Henry Corbin est né
à Paris le 14 avril 1903, dans une famille protestante – sa mère mourra
quelques jours après sa naissance. Une licence de philosophie en 1925 et
des cours avec Gilson l’orientent vers l’étude de l’arabe (Langues O) et
l’École Pratique des Hautes Études d’où il sort diplômé en 1928.
La même année, il
entre à la Bibliothèque Nationale où il rencontre Louis Massignon dont
« une inspiration du ciel » va décider de sa vocation : « Je lui
parlais des raisons qui m’avaient entraîné comme philosophe à l’étude de
l’arabe, des questions que je me posais entre la philosophie et la
mystique, de ce que je connaissais, par un assez pauvre résumé en
allemand, d’un certain Sohravardî… Alors Massignon eut une inspiration du
ciel. Il avait rapporté d’un voyage en Iran une édition lithographiée de
l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq : « la Théosophie
orientale ». Avec les commentaires, cela formait un gros volume de plus de
cinq cents pages. « Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre
quelque chose pour vous. » Ce quelque chose, ce fut la compagnie du jeune
shaykh al-Ishrâq qui ne m’a plus quitté au cours de ma vie ».
De cet épisode date ce qu’on pourrait appeler la naissance spirituelle de
Henry Corbin, en ce sens, comme il le dira lui-même, que par cette
rencontre, « [son] destin pour la traversée de ce monde était scellé ».
Sohravardî incarne, en effet, un certain « style de conscience et de vie
spirituelle » auquel Henry Corbin restera fidèle toute sa vie, qui ajoute
d’ailleurs que le sens et la portée de la philosophie du shaykh al-Ishrâq
débordent son cadre : « Elle est une forme de l’aventure humaine, qu’il
importe à l’homo viator de méditer spécialement de nos jours. »
Les années
suivantes, jusqu’en 1936, le voient suivre les cours de Massignon, Gilson,
Puech, Benveniste, Koyré, à Paris et surtout accomplir plusieurs séjours
en Allemagne, à Bonn, Hambourg et Marburg, où il découvrira Swedenborg,
« dont l’œuvre immense, dira-t-il, allait ainsi m’accompagner tout
au long de ma vie », et où il fera la connaissance de Rudolf Otto, en
1930 : « Comment dire l’éblouissement d’un jeune philosophe débarquant à
Marburg au début de juillet 1930 ? L’enchantement des lieux, de cette
« colline inspirée » ne vivant que par et pour l’Université, les
magnifiques forêts alentour… ». Quelques années plus tard, c’est à
Freiburg, durant le printemps 1934, qu’il rendra visite au philosophe
Heidegger – qu’il rencontrera à plusieurs reprises ensuite et dont il sera
le premier traducteur en France, avec Qu’est-ce que la métaphysique ?
en 1939.
L’Iran et
l’Allemagne furent assurément les deux patries d’élection de Henry Corbin.
L’essentiel, toutefois, est de comprendre, comme il y invite lui-même, que
ces deux patries furent, dans sa vie, « les points de repères
géographiques d’une Quête qui se poursuivait en fait dans les régions
spirituelles qui ne sont point sur nos cartes. » Il dira à ce sujet : « Je
ne suis ni un germaniste ni même un orientaliste, mais un philosophe
poursuivant sa Quête partout où l’Esprit le guide. S’il m’a guidé vers
Freiburg, vers Téhéran, vers Ispahan, ces villes restent pour moi
essentiellement des « cités emblématiques », les symboles d’un parcours
permanent ».
Henry Corbin s’était
marié en 1933 avec Stella Leenhardt, « Stella matutina », à qui il
dédicacera son œuvre majeure, En Islam iranien, en 1971, en ces
termes : « Stellae consorti dicatum ». Parmi les amitiés de ces
années, il faut signaler celle de Jean Baruzi et surtout celle du
philosophe russe Nicolas Berdiaev. C’est de lui qu’il tient l’idée d’une
Eglise de Jean succédant à l’Eglise de Pierre, qui inaugurerait le règne
du Paraclet (selon Joachim de Flore) et qui serait, « non pas la tutrice
des pauvres », mais l’Eglise éternelle et mystérieuse « découvrant en elle
le vrai visage de l’homme et de son extase vers les sommets ».
