"Mais plus encore que nos enseignants, ce sont les travaux de deux
éminents orientalistes qui eurent sur moi une influence déterminante. Ils devinrent mes
maîtres au sens traditionnel du terme - des hommes qui continuent d'inspirer et de guider
longtemps après leur mort. Les événements de la décennie écoulée ont donné à leurs
uvres et à leurs personnalités une signification supplémentaire.
Le premier était Massignon - l'un des plus éminents chercheurs
français dans le domaine du monde arabe et de l'islam - traducteur et auteur de nombreux
ouvrages et études, qu'on réédite encore aujourd'hui. C'était un catholique, qui
dans sa jeunesse avait songé à se faire moine et dont la nature profondément
spirituelle associait un formidable intellect à la piété la plus simple. Sa
contribution capitale, probablement, c'est qu'il fut le premier universitaire occidental
à découvrir Hallaj, le légendaire mystique musulman, et à attirer sur lui l'attention
du public.
(...)
Massignon avait découvert Hallaj en 1907 - ou peut-être est-ce
Hallaj qui le découvrit - et cette rencontre changea sa vie. C'est alors qu'il écrivit
son uvre maîtresse, La passion de Hallaj. De tous les premiers mystiques
musulmans, Hallaj est celui qui s'apparente le plus à une figure christique, et Massignon
se mit en tête de le faire canoniser par le Vatican, comme un geste cuménique, ce
qui eût fait de lui le premier saint musulman du calendrier chrétien, et compensé des
siècles de suspicion et de malentendus entre les deux grandes traditions. Mais le projet
échoua, et les événements récents ont détruit tous les ponts que de saints hommes
comme Massignon avaient commencé de bâtir. La dernière fois que je l'ai vu, c'était
pour nos examens de fin d'année, et je me rappelle son doux sourire et sa voix
tranquille, quand tous les autres examinateurs avaient la mine rébarbative et arboraient
le sérieux de circonstance. Mais les hommes tels que lui sont des fanaux qui qui
jalonnent de leur lumière la sombre route de l'existence et de jeter leurs feux grâce à
leurs ouvrages, et à la mémoire."
Shusha Guppy, A girl in Paris, Une Persane à Paris
dans les années 50, Phébus, 1996
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