions Phébus |