Sioniste, Louis Massignon, le fut indubitablement, à
partir de 1917, au moment de sa rencontre avec Chaïm Weizmann, à
Jérusalem. Dans les années 20, il est même à peu près seul en France à
porter un intérêt au Foyer juif. A contre-courant, donc, lorsqu’il s’agira
de sensibiliser l’intelligentsia français à la revendication sioniste, sur
le thème du « droit de retour » d’Israël : « Ils se souviennent de
leurs morts, et cela suffit pour créer un droit à revenir près d’une tombe ».
Mais, à contre-courant aussi, à partir de 1936, quand il s’élève contre la
colonisation de la Palestine, puis sa partition et, enfin, avec la
création de l’Etat d’Israël, en 1948, contre le douloureux problème des
« personnes déplacées » et des camps de réfugiés. L’incompréhension qui
accompagne ce qu’on appellera volontiers, à partir de 1948, les « propos
excessifs» de Massignon vient de ce que le sionisme aura perdu sa
légitimité pour l’orientaliste dès 1927, alors qu’il ne deviendra légitime
pour la plupart des intellectuels français qu’après 1945. Autant dire
qu’ils ne se sont jamais rencontrés. C’est pourquoi, d’ailleurs, Louis
Massignon se trouvera à nouveau seul entre 1936 et 1948 pour dénoncer le
mode adopté par le sionisme du « retour d’Israël » en Palestine, autrement
dit, selon ses mots, « la technique parfaite et implacable du plus
exaspérant des colonialismes ».
Ces dates ont leur importance, car elles permettent de
situer sur l’échelle historique du sionisme, les prises de position de
Louis Massignon en relation avec ce qu’on pourrait nommer la tournure des
événements, depuis la déclaration Balfour qui stipulait que « rien ne
serait fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux
des communautés non juives en Palestine » jusqu’à la création de l’Etat
d’Israël, « en vertu du droit naturel et historique du peuple juif », qui
chassera bientôt 1 million de réfugiés (1949) hors de leurs terres.
Certes, il aura été sioniste, en 1917, mais il attendait aussi que le
« retour d’Israël » en Palestine soit assorti d’une « entente loyale »,
selon son mot de 1921, entre juifs et palestiniens. Il aura été
anti-sioniste dès 1927, tandis que ce retour s’effectuait comme un nouveau
colonialisme, contestant aux populations arabes, chrétienne et musulmane,
le droit de vivre en paix sur leurs terres ancestrales, et, enfin,
anti-sioniste extrémiste lorsque la Palestine disparaîtra au profit
de l’Etat d’Israël, en 1948, c’est-à-dire au moment où ces populations
palestiniennes seront purement et simplement expulsées de chez elles et
regroupées dans des camps de réfugiés.
On peut estimer que, de ce point de vue, Louis
Massignon a été autrement plus lucide que la plupart de ses contemporains,
prophétique même, en dénonçant très tôt le colonialisme juif qui
devait aboutir à un conflit qui demeure dans l’impasse depuis des
décennies. Qui d’autre que lui, d’ailleurs, a décrit aussi nettement
la genèse de ce conflit : « Israël, l’éternel proscrit, qui venait d’être
décimé par les massacres hitlériens, et aspirait à se regrouper dans le
« national home » à lui reconnu depuis 1917, adoptait le colonialisme, et
décidait de faire fuir, en les terrorisant par des attentats méthodiques,
les laboureurs arabes musulmans et chrétiens, pour loger ses propres
immigrants et réfugiés » ?
Enfin, il serait sans doute demeurer fidèle au sionisme
si le « retour d’Israël » s’était déroulé loyalement. Le changement
radical de son attitude à l’égard du sionisme s’explique, en effet, par
l’idée qu’il s’en était faite : « Le sionisme est, et doit rester la
loyauté d’Israël vis-à-vis des nations ». Loyauté, donc, de la part
des « nouveaux habitants d’origine israélite », qui passe par une présence
en Palestine, respectueuse du pays et des habitants qui y vivent : « Ceux
qui voudront participer franchement à la vie nationale en Palestine
devront se dire exclusivement Palestiniens ». On sait que cette
loyauté, maître-mot du vocabulaire de Massignon, est rapidement mise à
mal, sous le mandat britannique, par les sionistes eux-mêmes, tandis que
va grandissante chez les Palestiniens chrétiens et musulmans leur
exaspération, mot qui reviendra fréquemment sous sa plume. Ainsi, au
fur et à mesure où le sionisme s’écartera de sa loyauté grandira
l’exaspération des Arabes musulmans et chrétiens de Palestine, et, dans le
même temps, pour Louis Massignon s’évanouira l’espoir d’une
réconciliation – autre mot-clé – entre Juifs et Arabes. Son désir de
justice autant que son sens de la loyauté – comme de la Parole donnée – ne
pouvaient que l’incliner, en quelque sorte naturellement, à partager
l’exaspération des Arabes palestiniens.
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