La
médiéviste
« L’épreuve
la plus pénible, sans doute, de ma jeunesse s’est déroulée pendant les
années où j’ai été élève en théologie à l’Institut Catholique de Paris.
Les professeurs, jésuites, se montraient excellents mais l’enseignement
donné, obéissant à certaines consignes, me semblait navrant, quelque peu
dérisoire, en tout cas, privé d’intérêt. / A l’époque, en théologie,
j’étais la seule femme. »
Titulaire d’un doctorat d’état avec une thèse consacrée à Guillaume de
Saint Thierry, Marie-Madeleine Davy fut une médiéviste reconnue, mais une
médiéviste d’un genre un peu particulier. En fait, elle apparaît bien
plutôt comme une initiée à la philosophie médiévale, à la
« philosophie monastique », autrement dit à la Philosophie divine : « La
philosophie profane enseignée dans les écoles s’incarne dans le temps,
l’histoire, la temporalité, l’intellectualisme, la science humaine. C’est
ainsi que les traits du visage de Philosophie se brouillent, s’altèrent,
se décomposent. En revanche, la philosophie monastique, tournée vers
l’acquisition de la Sagesse, reste fidèle au mystère de la parole divine
exprimée dans l’Ancien et le Nouveau Testament ».
Cependant, cette
initiation ne constitue qu’une brève étape sur l’itinéraire de
Marie-Madeleine Davy. Dès qu’elle se tournera vers l’Orient, l’Orient
métaphysique, naturellement, que l’on chercherait en vain sur les cartes
de géographie, son attrait pour la philosophie médiévale cessera de lui
servir de guide intérieur : « Certes, les mystiques du moyen âge me
demeuraient chers, dira-t-elle, je ne les abandonnais pas.
Toutefois, la patrie de mon âme s’avérait orientale. Celle-ci m’apportait
une dilatation de tout mon être. Quelque chose de céleste, de
paradisiaque, de chaleureux. Je respirais dans une ampleur d’une extrême
intensité.
Attirée par la présence du mystère, je
comprenais que la théologie positive, affirmative ne me convenait pas. Je
préférais la théologie apophatique, négative, qui oriente vers
l’ineffable. Toute spéculation est récusée du fait de son insuffisance,
alors l’inconnaissance surgit ».
C’est ainsi qu’à Saint Bernard, qui lui
avait enseigné l’importance à accorder aux « sens intérieurs », succèdera
très tôt, dans le cœur de Marie-Madeleine Davy, Maître Eckhart : « Tout
d’abord, la quiétude cartusienne m’a séduite. En même temps, je me suis
promenée dans les vallées intérieures de Cîteaux. Les Rhénans, en
particulier Eckhart, m’ont ensuite propulsée vers un ailleurs que j’étais
incapable d’atteindre » De Maître Eckhart, justement, elle me dira un jour
qu’il avait été son plus grand amour – et qu’il lui avait appris le
« détachement de soi ».
De Marie-Madeleine Davy médiéviste, il
n’en faut pas moins souligner tout l’intérêt de quelques uns de ses
ouvrages, tels que son Initiation à la symbolique romane,
Flammarion, 1977, et son Initiation médiévale, parue chez Albin
Michel, en 1980 – dans la fameuse Bibliothèque de l’Hermétisme – ainsi que
son étude sur Saint Bernard. De cette fréquentation des hommes et des
œuvres du douzième siècle, Marie-Madeleine Davy aura retenu, d’une part,
que « la différence entre les hommes se réduit à celle-ci : la présence ou
l’absence de l’expérience spirituelle », et d’autre part, que « si
lumineuse qu’elle soit, cette expérience n’est pas acquise une fois pour
toutes, elle est vouée à des approfondissements successifs ».
