« Les Lieux Saints et l’honneur
chrétien du nom français »
« Il n’y a pas de question diplomatique qui engage l’avenir international
autant que la question des lieux saints : du centre, de l’axe spirituel du
monde réconcilié.
Le Monde, dont la prise de position sur la Palestine s’est fixée très
vite, a publié le 31 octobre dernier la réponse du gouvernement français
au grand muphti d’Alger, lui demandant de sauvegarder
l’internationalisation des lieux saints. A propos de l’appel que le
cardinal de Paris vient de lancer avant de mourir aux chrétiens de France
pour qu’ils se souviennent de Bethléem et ne refusent pas secours et abri
aux familles qui s’y sont réfugiées, je voudrais proposer ici quelques
pensées qui sont dictées par l’amitié la plus fidèle à tous ceux (mais y
en a-t-il beaucoup ?) qui se souviennent encore de la mort héroïque du
rabbin Abraham Bloch en 1914, à Taintrux ; « mourir pour Dantzig »,
pourquoi pas ; comme Piélo, ce rabbin français est mort pour l’honneur de
la terre d’hospitalité.
Nous sommes quelques uns en France à aimer la Terre
sainte comme Abraham Bloch a aimé la France. C’est le peuple d’Israël qui
a appris au monde que parmi les hauts lieux où le pèlerin trouve Dieu il
n’en est pas de plus saint, pour tous, que Jérusalem. Il l’a appris aux
chrétiens, il l’a appris aux musulmans ; les philosophes peuvent
rire en disant que Dieu est partout, donc nulle part, Israël, pèlerin de
l’absolu jusque dans son incrédulité, revient à l’appel des tombes de ses
morts avec l’instinct profond qui attire vers leurs cendres pour la
résurrection, même si elles ont été jetées avec celle de Gandhi, dans le
Gange, dans l’eau d’immortalité.
Et il y a pour tous les hommes infiniment plus de
sainteté à Jérusalem qu’à Bénarès. Je ne demande pas seulement que la
technique déchaînée respecte les paysages où Jésus de Nazareth a passé,
quoique Ruskin ait raison en s’insurgeant contre ceux qui détruisent la
beauté, seul cadre où la méditation humaine puisse fleurir. Il faut aussi
que le nouvel Etat prenne conscience envers les pèlerins chrétiens,
musulmans et juifs, qui n’ont pas à adopter sa nationalité, de ses devoirs
sacrés envers ces hôtes de Dieu.
Je ne vois que nos concitoyens les juifs français qui
soient capables de faire comprendre à l’Etat Israëli (sic) que notre
demande d’internationalisation des lieux saints, tout comme notre désir
fraternel d’aider les réfugiés arabes, chrétiens et musulmans en
Palestine, ne cache aucune tactique « antijudaïque », mais exprime une
fidélité à la vocation historique de la France parmi les nations qu’il
serait fâcheux de minimiser. Pour ma part, ce sont trois amis juifs qui
m’ont confirmé dans ma vocation d’orientaliste voué à maintenir la
présence non seulement culturelle, mais spirituelle, de mon pays en
Orient : Sylvain Lévi, qui m’avait fait aimer l’Inde de Gandhi et ses
pèlerinages de libération ; Ignace Goldziher, qui m’a guidé » vers la vie
sublime d’un musulman qui donna sa vie au sacrifice d’Abraham après trois
pèlerinages à Jérusalem ; Judah Magnes, qui m’a crié, avant de mourir,
qu’il y a des Juifs qui comprennent le devoir sacré de l’hôte envers
l’hôte, en Terre sainte, pour le salut du monde qui dépend d’eux, après
Dieu. »
Le Monde, 9 juin 1949, p.13
« L’appel du Comité de secours pour
Bethléem »
« Alerté par l’O.N.U., le Comité international de la Croix-Rouge qui, pour
l’ensemble des réfugiés arabes, des personnes déplacées de la Terre
Sainte, soit maintenant un million (et non plus 700 000), a recueilli près
de 9 milliards, devrait pouvoir en affecter 5% à la zone de Bethléem,
puisqu’elle comprend environ 45 000 réfugiés arabes.
