Henry Corbin est né à Paris en 1903, dans une famille protestante
– sa mère mourra quelques jours après sa naissance. Une licence de
philosophie en 1925 et des cours avec Gilson l’orientent vers l’étude
de l’arabe (Langues O) et l’École pratique des Hautes Études d’où
il sort diplômé en 1928. La même année, il entre à la Bibliothèque
Nationale où il rencontre Louis Massignon dont « une
inspiration du ciel » va décider de sa vocation : « Je
lui parlais des raisons qui m’avaient entraîné comme philosophe à
l’étude de l’arabe, des questions que je me posais entre la
philosophie et la mystique, de ce que je connaissais, par un assez pauvre
résumé en allemand, d’un certain Sohravardî… Alors Massignon eut
une inspiration du ciel. Il avait rapporté d’un voyage en Iran une édition
lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq :
« la Théosophie orientale ». Avec les commentaires, cela
formait un gros volume de plus de cinq cents pages. « Tenez, me
dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous. »
Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune shaykh al-Ishrâq qui ne
m’a plus quitté au cours de ma vie ». De cet épisode date
« l’initiation » de Henry Corbin. Car Sohravardî incarne
une certain « style de conscience et de vie spirituelle »
auquel Henry Corbin restera fidèle toute sa vie, en notant d’ailleurs
que le sens et la portée de la philosophie du shaykh al-Ishrâq débordent
son cadre : « Elle est une forme de l’aventure humaine,
qu’il importe à l’homo viator de méditer spécialement de nos
jours. » Les années suivantes le verront suivre les cours des
Massignon, Gilson, Puech, Benveniste, Koyré et accomplir plusieurs séjours
en Allemagne où il découvre l’œuvre du philosophe Heidegger –
qu’il rencontrera à plusieurs reprises et dont il sera le premier traducteur en France – Qu’est-ce
que la métaphysique ? en 1939. Il se marie en 1933 avec
Stella Leenhardt, « Stella matutina », à qui il dédicacera
son œuvre majeure, En Islam iranien, en 1971, en ces termes :
« Stellae consorti dicatum ». Parmi les amitiés de ces
années, il faut signaler celle de Nicolas Berdiaev.
En
1939, il part pour une mission de six mois à l’Institut français
d’archéologie d’Istanbul où la guerre le retiendra finalement
jusqu’en 1945. C’est là qu’il préparera l’édition des œuvres
de Sohravardî. A la mi-septembre, il part pour Téhéran et lance le
projet d’un département d’Iranologie au sein du nouvel Institut français.
Il en assurera la direction jusqu’en 1954 et créera la fameuse « Bibliothèque
iranienne ».
Il
donne sa première conférence à Ascona en 1949, inaugurant une
collaboration qui durera jusqu’à sa mort.. Eranos a représenté
infiniment pour Henry Corbin : « Ce que nous voudrions appeler
le sens d’Eranos, et qui est aussi tout le secret d’Eranos, c’est
qu’il est notre être au présent, le temps que nous agissons
personnellement, notre manière d’être. C’est pourquoi nous ne sommes
peut-être pas « de notre temps », mais nous sommes beaucoup
mieux et plus : nous sommes notre temps. Et c’est pourquoi Eranos
n’a même pas de dénomination officielle ; ni de raison sociale
collective. Ce n’est ni une Académie, ni un Institut, pas même quelque
chose que l’on puisse, suivant le goût du jour, désigner par des
initiales. Non, ce n’est pas un phénomène de notre temps ». Il
faut savoir que pendant quelque cinquante ans la propriété de Madame Fröbe-Kapteyn,
à Ascona, « sur les rives du lac majeur », a été le centre
symbolique d’une communauté de chercheurs spirituels, parmi lesquels on
peut citer outre Corbin, Massignon, Jung, Denis de Rougemont, Rudolf Otto,
Gershom Scholem, Mircea Eliade, etc.