La résistante
« C’est
à Marcel Moré que je dois le succès des rencontres de la Fortelle. Un
vaste château situé près de Rosay-en-Brie avait été prêté à mon groupe de
résistance pour y cacher des jeunes gens et des hommes qui auraient dû
partir pour le travail obligatoire en Allemagne. Nous y accueillions des
aviateurs alliés lorsque nos filières d’évasion se trouvaient sans
débouchés durant quelques semaines ou mois »
Durant la seconde guerre mondiale, Marie-Madeleine Davy s’est engagée très
tôt dans la Résistance. Agent de liaison à motocyclette, responsable d’un
réseau d’évasion, elle est restée très discrète sur ses activités et sur
les dangers encourus pendant cette période. A de rares exceptions près
dont une perquisition au château de La Fortelle, la veille du débarquement
allié, dont elle relate les circonstances dans Traversée en solitaire.
Durant ces années, elle profitera également de la mise à disposition de ce
château à son groupe de résistance pour organiser des rencontres – les
sessions de La Fortelle – à la manière dont Marcel Moré réunissait chaque
semaine, à la même époque, des intellectuels parisiens dans son
appartement du Quai de la Mégisserie. Il faut y voir sans doute une autre
manière de résistance à l’occupant. Quoi qu’il en soit, ce furent souvent
les mêmes intellectuels qui se retrouveront en pleine Occupation à La
Fortelle ou Quai de la Mégisserie : des philosophes comme Jean Wahl et
Maurice de Gandillac, le docteur Lacan, Lanza del Vasto, qui « jouait le
soir de la mandoline », Jean Grenier aussi et toute une jeune génération
d’écrivains : Michel Butor, Gilles Deleuze, Michel Tournier. Parmi
ceux-ci, encore, deux auteurs sont à signaler, le premier Pierre
Klossowski, qui aura en 1950 l’indélicatesse de publier un roman à clef,
intitulé La vocation suspendue, qui met en scène Marie-Madeleine
Davy ainsi d’ailleurs que Louis Massignon, et le second, Georges Bataille
pour qui Marie-Madeleine Davy éprouvera une vive sympathie : « Son
intelligence percutante pénétrait dans des zones rarement atteintes. Le
feu de son regard décantait. Il apportait, à sa manière, même dans ses
remarques parfois blasphématoires, une libération ».
Durant ces années, Marie-Madeleine Davy a
été très proche d’un vaste milieu intellectuel parisien, regroupé autour
de quelques figures majeures, tel que Jean Daniélou, entre autres. C’est
l’époque de la genèse de cette revue, fondée par Marcel Moré, Louis
Massignon et le futur cardinal Daniélou, Dieu vivant, qui eut son
heure de gloire dans l’immédiat après-guerre. Il n’est pas exagéré de dire
que Marie-Madeleine Davy s’est trouvée en contact avec ce que Paris
comptait d’intellectuels en vue à cette époque. Elle n’en aura pas moins,
plus tard, cette réflexion : « Toute cette période de rencontres, avec des
professeurs et des écrivains a été d’une extrême brièveté. Mis à part
quelques exceptions comprenant Robert Aron, Henry Corbin, Gabriel Marcel,
Nicolas Berdiaev, elle n’a pas laissé, en moi, de traces profondes,
seulement de très agréables souvenirs ».
Simone Weil, elle, est morte
en 1943, et Marie-Madeleine Davy ne l’aura rencontrée que de manière
épisodique. Cela ne l’empêchera pas de lui consacrer trois essais : « En
fait, reconnaîtra-t-elle, c’est moins sa personne que son œuvre qui
a pu me retenir. » De Simone Weil, elle dira ceci : « Cette femme, hors du
commun, bouleversait dès qu’elle prononçait quelques mots. Déjà, son
regard suscitait une sortie de soi-même, une ouverture vers l’essentiel.
Sa présence subjuguait. Cependant, elle risquait d’irriter du fait de son
caractère très entier ». Pourquoi son attirance pour Simone Weil ? Parce
qu’il était « impossible de discerner chez un être humain, philosophe ou
non, une telle passion pour la vérité ». C’est, en effet, cette « passion
pour la vérité » qui avait retenu l’intérêt de Marie-Madeleine, une
passion qu’elle-même partageait, mais sous un mode différent,
essentiellement intériorisé : « Un tel amour de la vérité ne sera
pas vécu par Simone Weil dans le retrait d’un choix de vie solitaire,
cette philosophie s’exprime et se manifeste dans le temps, elle prend
parti, opte pour des choix concrets, son existence devient le vivant
témoignage de ses options ».
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