En 1939, Henry Corbin part pour une
mission de six mois à l’Institut français d’archéologie d’Istanbul où la
guerre le retiendra finalement jusqu’en 1945. C’est là qu’il préparera
l’édition des œuvres de Sohravardî : « Au cours de ces années, pendant
lesquelles je fus le veilleur du petit Institut français d’archéologie mis
en veilleuse, j’appris les vertus inestimables du Silence, de ce que les
initiés appellent la « discipline de l’arcane » (en persan ketmân).
L’une des vertus de ce Silence fut de me mettre seul à seul en compagnie
de mon shaykh invisible (…). A longueur de jour et de nuit, je traduisis
de l’arabe (…). Au bout de ces années de retraite, j’étais devenu un
Ishrâqî, et l’impression du premier tome des œuvres de Sohravardî était
presque achevée ».
A la mi-septembre 1945, il part pour Téhéran et lance le projet d’un
département d’Iranologie au sein du nouvel Institut français. Il en
assurera la direction jusqu’en 1954 et créera la fameuse « Bibliothèque
iranienne ».
Pendant quelque cinquante ans la propriété
de Madame Fröbe-Kapteyn, à Ascona, « sur les rives du lac majeur », en
Suisse, a été le centre symbolique d’une communauté de chercheurs
spirituels, parmi lesquels on peut citer outre Corbin, Massignon, Jung,
Denis de Rougemont, Rudolf Otto, Gershom Scholem, Mircea Eliade, etc.
Henry Corbin a donné sa première conférence à Ascona en 1949, inaugurant
une collaboration qui durera jusqu’à sa mort. Or, Eranos a représenté
infiniment pour lui : « Ce que nous voudrions appeler le sens d’Eranos,
et qui est aussi tout le secret d’Eranos, c’est qu’il est notre être au
présent, le temps que nous agissons personnellement, notre manière d’être.
C’est pourquoi nous ne sommes peut-être pas « de notre temps », mais nous
sommes beaucoup mieux et plus : nous sommes notre temps. Et c’est pourquoi
Eranos n’a même pas de dénomination officielle ; ni de raison sociale
collective. Ce n’est ni une Académie, ni un Institut, pas même quelque
chose que l’on puisse, suivant le goût du jour, désigner par des
initiales. Non, ce n’est pas un phénomène de notre temps ».
A partir de 1955, Henry Corbin partagera
son temps entre Paris et Téhéran, entre son enseignement à l’Ecole
Pratique des Hautes Etudes (de janvier à juin),
où il succèdera à Louis Massignon, à la Section des Sciences Religieuses,
et la direction du Département d’Iranologie de l’Institut franco-iranien
(docteur honoris causa de l’Université de Téhéran en 1958).
En 1959, paraît son Imagination
créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî dont la rédaction fut, selon
ses propres termes, « un nouveau point de départ, un moment privilégié
dont la clarté illumina la route suivie depuis lors », puis en 1961, grâce
à Marie-Madeleine Davy, Terre céleste et corps de résurrection
.
Ces deux ouvrages connaîtront l’un et l’autre une deuxième édition,
respectivement en 1975 et 1978.
D’autres ouvrages
seront publiés, après 1959, qui récapitulent l’ensemble des travaux de
Henry Corbin en matière d’ésotérisme ou de gnose. Il est indispensable de
bien comprendre que l’ésotérisme selon Henry Corbin, c’est d’abord la
théosophie mystique et surtout la gnose, en relation avec l’enseignement
qu’il avait retiré de la fréquentation des textes ismaéliens et qui lui
fera affirmer : « La gnose shî’ite est par excellence l’ésotérisme de
l’Islam »
.
En cela, bien sûr, Henry Corbin parait fort éloigné d’un René Guénon, par
exemple, et de l’ésotérisme « traditionnel », tandis qu’en termes
d’ésotérisme chrétien, cette orientation de son œuvre l’inscrit plutôt
dans la lignée de Swedenborg, de Novalis, et surtout de Jacob Boehme.
