"La gnose, l'ésotérisme ne concernent pas d'autres
vérités que la simple foi toutefois, par
l'approfondissement qu'ils suscitent, ils en changent la
teneur. Ce qui est vrai à un certain niveau devient faux
à un autre échelon. D'où cette différenciation de la
connaissance entre l'état animal, psychique et spirituel
dont a parlé Philon. On pourrait peut-être dire que les
secrets se cachent dans la mesure où il n'y a personne
pour les découvrir. Ils deviennent perceptibles et
s'offrent au déchiffrement de ceux qui possèdent le goût
des mystères, qu'il s'agisse de l'Orient ou de
l'Occident.
Guénon a signalé
l'excellence du Moyen Age occidental à l'égard de
l'enseignement secret. On peut penser que les moines,
les professeurs, les alchimistes n'eurent pas à cette
époque le monopole de la connaissance. Le peuple
illettré possédait un sens profond des mystères qui
était passé dans sa vie. Il connaissait en partie la
parole des Écritures. D'une manière naïve, il vivait
l'union du macrocosme et du microcosme. La nature était
pour lui reflet et l'art avec ses images et ses symboles
lui livrait un enseignement. Sa piété simple, sont goût
du merveilleux lui ouvraient des portes aujourd'hui
closes. L'urbanisme n'avait pas encore laïcisé l'homme !
Que depuis des siècles on présente une caricature du
christianisme, personne d'un peu averti ne pourrait le
nier.
Toutefois on ne
saurait désespérer. L'élan spirituel du Moyen Age est
venu des siècles après la conversion de l'Occident
chrétien à la dimension temporelle. Lors du baptême de
Constantin, ce n'est pas le César qui est devenu
chrétien, mais le pouvoir spirituel qui, en se «
césarisant », s'est déchristianisé.
La nouveauté de
notre temps est sans doute d'avoir l'audace de
comprendre que l'essentiel n'est plus à chercher dans
les voies qui durant des siècles ont été les nôtres.
L'homme n'a plus à recevoir une formation provenant de
l'extérieur. Signalant la dualité occidentale, Guénon a
montré que par exemple en Inde « il est impossible de
parler d'ésotérisme, en raison de l'absence d'une
doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique ». C'est
là tout le problème de ladvaita qui a tant
angoissé Henri Le Saux. Celui-ci n'a pu découvrir
l'unité à l'intérieur du vrai christianisme qu'après la
méditation des Upanishads. Selon Henri le Saux (Swami
Abhishiktananda), le passage au-delà des
oppositions ne s'effectue que par une plongée dans son
propre fond « en totale liberté et en absolue
disponibilité à l'Esprit ». L'homme ne peut atteindre son
propre fond que par un dépouillement rigoureux qui
consiste à enlever tout ce qui voile la source. Ce n'est
pas forcément la mondanité qui cache les secrets, mais
l'idolâtrie, qui sévit à l'état endémique dans les zones
religieuses de l'homme. Lorsque l'homme émergeant de sa
pesanteur s'éveille, il s'aperçoit que le haut et le
bas, le céleste et le terrestre, l'ésotérisme et
l'exotérisme sont autant de mots privés de sens. Les
termes d'Orient et d'Occident partagent un sort
identique : toute dualité s'efface.
Il importe
peut-être de modifier la vision proposée par René Guénon
à propos de la métaphysique, de la tradition et de
l'ésotérisme. L'ère de la métaphysique apparaît close ou
plutôt la métaphysique pure va se transformer en
métaphysique d'intériorité. Quant à la Tradition, il
convient sans doute de ne plus la rechercher uniquement
à travers des intermédiaires. Constater la carence
occidentale et interroger des gurus orientaux est -
d'une certaine manière - retarder une inéluctable
échéance.
L'homme de la
nouvelle époque, qui déjà s'ébauche, est d'abord invité
à connaître sa propre tradition avant de s'enrichir au
contact de celle d'autrui. Ainsi la connaissance de la
tradition chrétienne s'avère nécessaire pour mieux
saisir l'ampleur et la consonance des autres traditions.
Car l'homme nouveau est d'abord appelé à vivre sa
solitude et à l'assumer. Le besoin de quêter ici et là
risque d'appartenir à une forme de mondanité relevant
davantage de la psychologie que de la vie de l'esprit.
C'est donc vers
l'intériorité que l'homme nouveau doit diriger son
attention. Habiter avec soi (habitare secum),
permet de recevoir la fulgurance des révélations qui
jaillissent dans le silence. Tel est le merveilleux
héritage de l'homme qui accueille son Esprit-Saint, son
« intellect agent », dans un au-delà de tous les
systèmes.
René Guénon a
tracé une voie dont on ne saurait mésestimer la valeur.
Elle conserve son essentialité à l'égard d'une époque
donnée. Aujourd'hui, l'homme moderne tend à se libérer
du poids non seulement des institutions, mais de
certaines manières de voir et de vivre les traditions.
En s'universalisant, il s'ordonne à une plus grande
simplification, fruit de son intériorité.
Au IVème siècle, les
Pères du Désert demandaient volontiers aux anciens une
« parole de salut », c'est-à-dire une « parole de vie ».
Aujourd'hui, l'homme est invité à s'adresser à son
propre maître intérieur dans le mystère de sa dimension
de profondeur."
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