Le cas de Henry Corbin est exemplaire, même s’il ne fut pas un grand
spirituel, comme Rudolf Steiner, ni un mystique aussi puissant que son maître
en orientalisme, Louis Massignon, non plus qu’un initié comme Guénon,
et certes pas un philosophe, sinon au sens où Berdiaev est un philosophe,
- il fut tout cela à la fois. Mais Henry Corbin était aussi devant les mystères divins comme
un petit enfant, selon les mots
d’un maître iranien (comm. personnelle, 1993). En fait, son itinéraire
spirituel passe par une initiation à la théosophie orientale, avec pour
maître Sohravardî, et une exploration systématique de l’Orient
symbolique, du Monde de l’Âme, de cet « Intermonde » qui
s’étend depuis sa frontière occidentale, jouxtant notre monde
terrestre, jusqu’à son seuil « oriental » qui ouvre au
Monde des Intelligences.
Henry Corbin fut fondamentalement un gnostique. Il ne fait pas de
doute que sa réflexion s’est orientée très tôt vers l’ismaélisme
et plus particulièrement l’ismaélisme réformé d’Alamût. De ce
point de vue, l’histoire des « audaces de la pensée métaphysique
en Islam » s’est arrêtée pour Henry Corbin le 8 août 1164, avec
la proclamation par le fameux Imâm Hassan ‘alâ dhikrihi’s-salâm
de la Grande Résurrection : « Notre Seigneur est le Résurrecteur (Qâ’im
al-Qiyâmat); il est le seigneur des êtres ; il est le seigneur
qui est l’acte d’être absolu ; il exclut toute détermination
existentielle, car il les transcende toutes ; il ouvre le seuil de sa
miséricorde, et par la lumière de sa connaissance, il fait que tout être
soit voyant, entendant, parlant, pour l’éternité ». Dès lors,
Henry Corbin reprend à son compte le mode de connaissance de soi que détermine
chez les Ismaéliens cette Grande Résurrection et qui fait que, désormais,
« connaissance de Dieu, connaissance de l’Imâm et connaissance de
soi sont les aspects d’une seule et même connaissance fondamentalement
libératrice, d’une même gnose. »
S’agissant
de l’ismaélisme, Henry Corbin a accompli pleinement sa vocation de
« passeur », car Henry Corbin a été un remarquable « passeur »,
au moins en un sens profane, - en mettant à la disposition de ses
lecteurs occidentaux tout un corpus d’œuvres « orientales »
qui demeureraient encore sans lui inconnu, - mais surtout, en un sens ésotérique,
dès lors qu’il ne s’est pas contenté de traduire, mais de
transmettre quelque chose de leur enseignement ésotérique, en une langue
exceptionnelle. Il disait lui-même : « Parler, c’est
traduire… d’une langue angélique en une langue humaine. »
C’est ce que Marie-Madeleine Davy qui fut intime avec lui avait si bien
compris – de même qu’elle avait compris que sa vocation était de
vivre pour cette Terre qu’il avait « découverte » et
aussi qu’il était entré vivant dans la mort : « Henry
Corbin, était un homme « ressuscité » avant d’aborder
l’autre rive. Il portait sur son visage et dans ses yeux le
scintillement de son appartenance. Dans ses ouvrages et lors de ses conférences,
il a su faire passer le monde des anges. » Mircea Eliade aussi qui
écrivait, à la mort de Corbin : « Il est mort en ayant
accompli à peu près tout ce qu’il s’était promis de réaliser ».
Certes, selon le sens de sa vocation et de sa destinée, qui n’exigeait
pas de lui qu’il s’avance plus loin vers l’Orient de son âme, vers
sa « délivrance » complète. Mais ceci ne regarde finalement
que le Seigneur des Mondes, l’essentiel pour Lui étant que l’homme
professe « authentiquement » sa Foi. Nous pouvons d’ailleurs
nous faire une idée de cette Foi de Henry Corbin avec ces mots écrits,
le 24 avril 1932, au bord d’un lac de Dalécarlie : « Terre,
Ange, Femme, tout cela est une seule chose que j’adore et qui est dans
cette forêt ».
La Terre dont il est question est le monde de Hûrqalyâ, le mundus
imaginalis, ou encore la « Terre des visions », et l’Ange
est l’ange de la destinée, le Double céleste de l’âme « qui
lui vient en aide et qu’elle doit rejoindre, ou au contraire perdre à
jamais, post-mortem, selon que sa vie terrestre aura rendu possible, ou au
contraire impossible, le retour à la condition « célestielle »
de leur bi-unité », comme il expliquera dans un de ses ouvrages les
plus révélateurs, intitulé L’homme et son ange. C’est en référence
à cet ange que Mircea Eliade dira : « Il est mort avec sérénité
tant il était sur que son ange gardien l’attendait. » Enfin, la
Femme – Stella matutina – qui manifeste un mystère qui est
celui de l’Eternellement-Féminin que Corbin interprète ainsi –
nous touchons-là au plus près son «secret » : « C’est
d’un monde où socialisation et spécialisation n’arracheraient plus
à chaque âme son individualité, sa perception spontanée de la vie des
choses et du sens religieux
de la beauté des êtres ; un monde où l’amour devrait précéder
toute connaissance ; où le sens de la mort ne serait que la
nostalgie de la résurrection. Si tout cela même peut être encore
pressenti, la conclusion du second Faust nous l’annonce comme un mystère
de salut qu’accomplit l’Eternellement-Féminin, comme si l’appel ne
pouvait venir d’ailleurs pour qu’il y soit répondu avec un
assentiment confiant – l’appel impérieux : « Meurs et
deviens ! »
|