Parmi ces ouvrages, il faut citer, par exemple, son Histoire de la
philosophie islamique, en 1968. C’est aussi son Anthologie des
philosophes iraniens depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours. Ce
sont surtout ses quatre volumes d’En Islam iranien, publiés
à partir de 1971.
En 1974 vient sa
retraite universitaire pendant laquelle il continue à donner des
conférences et à séjourner en Iran. Il fonde aussi à Paris une Université
Saint-Jean de Jérusalem qu’il définit comme un « Centre international de
recherche spirituelle comparée ». « Son esprit : celui d’une chevalerie
spirituelle » et quant à sa finalité : « Ménager enfin, écrira-t-il,
en la cité spirituelle de Jérusalem, un foyer commun, qui n’a jamais
encore existé, pour l’étude et la fructification spirituelle de la gnose
commune aux trois grandes religions abrahamiques, bref l’idée d’un
œcuménisme abrahamique fondé sur la mise en commun du trésor caché de leur
ésotérisme ».
Cette idée a occupé les dernières années de la vie de Henry Corbin
Malheureusement son Université de Saint Jean de Jérusalem ne lui a pas
survécu. Sans doute parce que son ambition était trop élevée, et pourtant
s’il est un message de son oeuvre qu’il conviendrait de prolonger, de
revivifier, c’est bien celui d’une communauté des ésotéristes « de partout
et toujours » unis dans ce projet commun : « Faire face ensemble, nous
tous les Ahl al-Kitâb
[les Gens du Livre], écrivait-il, en reprenant ensemble notre
aventure théologique depuis les origines, pour qu'au lieu de nous séparer,
l'aventure cette fois nous rassemble. »
Henry Corbin meurt à
Paris le 7 octobre 1978.
Il n’aura pas de disciples –
pas plus que René Guénon – « Il était et reste un maître parce qu’il
libérait et libère en chacun de ceux qui le lisent son propre futur »,
dira de lui Christian Jambet. Mais aussi son œuvre ouvre des perspectives
qui ne peuvent plus être ignorées, parce qu’elles intéressent notre
avenir, l’avenir même de l’Occident. Sous ce rapport, la comparaison avec
l’œuvre d’un René Guénon ne manque pas d’intérêt. C’est ainsi que Michel
Le Bris remarque : « Voyez comme l’Orient spirituel de Henry Corbin est
éloigné de l’Orient de Guénon ! L’un y apprend à lire, en retour, ce qui
fut, sans doute, l’âme vivante de l’Occident, l’autre, quoiqu’il prétende,
y trouve le prétexte de s’en écarter toujours plus – la lecture qu’il fait
des mystiques d’Occident, de ce point de vue, me paraît catastrophique.
L’un veut réconcilier la philosophie des « Orientaux de l’Orient » et des
« Orientaux de l’Occident », pour la chance d’une mutation de l’Occident,
(…) – l’autre tire une sombre jouissance de la prédication de sa mort
fatale ».
Pour Henry Corbin, il existait
autant d’« orientaux » en Occident qu’en Orient. En aucune manière il ne
soumettait la connaissance ésotérique à l’adhésion à une religion et c’est
aussi en cela que son propos intéresse notre futur : « Chacun des
‘orafâ [des gnostiques] d’Orient et d’Occident, écrit-il, ne
peut penser et peser les choses qu’en termes d’intériorité et
d’intériorisation, ce qui veut dire faire en soi-même une demeure
permanente aux philosophies, aux religions, vers lesquels le conduit sa
Quête. Et il ne peut que garder son secret : Secretum meum mihi. Le
secret du château de l’Âme. »
Pour conclure ces aperçus
biographiques, on donnera le témoignage d’une Iranienne,
Shusha Guppi : « Henry Corbin était
un mystique protestant, espèce rare parmi les Français, et il parlait de
la façon la plus émouvante de ce qu'il appelait « le génie de la Perse »,
qui avait produit de grands philosophes et d'immenses poètes, avait
presque inventé l'amour, et lui avait en tout cas donné, en poésie, son
expression la plus haute pour des générations et des générations futures.
