MONSIEUR OUINE ET LE ROMAN CONTEMPORAIN ou LE VIEUX NARCISSE EST MORT

par Armel Guerne

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         S'il était besoin de quelque nouvel exemple pour démontrer à nouveau combien le génie se rit des classements et des catégories où, pour assurer mieux ses jugements la médiocrité et l'envie prétendent l'enfermer, le voici.

         Car s'il existe un "genre" désarticulé, désossé, loqueteux, exténué, c'est bien celui du roman contemporain où tant de petits jeunes gens ou de pénibles vieillards s'essayent en triomphateurs. Avant de pendre au niveau ou le voici, déserté même par le plus lointain reflet de ce qu'on pourrait appeler une âme, dénué tout à fait d'ambition ou d'espoir, il a subi, sous ses cinq lettres, les assauts de toutes les entreprises les moins nobles. Roman ! Qui pensera sans frémir aux montagnes de papier qui se sont entassées depuis quelque cent ans sous cette excuse, obstruant tous les horizons ? Qui songera sans épouvante au nombre de talents dévorés par ce moloch infâme, lesquels eussent pu – si seulement ils avaient été contraints de faire un peu attention à eux-mêmes – illustrer, pour l'édification des générations futures, ces grandes familles d'esprits où nous n'aurons bientôt plus personne à inscrire ? Et qui donc osera, sans panique, penser aux effroyables ravages faits dans nos vaillantes consciences contemporaines par la marchandise innommable délivrée, au lieu d'une autre, sous cette étiquette universelle ? Roman !

         Notre époque pourrait bien, en définitive, s'inscrire dans le concert des âges comme la moins consistante et la moins douée de réalité que les hommes aient jamais connue et pratiquée : époque réaliste (non pas réelle) où la réalité s'épanche dans la littérature comme autrefois le rêve ; où la description d'une chose immobile ou mouvante, d'une famille, des faits et gestes d'un homme, ses instincts, ses ivresses physiologiques, n'importe quel reflet verbal de ce qui appartient au monde extérieur et apparent, suffit à faire pâmer les lecteurs et à les baigner voluptueusement dans les enchantements du rêve. Si la vie, la vie réelle, la vie brutale et solide, la vie intérieure de chacun était vécue réellement, brutalement, solidement, – qui donc irait chercher dans l'un ou l'autre de ces livres vains la jouissance d'une distraction ou l'intérêt d'un apprentissage ?

         C'est tellement le signe de notre époque, ce souci de distraire et d'être distrait, ce rabâchage de la lettre sans l'esprit, ce glissement inférieur de la réalité concrète dans les livres, ce transfert du monde sur le papier, qu'il eût fallu posséder la fureur d'enthousiasme ou l'innocence d'un archange pour oser, de nos jours, espérer encore quelque chose de ce "genre" dans le domaine de l'art véritable. Il semblait bien, une fois pour toutes et en mettant les choses au mieux, qu'il ne pouvait désormais qu'accueillir quelque nouvelle forme dégradée de l'art pour se vêtir un moment de sa défroque. Ainsi avec Marcel Proust ; ainsi avec Alain Fournier ; ainsi avec Raymond Roussel le merveilleux ou Kafka le voyant noir ; ainsi même avec André Breton (Naja) ou tel autre poète ravalé. Mais qu'un roman pût encore (ou de nouveau) intéresser efficacement l'avenir de l'esprit humain ; qu'un roman pût être autre chose qu'un livre plus ou moins réussi, une distraction, une acrobatie, une dentelle, qu'il pût être, véritablement, une œuvre essentielle, une capitale future pour l'intelligence de notre temps ; qu'un roman sortît soudain de la cohue des reflets mollement agités par le bavardage pour s'avancer, seul, et se lever ainsi qu'une apparition au-dessus de la réalité subjuguée, parlant et prophétisant comme un poème, – c'était bien la dernière chose à attendre ! Qu'une œuvre-maîtresse de notre temps pût s'accomplir par le roman, lui-même tellement le domestique de l'époque, je me serais méprisé comme un âne ivre si quelque égarement furieux ou quelque folie déchaînée m'en avait présenté l'illusion ! Et ce ne sont pas les romans d'agrégés si délectablement à la mode, fussent-ils comme ils le sont d'étouffantes ressucées de la bâtarde philosophie allemande (quand on ne sait pas écrire, de nos jours, on se fait "penseur") ni les romans d'amour des professionnels de ce genre exécrable, ni les romans-fleuves à prétentions panoramiques (quel est cet art qui cherche dans son étendue sa justification ou son alibi ?) ni aucune de ces choses fabriquées en pleine littérature et dont la seule confection distingue, en somme, Maurice Deboka d'André Gide ou André Maurois de François Mauriac ; ce ne sont certes pas ces produits de rebut qui eussent pu nous incliner avec quelque indulgence vers cette illusion.

