C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle de ses
travaux de traductions dans une lettre du 24 avril
1965 adressée au père Dom Claude Jean-Nesmy Ce
sentiment durera. Une correspondance houleuse entre
Henri Parisot, chargé du service étranger chez
Flammarion et de la collection « L’Âge d’Or » et
Armel Guerne en témoigne, ainsi que ses lettres à
Cioran et Dom Claude.
Dans sa lettre du 30 novembre 1964 Parisot, qui
correspond avec Guerne depuis 1945, informe Guerne
qu’il envisage la traduction des « Contes
populaires allemands (complets) des frères Grimm ».
A Cioran le 6 déc. 1964
[…] J’aurai peut-être aussi (pour distraire Mme
Guillemin) les contes des Grimm « complets » à
faire. La retombée en enfance ! Déjà… […]
Ce projet est à nouveau évoqué le 17 mai : «… pour
ce qui est de Grimm, depuis ma dernière lettre, le
projet semble devoir refaire surface, quelqu’un
ayant fait remarquer à Monsieur Flammarion que le
texte pourrait être réutilisé par la suite dans la
collection Garnier-Flammarion de classiques de
poche. L’édition allemande complète, que je possède
à présent, comporte 750 pages de contes et 80 pages
de notes (dont la traduction serait facultative).»
A Cioran, le 6 juillet 1965
[…] Que ferez-vous cet été ?
Pour moi la chose est confirmée : Grimm sera mon
prochain bagne. Je viens de toucher mes droits
d’auteur 1964 : 58,60. Oui.
On a acheté onze Testament de la perdition,
trente-neuf La Nuit veille et trois Romantiques
allemands. Mais la presse est unanime : il n’y a
plus de poètes maudits. Alors…traduisons. (Et vive
la pétanque !) De cœur à vous.
A Cioran le 30 juillet 1965
[…] Je n’ai pas encore commencé à Grimm…acer. Cela
viendra. […]
A Cioran le 5 octobre 1965
[…] Je regarde passer les palombes… Cela met un peu
d’air dans le prussien des Grimm. Et la traduction
serait bonne si le siècle avait cent ans de moins !
[…]
Le 25 novembre le premier volume est traduit.
Flammarion attend la traduction complète pour
décider d’une édition en deux ou trois volumes
Mon cher Mongol Extérieur, le 16 janvier 1966
Je ne voulais pas lever le nez des Contes de Grimm
avant d’en avoir fini avec le deuxième volume. Ce
soir, dans la neige d’hiver qui fond, c’est la fête
mouillée de ce terminus. Encore un, et basta ! […]
Le 3 février 66 H. Parisot accuse réception de la
seconde tranche et propose pour le titre général :
Grimm (ou bien : X… et X… Grimm) / CONTES / Première
traduction intégrale / par / Armel Guerne /
Collection « L’Âge d’Or » / Flammarion.
A Cioran, le 20 février 1966
[…] Grimm à finir pour le 1er avril, il
faut que je pédale. […]
6 avril 1966 Parisot s’enquête du tome III des
Contes.
le 3 mai 1966.
Mon cher Guerne,
Je suis très ennuyé de devoir vous
communiquer le « verdict » de Pierre B…, directeur
littéraire des Éditions Garnier, qui a examiné
quatre de vos traductions des Contes de Grimm. M. B…
estime que vous avez pris avec le texte original des
libertés qui ne se justifient pas toujours. Il vous
reproche d’avoir « mignardisé » le texte comme s’il
s’agissait d’une traduction destinée aux enfants,
alors que justement celle-ci s’adresse aux adultes.
Par exemple il vous reproche d’avoir traduit Hansel
et Gretel par Petit-Jeannot et Petite-Margot,
c’est-à-dire d’avoir traduit deux noms par deux
surnoms discutables. Il vous reproche d’avoir en
quelque sorte commenté le texte de Grimm en
introduisant dans votre version des passages et des
explications qui ne figurent pas dans le texte
allemand. Bref, il vous reproche de n’avoir pas
toujours serré le texte d’assez près. Parmi les
exemples qu’il m’a donnés, certains m’ont paru
contestables et je ne me suis pas fait faute de les
contester. D’autres m’ont, je l’avoue, désarmé dans
la mesure où je devais me fier au sens indiqué par
Pierre B… et dont votre version semblait s’éloigner
sans raison précise. Mais le mieux à faire, me
semble-t-il, est de vous renvoyer le tome premier
(duplicata) de votre traduction avec les feuillets
sur lesquels Pierre B… a consigné des critiques.