Puis exprimant son admiration pour mon pays d'adoption, il me parla des
mystiques anglais, tels que Julienne de Norwich, et de toute cette
tradition ésotérique dont le monde anglo-saxon a vu le déclin à dater de
la Réforme. Nous parlâmes aussi de politique et d'une manière générale, de
l'état du monde. Il était très au fait, et se montra préoccupé, de
problèmes fondamentaux : la démographie, le pillage des ressources
naturelles, l'écart qui allait s'élargissant entre nantis et démunis, avec
toutes ses conséquences... Je l'entends encore conclure :
- A propos d'un malade, on dit
que son état est grave mais pas désespéré; à propos du monde, on pourrait
dire que son état est désespéré, mais qu'heureusement tout cela n'a rien
de grave! ».
Sohravardî
Le maître de Henry Corbin aura
été finalement un jeune théosophe perse, Sohravardî, mort tragiquement le
29 juillet 1191, à l’âge de 36 ans, dont le projet était rien de moins que
de « ressusciter la philosophie de la Lumière des sages de l’ancienne
Perse ». De ce projet grandiose que Sohravardî paiera de sa vie, puisqu’il
fut condamné à mort à Alep, Henry Corbin en a été le commentateur
« oriental » en Occident, mais le mot « oriental » est ici placé entre
guillemets, selon ce que Henry Corbin en dira dans son Prélude à L’Archange
empourpré : « Le Shaykh al-Ishrâq nous a appris les sens spirituel des
mots « Orient » et « Occident » (…). Lors donc que nous parlons avec lui
de « l’exil occidental », il ne s’agit pas d’une mise en accusation des
pays d’occident au sens géographique, pas plus que, lorsque nous parlons
de « théosophie orientale », il s’agit tout simplement de se rendre tout
simplement à l’Orient géographique pour la trouver »
.
Cette précision faite, la
théosophie « orientale » (hikmat al-Ishrâq) de Sohravardî a inspiré
nombre des recherches de Henry Corbin, à commencer par la doctrine
ishrâqî elle-même et ses développements à travers les œuvres de ses
disciples qu’il nomme « les Platoniciens de Perse ». Mais, elle a surtout
influé sa Quête personnelle. Pour cette raison, il n’est pas inutile de
rappeler, après lui, les caractéristiques essentielles de la doctrine
ishrâqî qui sont, d’une part, « la volonté délibérée de renouer avec
la théosophie de la Lumière professée par les sages de l’ancienne Perse »,
et, d’autre part, une « spiritualité dont la caractéristique est de
conjoindre indissociablement la recherche philosophique de la Connaissance
et la fructification de cette Connaissance en conversion, une métamorphose
intérieure de l’homme ». Il s’agit là d’un thème majeur de Henry Corbin et
qui fait de lui un gnostique, au sens où la gnose est
essentiellement une « connaissance salvifique », et même une
« connaissance amoureuse » au sens où l’entendra cette fois un autre de
ses maîtres, Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (1128-1209) dont il parlera comme
d’un Maître Eckhart « qui aurait écrit quelque chose comme l’histoire de
Tristan et Yseult ». La formule est heureuse, s’agissant de l’« Enfant
divin », comme l’appelait Louis Massignon.
Pour revenir à Sohravardî deux
œuvres en particulier méritent l’attention, Le Récit de l’Exil occidental
qui est un traité initiatique, portant sur la voie ésotérique qui conduit
« l’exilé » dans le pays d’Occident jusqu’à sa patrie « orientale », sa
vrai patrie. (Nous en avons parlé ce matin). Le second traité s’intitule
le Vade-mecum des fidèles d’amour. Il s’agit également d’un récit
initiatique qui éclaire singulièrement l’expérience intérieure d’un Dante
et de ceux que l’on appelle après lui les fedeli d’amore.
A l’origine de toute
initiation à l’Ordre des fedeli d’amore se place une expérience
amoureuse – qui est le point de départ d’un développement spirituel, au
cours duquel l’amour deviendra un amour de passion.