         Or, c'est précisément ce "genre", le roman, que Georges Bernanos a choisi pour y faire éclater son génie et qu'il vient non seulement illustrer à son tour après Balzac et Dostoïevski, mais où il vient encore, avec Monsieur Ouine, ouvrir et découvrir toute une vierge perspective nouvelle. Pour le roman ? Oui, pour le roman. C'est-à-dire pour un art capable de nouveau de remuer profondément les consciences et capable, magistralement, de révéler à nouveau ces signes supérieurs où s'émeut la vérité et auxquels, lucide ou non, ignorante ou non, la réalité finit toujours par obéir. Une œuvre d'art ; un acte de l'esprit.

         L'incompréhension quasi-totale de la Critique nous avertit qu'il s'agit là d'un chef-d'œuvre : quelque chose qui devance les habitudes. Bernanos n'étant pas un inconnu, l'inaperception de l'une de ses œuvres au-dessus du Soleil de Satan, de l'Histoire de Mouchette ou du Journal du Curé de Campagne ne peut être imputable à l'inattention mais doit l'être à l'inaptitude. Oh ! combien significative !

         Le rythme de lecture d'un chef-d'œuvre appartient à un autre registre, c'est vrai, et ces MM. Critiques manquent obligatoirement de souplesse à modifier le leur, si terriblement sclérosé par l'habitude professionnelle. La forme d'un chef-d'œuvre – c'est-à-dire l'apparence sous laquelle il se présente à nous – manque nécessairement de politesse et ne peut que surprendre ou choquer. Cette forme, en effet, comptée partout ailleurs comme un charme de plus – ou de moins – dès qu'il s'agit d'une œuvre de lettres, modelée du dehors, toute décorative et pleine de révérences, cette forme est ici commandée du dedans, poussée rigoureusement et sans égards à être ce qu'elle est, modelée, collée sévèrement sur les nécessités intérieures, soucieuse uniquement d'exactitude et de vérité, donc sans complaisance pour elle-même et sans les mièvres grâces qui signalent ses consœurs. Donc, d'apparence redoutable. La forme d'un chef-d'œuvre n'est pas celle du bronze coulé dans un moule : c'est celle d'un fruit, lentement et profondément venu ; elle fait partie de la chose même. Elle est la chose même, sans égards pour nous. Fille de nécessité, cette sauvage se présente nue à nos yeux, avec sa peau palpitante et  neuve qui est la chair de son âme ; et le cérémonial d'usage est outrepassé : ce cérémonial vestimentaire des mannequins qui fait leur robe et leurs attributs plus importants qu'eux-mêmes et très-semblables à la très-nécessaire politesse des ambassadeurs portant, bien en évidence, sur leur plastron, enrubannés, médaillés, cordonnés, en rosette, leurs titres impersonnels au respect des contemporains. (En fait de politesse et ne voulant désobliger personne, comment passerais-je ici sans saluer d'un cri énorme le doux aveu de M. Claudel qui nous dit avoir répondu, sa vie durant, à la double vocation de poète et de... fonctionnaire ?). Ah ! le signe des temps !

         Depuis que tout le monde apprend à lire, n'importe qui "écrit" – à ses moments perdus, cela va sans dire. Donc personne ne sait plus lire, chacun quêtant sa pitance au niveau de sa gueule sans relever jamais le col. La littérature de "lettres" qui couvrit de ses vanités, génération après génération, les rares œuvres nécessaires, la littérature-littéraire fournit désormais à tous les étages et sa servilité n'aura jamais été aussi grande. Le roman est son passe-partout. Mais  n'est-il que cela ? La différence essentielle qui sépare une clef véritable, ouvragée et précise, et qui peut seule ouvrir une certaine porte, d'avec cet instrument informe, apparenté au rossignol, qui donne à son propriétaire le droit et le moyen de visiter toutes les chambres de l'hôtel – cette différence suffit-elle à expliquer l'incompréhension de la Critique à l'égard de Monsieur Ouine ? Non. Je veux bien que l'obligation pour certains de quitter l'hôtel meublé où ils avaient leurs habitudes feutrées et de se mettre, clef en main, à parcourir les rues et avenues pour affronter personnellement toutes sortes d'aventures et de misères odieuses à leur paisible nature avec le risque, mon Dieu ! le risque de la découvrir, à la fin, cette porte cherchée et de la voir s'ouvrir sur un domaine où l'on devient un autre ! je veux bien que cela, pour certains, ait été une très-suffisante raison de silence. Essayer furtivement cette clef sur une porte quelconque du domicile habituel ; ne pas ouvrir ; et déclarer qu'elle est mauvaise devait suffire à l'apaisement de ces tièdes consciences. Mais les autres ? Ceux qui sortent parfois de leur chambre meublée ; les intrépides que n'effarouche pas un coup de vent, un coup de froid dehors, un coup de chaud au cœur ? Car il doit bien rester parmi nous, malgré tout, quelques amateurs de chefs-d'œuvre ; quelques furieux amants de la vérité qui est la forme française de la Beauté par droit d'aînesse... Et quand la Critique défaille, on doit encore, malgré tout, rencontrer de ces généreux dont la voix commence l'avenir. Les redresseurs de torts qui arrivent au pas de course, cent ans après, ne  m'intéressent pas  et je tiens  pour de la littérature – de toutes les littératures la pire – la littérature nécrophile des professeurs, docteurs, commentateurs, exégètes, analystes, biographes, historiographes, anecdotistes, nomenclateurs et autres collectionneurs variés accumulant par bibliothèques entières leurs bichonnages posthumes sur les malheureux qui sont morts d'avoir dû trop mépriser, étant des vivants, leurs semblables. Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont ; et demain Léon Bloy. Et après-demain Bernanos.

