J'ai
découvert l'œuvre de Henry Corbin lors de la parution du tome III d'En
Islam iranien. Corbin était encore vivant et j'aurais pu faire sa
connaissance, mais j'étais alors un adolescent de 17 ans... Ce volume
avait attiré mon attention, parce qu'il y était question de Rûzbehân
Baqlî Shîrazî et de la Fidélité d'Amour. Depuis, il ne m'a plus
quitté, et j'ai lu peu à peu l'ensemble des ouvrages de Corbin. En
1982, j'allai à Ascona, pour l'une des dernières sessions d'Eranos,
sessions que Corbin avait fréquentées régulièrement de son vivant.
J'eus le plaisir d'y rencontrer Stella Corbin. L'année suivante, je fis
la connaissance de Marie-Madelaine Davy, amie et voisine des Corbin, qui
me parla souvent de lui. Elle lui portait une grande admiration. Avec
René Guénon et Louis Massignon, Henry Corbin m'a aidé à progresser
dans la connaissance de l'Orient. Je lui dois en particulier mon
intérêt pour les penseurs ismaéliens. Aujourd'hui je ne puis
m'empêcher de penser à lui comme un de ces hommes d'Orient et
d'Occident, dont il disait : "Ils ne seront jamais qu'une
poignée d'hommes, inconnus de la grande masse, parce qu'ils auront
renoncé aux ambitions de ce monde, et cela parce qu'ils auront
conscience, comme leurs devanciers, de la responsabilité morale et
humaine des hommes de science. C'est qu'il ne suffit pas d'être un
homme de science ou un philosophe tout court, pour être un fils des
prophètes".
Henry Corbin fut un de ces "fils de
prophètes". Jean
Moncelon ____________________________________
Marie-Madeleine Davy
Marie-Madeleine
Davy, Traversée en solitaire, Albin Michel, 1989
"Henry
Corbin, professeur à l'École des Hautes Études, était un homme
"ressuscité" avant d'aborder l'autre rive. Il portait sur son
visage et dans ses yeux le scintillement de son appartenance. Dans ses
ouvrages et lors de ses conférences, il a su faire passer le monde des
anges. On perçoit, en le lisant le bruissement de leurs ailes. Et les
textes soufis, merveilleusement présents et traduits, nous entraînent
vers l'invisible. J'aimais le rencontrer et l'entendre. Son amitié
chaleureuse exaltait en faisant s'épanouir le meilleur de soi."
"Après
avoir admiré le chant de l'héliotrope qui se concrétise dans
l'existence de la plante, l'auditeur et le lecteur comprenaient que l'écriture,
la parole, la vie de son commentateur Henry Corbin étaient animées par
cette "dialectique de l'amour", et par la très pure
connaissance qui l'accompagnait. Le "son de l'air battu" ne
parvenait sans doute pas aux oreilles des amis et des élèves du
professeur, l'audition se trouvait avantageusement remplacée par la
vision. L'œil pouvait discerner, de temps à autre, sur le visage
d'Henry Corbin cette subtile lumière, issue d'une dimension
hiérophanique, d'une relation entre l'homme et son Dieu, qui éclaire
parfois les ressuscités"
"Créateur,
Henry Corbin n'a jamais été l'homme d'un système. C'est pourquoi il
pouvait parfois inquiéter - au sens de Chestov et d'Alain - les esprits
dogmatiques qui possèdent le goût des classements et des étiquettes
définitives" Voir aussi, de
Marie-Madeleine Davy, Témoignage sur Henry Corbin
et sur
Marie-Madeleine Davy, Un hommage
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Mircea
Eliade
Mircea
Eliade, "Pages de journal", Cahier de l'Herne consacré
à Henry Corbin, 1981
"A
trois heures, autre interview, cette fois avec Dominique Grisoni pour le
Magazine littéraire. Dès que j'en ai fini, je reçois un coup
de téléphone de Cioran, qui m'annonce la mort d'Henry Corbin. Je sens
une grande tristesse m'envahir, comme si tout un pan de notre vie, à
Christine et à moi, venait de s'écrouler. Henry n'était pas seulement
un ami, il était avant tout un témoin.
A cinq heures, quatrième séance d'enregistrement
avec Olender. C'est une vraie catastrophe. Au bout d'un quart d'heure,
je dois renoncer.
Dans la soirée, je vais rendre visite à Stella.
Henry ignorait qu'il avait un cancer et qu'il était condamné. Stella
elle-même ne le savait que depuis quelques mois, le médecin ayant
jugé bon de la prévenir. Henry n'a pas souffert. Il est mort avec
sérénité tant il était sur que son ange gardien l'attendait."
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Shusha
Guppy
Shusha
Guppi, A girl in Paris, 1991 (traduction français, Phébus,
1996)"Dans
les années 70, je me rendis en Perse un été, où le hasard voulait
que se trouvât également Corbin. Mon frère aîné donna en son
honneur un repas, qui rassemblait quelques amis et admirateurs. (...)
Les convives ne tardèrent pas à arriver, l'un d'entre eux en compagnie
de notre invité d'honneur : un Français d'un certain âge, aux
manières courtoises et au sourire chaleureux et accueillant. Je lui fus
présentée, et pris place à côté de lui à table. Il avait cette
modestie sans affectation des grands hommes, et se montra ravi quand je
lui confiai que j'avais lu ses livres et l'admiration qu'ils
m'inspiraient."
"Henry
Corbin était un mystique protestant, espèce rare parmi les Français,
et il parlait de la façon la plus émouvante de ce qu'il appelait
"le génie de la Perse", qui avait produit de grands
philosophes et d'immenses poètes, avait presque inventé l'amour, et
lui avait en tout cas donné, en poésie, son expression la plus haute
pour des générations et des générations futures. Puis exprimant son
admiration pour mon pays d'adoption, il me parla des mystiques anglais,
tels que Julienne de Norwich, et de toute cette tradition ésotérique
dont le monde anglo-saxon a vu le déclin à dater de la Réforme. Nous
parlâmes aussi de politique et d'une manière générale, de l'état du
monde. Il était très au fait, et se montra préoccupé, de problèmes
fondamentaux : la démographie, le pillage des ressources naturelles,
l'écart qui allait s'élargissant entre nantis et démunis, avec toutes
ses conséquences... Je l'entends encore conclure :
- A propos d'un malade, on dit que son état est
grave mais pas désespéré; à propos du monde, on pourrait dire que
son état est désespéré, mais qu'heureusement tout cela n'a rien de
grave!" Voir
ce qu'elle dit de Louis Massignon :
Shusha Guppy
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