Mais ce développement reste réservé à un petit nombre : « Amour n’ouvre
pas à n’importe qui la voie qui conduit à lui ». Comme pour n’importe
quelle initiation, l’être épris doit en manifester les dispositions. Mais
dès qu’Amour en vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie
vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que celui-ci
purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il s’agit donc d’une
première étape dans le développement personnel de l’être sincèrement épris
qui est celle de l’initiation. Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour
de la demeure et descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit
certaines choses ; il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les
variantes du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde
étape que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore
gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié, c’est-à-dire vide de
tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là-même rendu apte à
recevoir l’illumination intérieure ». C’est alors qu’Amour « se résout à
se rendre à la cour de Beauté ». Dans cette dernière étape, l’être épris
devra connaître « les étapes et les degrés par lesquels passent les
fidèles d’amour » et surtout il devra « donner son assentiment total à
l’amour ». C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle
d’amour et « c’est après cela seulement que seront données les visions
merveilleuses ».
Rulman Merswin et
l’Île verte
On ne peut manquer d’évoquer,
même brièvement, à propos de l’itinéraire spirituel de Henry Corbin, la
figure de Rulman Merswin.
Rulman Merswin, né en 1307 et
mort en 1382, issu d’une importante famille de banquiers strasbourgeois,
se retira de la vie publique pour entrer en une retraite spirituelle de
quatre années (Tauler est alors son confesseur), après lesquelles il fit
l’acquisition d’un ancien couvent bénédictin à l’abandon, en un lieu dit
l’Île Verte : « L’Île Verte de Strasbourg, écrit Henry Corbin, fut
un centre spirituel des chevaliers johannites où se développa au XIVème
siècle une forme de spiritualité caractérisée par le nom de ceux qui en
sont le centre, à savoir le nom d’ « Amis de Dieu » (Gottesfreunde) »
.
« Chevaliers johannites », simplement du fait que la présence ecclésiale
dans ce couvent de l’Île Verte fut confiée à l’Ordre des Chevaliers
hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, tandis que Rulman Merswin
précisait que le couvent devait être « une maison de refuge où puissent se
retirer tous les hommes honnêtes et pieux, laïcs ou ecclésiastiques,
chevaliers, écuyers et bourgeois, qui désireraient fuir le monde et se
consacrer à Dieu, sans cependant entrer dans un ordre monastique ».
Mais il y a plus dans
l’histoire de l’Île Verte. Rulman Merswin et les Amis de Dieu se
trouvèrent rapidement en relation avec un personnage mystérieux qui va les
guider dans la voie spirituelle qu’ils se sont choisie, par une série de
missives (de 1363 à 1380) et d’écrits, parmi lesquels on peut citer Le
Livre du maître de la Sainte Écriture, Le Livre des Cinq hommes
« qui décrit la société idyllique du Haut Pays ».
Pour Henry Corbin, il paraît
superflu de rechercher l’identité de cet « Ami de Dieu du Haut Pays »,
tout comme il serait vain de tenter de localiser le Haut Pays sur une
carte de géographie, car « personne n’en eut connaissance, qui ne s’en
approcha par la voie intérieure ». L’essentiel est aux yeux de Corbin que
l’« Ami de Dieu du Haut Pays » ait été, selon ses propres termes, « le
pôle des Amis de Dieu de l’Ile Verte des Johannites », autrement dit
qu’il ait été le Maître intérieur de Rulman Merswin lui-même. Or, qui
est le Maître intérieur ? C’est celui qui guide l’initié, non plus en
ce monde-ci, mais bien dans les contrées au-delà de l’Orient du monde
terrestre.
Tel est le secret de
l’identité de l’« Ami de Dieu du Haut Pays ».
Henry Corbin assimila ce
dernier au XIIème Imâm
de la tradition shî’ite et en tira la conclusion qu’il existe en ce monde
« une élite spirituelle commune aux trois rameaux de la tradition
abrahamique », dont l’éthique « prend origine aux mêmes sources et vise la
même hauteur d’horizon. »
Le monde imaginal
« Le contact entre Dieu et l’homme se fait « entre Ciel et Terre », dans un monde médian et médiateur »
Selon le mot du philosophe
Christian Jambet, Henry Corbin a ressuscité « la métaphysique de
l’imaginal en terre d’islam ». Et l’on peut tenir cette « résurrection »
comme un apport les plus significatifs de son œuvre. Deux ouvrages, déjà
cités, permettent de préciser la notion de « monde imaginal ».