Après examen de celles-ci, ayez l’obligeance de me
faire savoir si vous jugez bon d’en tenir compte et
de revoir toute votre traduction en fonction de ces
critiques, qu’il a proposé d’étendre à tous les
autres contes si nous le désirons (mais combien de
temps y passerait-il ?) Bien entendu, si vous
consentiez à cette révision, outre que votre texte
ne pourrait qu’y gagner, cela permettrait de le
réimprimer dans la collection Garnier-Flammarion et,
partant, pour vous, d’en tirer un profit
supplémentaire non négligeable, les volumes
Garnier-Flammarion atteignant généralement des
tirages incroyables. Sinon, non seulement l’ouvrage
ne sera pas repris dans la collection Garnier, mais
encore nous risquons fort de perdre la subvention
qui avait été plus ou moins promise par la Caisse
des Lettres pour les prochains volumes de L’Âge
d’Or, les gens de cette caisse étant, paraît-il,
plus pointilleux encore que Pierre B… en fait
d’exactitude.
Voulez-vous me faire savoir dès que
possible ce que vous aurez décidé ? Sans perdre de
vue le fait que votre traduction risque d’être la
seule complète en librairie pour un laps de temps
considérable. […]
Paris, le 6 mai 1966.
Mon cher Guerne,
Il me semble que vous me
répondez prématurément – puisque vous n’avez pas
encore reçu les critiques de Pierre B… – et à côté
de la question, car je ne songe pas à vous mettre en
accusation ni à vous donner des leçons de
traduction. Simplement, comme je vous l’ai dit,
Pierre B… m’a cité plusieurs passages dont la
version proposée par lui paraissait plus simple ou
plus plausible que celle proposée par vous. Vous
sachant capable de trouver toujours la meilleure
solution à n’importe quel problème de traduction,
j’ai pensé qu’en l’occurrence vous aviez dû
travailler un peu vite, le texte de Grimm vous
paraissant littérairement sans grande valeur et le
tarif actuel du travail de traduction ne permettant
peut-être pas de lui consacrer tout le temps
souhaitable. J’espérais donc – et j’espère encore
envers et contre tout – qu’après avoir pris
connaissance des remarques de Pierre B…, vous
prendriez ou prendrez la peine de relire votre texte
d’un œil critique et de l’améliorer partout où c’est
possible, toute traduction (surtout si récemment
écrite) étant perfectible, comme vous le dites si
justement.[…]
le 23-5-66.
Mon cher Guerne,
Accablé de besognes diverses, je n’ai
pas encore eu le temps de regarder de près les
critiques que l’on vous a faites, ni vos réponses à
ces critiques. Toutefois, je me souviens au moins
d’un exemple dans lequel vous ne semblez pas avoir
raison. Il s’agit d’un mot allemand que vous avez
traduit « chattière » [sic], alors qu’il s’agirait
de la partie inférieure d’une de ces portes en deux
parties comme on en voit souvent dans les fermes. Il
est bien évident qu’un enfant qui sort en passant
par ce bas de porte est un enfant normal, alors que
celui qui sort par une chatière est un Lilliputien,
ce qui change complètement le sens du conte.
Baudelaire a fait une traduction
excellente de Poe malgré les contresens qu’il
y a introduits. N’empêche qu’il est bien dommage que
quelque pédant de l’époque ne lui ait pas donné une
leçon d’anglais sur son manuscrit des Histoires
extraordinaires. Si ce pédant avait pu
intervenir, et si Baudelaire avait bien voulu tenir
compte de ses suggestions, nous aurions sans doute
une traduction parfaite de Poe, au lieu d’un
excellent à-peu-près. Voilà pourquoi je ne
comprends pas que vous refusiez de mettre à profit
ne serait-ce qu’une faible part des critiques que
l’on vous a faites. […]
le 31 mai 66.
Mon cher Guerne,
Vous vous trompez en croyant que je n’ai pas pris
connaissance de ce que vous m’avez écrit. Mais cela
ne changeait rien au fait que la moitié inférieure
d’une porte en deux parties ne saurait s’appeler une
chatière et que vous avez trop le sens du mot
propre pour soutenir le contraire de bonne foi,
fût-ce en tirant à vous au maximum la mauvaise
définition du Larousse illustré. Je vois mal, par
ailleurs, ce que ma comparaison de votre travail
avec celui de Baudelaire pourrait avoir d’offensant
pour vous, à moins de supposer que l’amour-propre
excessif que je vous ai toujours connu ne soit en
train de prendre avec l’âge des proportions
démesurées.
Ceci dit, j’ai dû soumettre votre réponse à notre
Direction qui, devant votre position, m’invite à
vous demander :
1°) Si vous êtes bien d’accord, comme semblait
l’indiquer une de vos précédentes lettres, pour que
l’on fasse revoir et corriger votre traduction par
un germaniste qualifié ?
2°) Si dans ce cas vous admettez que le nom du
correcteur figure à côté du vôtre dans une formule
du genre : Texte français par Armel Guerne, avec la
collaboration de Untel ; ou si, au contraire, vous
préférez que votre nom disparaisse tout à fait du
« générique » de l’ouvrage remanié ?