Notre devoir de Comité chrétien français est de secourir, comme les Belges
à Nazareth, tous les réfugiés arabes, qu’ils soient chrétiens ou
musulmans, d’autant plus que la France, puissance musulmane, n’a pas
encore procédé à la formation d’un Comité de secours musulman français aux
sinistrés de Palestine. Notre hôpital de Bethléem soigne, et cela va de
soi, les malades sans distinction de confession, depuis le début de la
crise ; et voici les demandes que nous recevons, à la date du 2 juin :
Les vivres et les vêtements que la Croix-Rouge
internationale (C.I.C.R.) envoie dans la zone (à demi cernée par la front)
de Bethléem, sont exclusivement destinés aux réfugiés refoulés d’au-delà
du front : 45 000, dont 18 000 dans Bethléem même. Or, la population
autochtone du district comprend 20 000 habitants, sans parler de la poche
sud qu’on devrait aussi secourir (Hébron, tombe d’Abraham) : 11 000 à
Bethléem même (tous chrétiens, sauf 900 musulmans), 6 000 aux deux
villages chrétiens de Beïtjalla Beïtsahour, 4 500 aux douze villages
avoisinants. Or, sur ces 20 000 habitants, par suite de la guerre, plus de
la moitié, soit 10 000, sont réduits à l’indigence (exactement 5 000
indigents rien qu’à Bethléem). Il faut donc soutenir ces indigents dont le
C.I.C.R. ne s’occupe pas (vivres et vêtements), ouvrir des
écoles à leurs enfants (avec un repas par jour), hospitaliser leurs
malades (les deux hôpitaux de Bethléem sont débordés), ouvrir des
dispensaires (goutte de lait), et distribuer gratuitement des médicaments.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, il serait odieux
d’exclure de notre secours aux « réfugiés arabes » les musulmans. Il
serait aussi absurde de soigner les chrétiens en les qualifiants de « non
arabes », parce qu’en Afrique du Nord nous ne connaissons pas d’arabes
qui soient chrétiens (à part les Maltais). Dans la zone de Bethléem, comme
dans tous le reste de la Palestine, chrétiens et musulmans forment un bloc
unique, non seulement linguistique (et de langue très pure), mais
ethnique ; depuis deux mille ans, l’histoire permet d’y discerner deux
souches, des Nabatéens sédentaires venus d’outre-Jourdain, des bédouins
nomades venus du désert limitrophe. Et, comme les Celtes et les Francs
immigrés ont constitué la France, deux grands clans arabes ont peuplé
cette Cisjordanie où, depuis mille huit cents ans, il n’y a plus un seul
foyer hébreu ; les Keïs et les Yémen : Keïs, bédouins
d’Arabie centrale ; Yémen, sédentaires du lointain pays de l’encens et de
la « myrrhe », chassés par la rupture des digues (second siècle après
Jésus-Christ) et la persécution juive en Nedjrân (524 après Jésus-Christ :
premiers martyrs arabes) ; tribus de Lakhum (à Hébron), des Belhârith et
Kinda, (célèbre pour ses poètes). Encore aujourd’hui, les turbans des
Arabes, chrétien ou non de Palestine, marquent qui est Keïs
(marque rouge) et qui est Yémen (marque blanche). Il y a vingt ans, quand
une chrétienne de Beïtsahour (Keïs) épousait un chrétien de
Bethléem (Yémen) , il y avait entre les deux clans simulacre d’enlèvement.
La majorité est Keïs, le clan Yémen n’a plus que Bethléem, Jérusalem,
Abougosh ; Nazareth était jadis de clan Yémen, puisqu’à l’exclusion des
Croisés, au XIII° siècle, les musulmans y installèrent un moment des
Arabes judaïsés de clan Yémen.
Le lien d’amitié qui unit à la France les Arabes chrétiens de
la zone de Bethléem est séculaire ; et antérieur aux capitulations de
François 1er. C’est en France que se réfugia, en 1224, le
dernier évêque latin de Bethléem : à Clamecy qui devint « évêché de
Bethléem » (jusqu’en 1789), puis « archidiacone de Bethléem » ; et le
titulaire actuel, Mgr Jarey, vient d’y faire célébrer une messe pour notre
œuvre de secours. Lors de la libération de Bethléem par les Alliés en
décembre 1917, je fus profondément ému par l’immense acclamation unanime
de la ville de la Nativité saluant la visite du représentant de la France,
escorté de quelques officiers ; cette venue réalisait, aux yeux du peuple,
une prophétie d’une sainte carmélite arabe [ La bienheureuse Maryam
Bawardi, morte à Bethléem en 1878 ], morte en 1878 à Bethléem, et dont le
procès de béatification vient d’être repris à Rome. »
Témoignage Chrétien, 1er juillet 1949, p.5
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