Dans le premier de ces ouvrages, L’Imagination
créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, il dira : « Que l’on entende
pas le mot « images » au sens où de nos jours on parle à tort et à travers
d’une civilisation de l’image ; il ne s’agit jamais là que d’images
restant au niveau des perceptions sensibles, nullement de perceptions
visionnaires. Le mundus imaginalis de la théosophie mystique
visionnaire est un monde qui n’est plus le monde empirique de la
perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition
intellective des purs intelligibles. Monde entre-deux, monde médian et
médiateur, sans lequel tous les événements de l’histoire sacrale et
prophétique deviennent de l’irréel, parce que c’est en ce monde-là que ces
événements ont lieu, ont leur « lieu ».
Dans le second, Corps spirituel et
terre céleste, le Prélude à la deuxième édition (1978) s’intitule
« Pour une charte de l’Imaginal ».
On y lit ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes
imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre
le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise
les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes
intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal
symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les
Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à
la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est
dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel,
et capable de tous les dévergondages. »
L’apport le plus remarquable
chez Henry Corbin est par conséquent d’avoir « revivifié » pour l’Occident
ce mundus imaginalis « qui n’est ni le monde empirique des sens ni
le monde abstrait de l’intellect » – dont la notion – et donc la
réalité – s’était éclipsée depuis plusieurs siècles de pieux
agnosticisme et de Lumières. On conviendra qu’il s’agit de quelque chose
qui éclaire considérablement le sens de notre pèlerinage vers nos
origines, vers l’Orient, cette nostalgie du « paradis perdu », qui aiguise
notre sentiment d’exil en ce monde et avive, pour les uns, le désir
eschatologique du monde à venir, pour les autres, l’attente de leur
délivrance.
L’ismaélisme
« Il y a l’ismaélisme et rien »
L’ismaélisme est une branche du
chiisme.
Que sait-on de l’ismaélisme ?
Généralement, on en connaît la légende des Assassins et du Vieux de la
Montagne. On connaît également le prodigieux essor culturel et spirituel
de la dynastie des Fatimides au Caire (909-1130). On sait parfois qu’il
existe des Ismaéliens au Yémen et aussi que l’Aga Khan est le chef
spirituel d’une importante communauté ismaélienne. Pourtant l’ismaélisme
est beaucoup plus que ces quelques clichés. Nous en donnerons ce bref
aperçu historique.
Ja’far al-Sadîq, le sixième
Iman de la descendance de ‘Alî ibn Tâlib, avait désigné comme successeur
et héritier spirituel son fils aîné Ismâ’il. Celui-ci meurt prématurément
en 754 et Ja’far al-Sâdiq transfère alors son investiture à Mûsâ al-Kâzim,
frère cadet d’Ismâ’il, qui deviendra le septième imâm de la lignée, en
756. Mais, autour du jeune Ismâ’il s’était constitué un groupe de
disciples particulièrement fervents et de tendance « ultra-chiites »,
selon le mot de Corbin, qui refusèrent ce transfert et reportèrent leur
allégeance sur la personne du fils d’Ismâ’il, Muhammad. Ce sont les
premiers Ismaéliens qui forment ce que Henry Corbin désigne comme le
proto-ismaélisme. Suit une période assez mal connue durant laquelle se
succèdent les descendants de Muhammad, jusqu’à l’avènement de la dynastie
des Imams Califes fatimides du Caire. Celle-ci commence en 909, avec le
règne de Obadayallah al-Mahdi (mort en 934). Mais deux siècles plus tard,
en 1094, le huitième Imam Calife, Al-Mustansir bi’allah, donne son
investiture à son fils cadet al-Mustali bi’llâh, au lieu de Nizâr son fils
aîné. La communauté fatimide se divise alors et les partisans de Nizâr
fondent ce qu’on appellera l’Ismaélisme réformé d’Alamût, du nom de cette
forteresse, au sud-ouest de la Mer Caspienne, qui en devient le centre.