On me prie par ailleurs de vous faire remarquer que
votre contrat prévoit la fourniture, par vos soins,
des textes publicitaires que j’ai eu la courtoisie –
jugée excessive – de ne vous demander qu’après
règlement du dernier à-valoir prévu et que
maintenant vous prétendez me refuser en indiquant la
raison la plus absurde qui soit, à savoir que les
termes –si mesurés, pourtant – de ma dernière lettre
vous auraient dégoûté des Contes de Grimm !
Fidèlement H.P.
A Dom Claude. Le 4 juin 1966
L’acharnement avec lequel s’est mise à me persécuter
l’imbécillité hargneuse d’un médiocre ou la
médiocrité rageuse d’un imbécile, depuis l’instant
que je m’étais débarrassé des Contes de Grimm en les
lui envoyant, […]
Paris, le 23-6-66
Mon cher Guerne,
J’ai bien reçu les deux petits textes publicitaires
pour les Contes de Grimm. Merci.
En ce qui concerne votre traduction, notre Direction
littéraire a décidé, puisque vous ne souhaitez pas
la revoir vous-même, de la soumettre à un germaniste
pour qu’il en vérifie la fidélité et pour qu’il
propose des variantes pour les passages dont vous
auriez éventuellement faussé le sens. Selon
l’importance et la qualité de son intervention [,]
son nom serait soit associé au vôtre, soit passé
sous silence (à supposer, bien entendu, que vous ne
désavouiez pas ses corrections). Il n’a pas dépendu
de moi que soit prise une autre décision.
A Cioran , le 15 juillet 1966
[…] J’ai subi des persécutions inouïes et des
tracasseries sans nom depuis que je croyais en avoir
fini avec ces Contes des frères Grimm ; lettre sur
lettre- à quoi il faut toujours répondre, sans
parler des rages qu’il faut épuiser en soi, jusqu’à
en perdre le sommeil (Dieu ! que la nuit est donc
propice aux déchaînements des plus folles fureurs)
après ces assauts imbéciles. J’en suis à m’opposer,
maintenant, à ce que mon texte soit « revu » par un
« germaniste ».
A Dom Claude. Le 16 juillet 1966
[…] En outre, je m’étais avancé si profondément au
cœur de ces Jours de l’Apocalypse, j’étais si bien à
l’écoute qu’un déchaînement diabolique s’est acharné
sur moi sous la forme de persécutions enragées,
tracasseries incroyables, critiques imbéciles,
offenses diverses, etc. de la part de l’éditeur pour
lequel j’avais achevé ma traductions des Contes de
Grimm et qui remet sans cesse tout en question. Il
m’a fallu tout envoyer promener brutalement, à la
fin, pour essayer de reconquérir, sinon ma sérénité
intérieure, du moins l’espace et la tranquillité où
la loger si elle doit m’être rendue. Une certaine
bassesse me laisse sans défense, et j’ai beau savoir
que c’est le Diable qui est là-dessous : j’ai eu des
nuits entières secoués par de folles colères.[…]
Le 13 septembre 1966
Mon cher Guerne,
Sauf opposition imprévue de la Direction, j’ai
l’intention de faire mettre en composition, ces
jours-ci, pour la collection L’Âge d’Or (et sans
corrections) votre version des Contes de
Grimm.
A Cioran, le 31 octobre 1966
[…] Les emm. du côté des Contes de Grimm ont l’air
d’avoir cessé depuis que je les envoyés ch…anter.
Amen.
Vôtre : AG
A Cioran, le 10 janvier 1967
[…] Je vais me mettre au Choix de Nerval, dès que
j’aurai fini de corriger les épreuves de cet
exécrable Grimm. Ô le Boche !
Bien à vous
Trente-sept lettres d’Henri Parisot, du 14 octobre
1964 au 9 septembre 1968, permettent de suivre les
aléas de l’édition intégrale en français des Contes
populaires allemands des frères Grimm.
L’orage passera, Guerne et Parisot poursuivront une
correspondance plus sereine jusqu’en 1974.
L’ouvrage paraîtra en 2 volumes, 204 x 147mm,
broché, 510 p. avec une couverture illustrée par Max
Ernst. La date d’achevé d’imprimer mentionne février
1967 [ !]. Texte français et présentation par
Armel Guerne.
En 1970 Guerne dédiera un exemplaire en ces termes :
à
Charles Le Brun pour qu’il conserve sous les
étendards déchirés de demain la certitude, avec LES
CONTES / Kinder- und Hausmärchen que l’innocence et
la candeur de l’enfance sont, comme toute sagesse,
pleines d’atrocités et de splendeur, de cruautés et
de merveille […]. |