A
partir de 1955, Henry Corbin partagera son temps entre Paris et Téhéran,
entre son enseignement à l’École des Hautes Études (de janvier à
juin) et la direction du Département d’Iranologie de l’Institut
franco-iranien (docteur honoris causa de l’Université de Téhéran en
1958). En 1959, paraît son Imagination créatrice dans le soufisme
d’Ibn ‘Arabî dont la rédaction fut, selon ses propres termes,
« un nouveau point de départ, un moment privilégié dont la clarté
illumina la route suivie depuis lors » et, en 1961, grâce à
Marie-Madeleine Davy, Terre céleste et corps de résurrection. Ces
deux ouvrages connaîtront l’un et l’autre une deuxième édition,
respectivement en 1975 et 1978. Il convient de s’y attarder, parce
qu’elles permettent de préciser la « notion » fondamentale
dans l’œuvre de Corbin de « monde imaginal ».
Dans
le premier de ces ouvrages, il dira : « Que l’on entende pas
le mot « images » au sens où de nos jours on parle à tort et
à travers d’une civilisation de l’image ; il ne s’agit jamais
là que d’images restant au niveau des perceptions sensibles, nullement
de perceptions visionnaires. Le mundus imaginalis de la théosophie
mystique visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de
la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de
l’intuition intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde
médian et médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire
sacrale et prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce
monde-là que ces événements ont lieu, ont leur « lieu ».
Dans
le second qui aura changé de titre, à la faveur de sa réédition, Corps
spirituel et terre céleste, le prélude à la deuxième édition
s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal ». On y lit
ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales »
se définit par « leur situation médiane et médiatrice entre le
monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise
les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les
formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde
imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part
avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui
d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là
où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant
que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »
De
là ce qui donne une indication claire – et sur laquelle il faudra
revenir, quand il sera question des Fidèles d’amour – de ce qu’est
une vision : « Si un Nom divin ne peut être connu que dans la
forme concrète qui en est la théophanie, de même toute Figure divine
archétype ne peut être contemplée que dans une Figure concrète –
sensible ou imaginale – qui la rende visible extérieurement ou
mentalement ».
On
peut donc dire que le plus remarquable chez Henry Corbin est sans doute
d’avoir « revivifié » pour l’Occident ce mundus
imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens ni le
monde abstrait de l’intellect » – dont la notion – et donc la réalité
– s’était éclipsée depuis plusieurs siècles de pieux agnosticisme
et de Lumières. Or, on conviendra qu’il s’agit de quelque chose qui
éclaire considérablement le sens de notre pèlerinage vers nos origines,
vers l’Orient, cette nostalgie du « paradis perdu », qui
aiguise notre sentiment d’exil en ce monde et avive, pour les uns, le désir
eschatologique du monde à venir, pour les autres, l’attente de leur délivrance.
D’autres ouvrages seront publiés, après 1959, qui récapitulent
l’ensemble des travaux de Henry Corbin en matière d’ésotérisme –
de gnose. Or, il est indispensable de bien comprendre que l’ésotérisme
vu par Henry Corbin, c’est la théosophie mystique et surtout la gnose,
en relation avec l’enseignement qu’il avait retiré de la fréquentation
des textes ismaéliens et qui lui fera affirmer : « La gnose
shî’ite est par excellence l’ésotérisme de l’Islam ».
En cela, bien sûr, Henry Corbin parait fort éloigné de René Guénon et
de l’ésotérisme « traditionnel » tandis qu’en termes
d’ésotérisme chrétien, cette orientation de son œuvre l’inscrit
dans la lignée de Swedenborg, de Novalis, et surtout de Jacob Boehme.
Parmi
ces ouvrages, il faut citer, par exemple, son Histoire de la
philosophie islamique, en 1968. C’est aussi son Anthologie des
philosophes iraniens depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours.
Ce sont surtout ses quatre volumes d’En Islam iranien, à
partir de 1971. En 1974 vient sa retraite universitaire pendant laquelle
il continue à donner des conférences et à séjourner en Iran. Il fonde
aussi à Paris une Université Saint-Jean de Jérusalem qu’il définit
comme un « Centre international de recherche spirituelle comparée »
et qui ne lui survivra guère. Il meurt à Paris le 7 octobre 1978.
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