C’est là que le 8 août 1164, l’Imam Hassan ‘alâ dhikrihi’s-salâm,
grand maître d’Alamût, proclame la Grande Résurrection : « Ce
qu’impliquait la proclamation, écrit Henry Corbin, ce n’était rien
de moins que l’avènement du d’un pur Islam spirituel, libéré de tout
esprit égalitaire, de toute servitude de la Loi, une religion personnelle
de la Résurrection, parce qu’elle fait découvrir et vivre le sens
spirituel des Révélations prophétiques ».
L’ismaélisme s’inscrit ensuite dans une hiérohistoire.
Chaque religion est apparue,
en effet, successivement à l’un des six « jours » (six époques) de la
« création du cosmos religieux ». Ainsi les Mazdéens sont-ils apparus au
troisième jour, les Juifs au quatrième, les Chrétiens au cinquième et les
Musulmans au sixième jour. Chaque religion a voulu arrêter à son propre
« jour » cette création du cosmos religieux, or si chaque « jour » ou
période est inaugurée par un prophète, elle se prolonge par une succession
d’Imams, jusqu’à ce que Dieu suscite un nouveau « jour ». Ces saints Imams
qu’ils soient visibles ou invisibles sont les dépositaires du sens caché
de la Loi qui préside à chaque période, de cette Religion divine qui forme
l’ésotérisme de la religion littérale et qui est professée par les Amis
de Dieu, les disciples, les fidèles de l’Imam. Ce sont eux qui
« propagent leur appel en secret et en observant strictement la discipline
de l’arcane, car le monde terrestre ne peut jamais resté privé, fût-ce un
seul instant, de celui qui en est le contrepoids devant Dieu, qu’Il soit
manifesté publiquement et à découvert, ou qu’il doive resté caché et
incognito ».
Ce « contrepoids », c’est
l’Imam, le « pôle mystique » de notre monde.
Mais l’Imam est beaucoup plus
que cela, ou plutôt de sa fonction de « pôle mystique », découlent nombre
d’autres attributions.
Il est celui qui détient le
sens ésotérique de la Loi révélée par le Nâtiq, le prophète
« énonciateur de la Loi religieuse »,
et par conséquent le « dépositaire » de la Religion divine.
Il est aussi le Pôle céleste
et le Maître intérieur de chacun de ses fidèles.
Il est enfin la « théophanie
éternelle », grâce à quoi les adeptes, les amis de Dieu, contemplent le
visage divin.
A ce sujet, Henry Corbin usait d’un
diagramme explicitant cette dernière idée de « théophanie » : « Si nous
voulions nous figurer la situation par un diagramme, écrivait-il,
nous pourrions nous représenter deux ellipses se recoupant l’une l’autre,
telles que le foyer compris dans le champ de leur intersection soit un
foyer commun à l’une et à l’autre. Ce foyer commun figurerait l’Imâm. Il y
a polarité entre le Deus absconditus et sa Forme théophanique, sa
Face qui est l’Imâm ; et il y a polarité entre cette Face et l’homme à qui
elle se montre comme Face divine. Mais il n’y a pas de polarité entre l’Absconditum
et l’homme »
Conclusion
S’agissant de l’ismaélisme, Henry Corbin a
accompli pleinement sa vocation de « passeur », car Henry Corbin a été un
remarquable « passeur », au moins en un sens profane, - en mettant à la
disposition de ses lecteurs occidentaux tout un corpus d’œuvres
« orientales » qui demeureraient encore sans lui inconnu, - mais surtout,
en un sens ésotérique, dès lors qu’il ne s’est pas contenté de traduire,
mais de transmettre quelque chose de leur enseignement ésotérique, en une
langue exceptionnelle. Il disait lui-même : « Parler, c’est traduire…
d’une langue angélique en une langue humaine. » C’est ce que
Marie-Madeleine Davy qui fut intime avec lui avait si bien compris – de
même qu’elle avait compris que sa vocation était de vivre pour cette Terre
qu’il avait « découverte » et, aussi, qu’il était entré vivant dans
la mort : « Henry Corbin, était un homme « ressuscité » avant d’aborder
l’autre rive. Il portait sur son visage et dans ses yeux le scintillement
de son appartenance. Dans ses ouvrages et lors de ses conférences, il a su
faire passer le monde des anges ».
C’est bien ainsi qu’il faut comprendre le sens de sa vocation et de sa
destinée, l’essentiel restant que l’homme professe « authentiquement » sa
Foi.
On peut se faire une idée de cette Foi de
Henry Corbin avec ces mots écrits, le 24 avril 1932, au bord d’un lac de
Dalécarlie : « Terre, Ange, Femme, tout cela est une seule chose que
j’adore et qui est dans cette forêt ».
La Terre dont il est question est le monde
de Hûrqalyâ, le mundus imaginalis, ou encore la « Terre des
visions », la Terre céleste
L’Ange est l’ange de la destinée, le
Double céleste de l’âme « qui lui vient en aide et qu’elle doit rejoindre,
ou au contraire perdre à jamais, post-mortem, selon que sa vie terrestre
aura rendu possible, ou au contraire impossible, le retour à la condition
« célestielle » de leur bi-unité », comme il expliquera dans un autre de
ses ouvrages les plus révélateurs, intitulé L’homme et son ange.
C’est en référence à cet
ange que Mircea Eliade dira : « Il est mort avec sérénité tant il était
sûr que son ange gardien l’attendait."
Enfin, la Femme – Stella matutina –
qui manifeste un mystère qui est celui de l’Eternellement-Féminin – « Un
Eternellement-Féminin, antérieur même à la femme terrestre, parce
qu’antérieur à la différenciation du masculin et du féminin dans le monde
terrestre, de même que la Terre supracéleste domine toutes les Terres,
célestes et terrestres, et leur préexiste »
– que Corbin interprète ainsi – et nous touchons alors au plus près son
secret : « C’est d’un monde où socialisation et spécialisation
n’arracheraient plus à chaque âme son individualité, sa perception
spontanée de la vie des choses et du sens religieux de la beauté des
êtres ; un monde où l’amour devrait précéder toute connaissance ; où le
sens de la mort ne serait que la nostalgie de la résurrection. Si tout
cela même peut être encore pressenti, la conclusion du second Faust nous
l’annonce comme un mystère de salut qu’accomplit l’Eternellement-Féminin,
comme si l’appel ne pouvait venir d’ailleurs pour qu’il y soit répondu
avec un assentiment confiant – l’appel impérieux : « Meurs et deviens ! »
©2002, Jean Moncelon
Michel Le Bris, « Pour en finir avec les guerres de religion »,
René Guénon, Dossier H, L’Age d’Homme, 1984, p.221. Voir aussi
dans le même Dossier H, Frédérick Tristan, « Réflexions sur
René Guénon : « Je ne doute pas que Guénon aurait suspecté Corbin
d’agir en poète, lorsque Corbin l’accuse d’une logique trop étroite.
Mais il faut avoir vu le visage anguleux et jaune de Guénon et la face
épanouie de Corbin pour comprendre comment la révélation utilise le
tempérament autant que la nature. Le dieu du désert n’est pas celui de
la forêt ni de l’océan », p.206
Massignon aurait préféré d’ailleurs que Corbin se complaise plus dans
la compagnie de Rûzbehân Baqlî que de Sohravardî ou d’Ibn ‘Arabî. Il
le lui écrira, dans une lettre du 8 juillet 1958.
Henry Corbin, L’homme et son Ange, Fayard, 1983, p.187.
Autrement dit, pour les chiites en général, et les Ismaéliens en
particulier, « au temps ou au cycle de la mission prophétique (nobowwât)
succède le temps ou le cycle de la walayât ou de l’initiation
spirituelle par les Amis de Dieu ».
Elle dira aussi : « L’homme ressuscité porte dans son regard les
reflets d’une nouvelle aurore, on pourrait v parler d’un regard
d’éternité. Cette éternité colore l’écriture, la sculpte, révèle le
secret de la profondeur. A certains instants elle éveille un écho chez
le lecteur, le cœur de celui-ci s’anime. Envahi par une chaleur
insolite, le cœur devient brasier. »
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