 

          Un "genre" commence toujours avec ses maîtres. Ou plus exactement, il ne commence, en tant que "genre", qu'après les maîtres pour lesquels il n'aura été qu'un moyen alors que pour les premiers imitateurs il est déjà un but. Dostoïevski, Balzac avaient autre chose en tête que le souci de "faire" un roman ou de laisser une œuvre de romanciers. Ecrivains, oui, poètes, et poètes à leurs propres yeux, c'est-à-dire praticiens de la voyance intérieure et de la compréhension par l'amour, c'est leur vie personnelle qui est en avant, qui est perpétuellement en travail, "travaillée" ; leur travail ne commence  qu'après, sur  ce fonds  douloureux, dans ce  paysage éternel ; – et c'est alors que le tempérament décide et retient comme siens les moyens, le langage et le but. La loi des affinités secrètes et profondes, cette "obéissance" préalable de l'artiste  qui s'accorde deux fois : à son monde et au monde, commande au choix de son "métier". Et c'est cette obéissance, la conscience de plénitude dans cette obéissance, comme un Ange confortateur, qui lui délivrera tout ensemble l'autorité et la liberté – le génie. Car qui donc, je vous le demande, si ce n'est l'être génial en personne, se trouve ainsi renseigné jusqu'au plus silencieux de son sang sur ce qu'est le génie ? Humilité ou orgueil, vis-à-vis des autres hommes, ne sont que des attitudes d'auto-défense, une simple affaire d'humeur et de tempérament. Il s'agit, en effet, de préserver un certain sanctuaire intérieur dont on est un fidèle privilégié, un invité, un initié, de l'atteinte de leurs mains sales ou de leurs regards renversés qui sont chargés de souillures. Etendre aux autres hommes l'humilité intérieure et cette obéissance de l'âme à plus grand qu'elle-même, cela demande une adresse et une force dont seront seuls capables de très-grands chrétiens. Quant à l'orgueil, l'orgueil pratiqué vis-à-vis des autres hommes, cette fierté agressive d'être quelqu'un là où il n'y a personne pour comprendre, je m'étonne qu'on n'ait pas compris de quelle timidité il procède ; je m'étonne surtout qu'on n'ait point su insister jusqu'ici, sur le profond humour, la dérisoire ironie (vis-à-vis de soi-même) qui le marque au fer rouge. Il faut, pour être orgueilleux de ce qui n'est pas à soi, ou bien une humilité angélique ou bien une innocence, une naïveté proche des plus grands mystères. Quant à être orgueilleux de ce qui est à soi : les talents, l'adresse dans le métier, la supériorité relative, etc. l'homme de génie le peut-il avec sincérité, lui dont c'est le labeur quotidien de mesurer, à chaque effort, l'insuffisance et la pauvreté de ces "dons" faits par lui à son œuvre, lesquels ne sont au plus qu'un embarras ?

         Contraint par la nécessité et par l'extrême urgence devant le péril – la patience, cette vertu des pâles, étant alors crime de trahison – ; contraint dans toute une partie de son œuvre qui va depuis La Grande Peur des Bien-Pensants à nos jours, de porter en avant la voix profonde de la France, lorsque Bernanos parle au nom de la France, au nom des Français de cette France-là, immortelle non pas par son passé qui dure mais par son avenir qui vient et du besoin qu'en a le monde, lorsque Bernanos parle au nom des Français et s'en prend, de front, aux choses et aux gens dont le monde a fait des vedettes ou des idoles qu'il faut jeter à bas, il n'y a que les imbéciles pour croire que c'est là de l'orgueil. Je ne connais, moi, pas d'humilité plus grande que celle de cet homme, cet artiste, venu tout entier et tout seul au service éternel de son pays, vocatus : appelé.

         Pendant ce temps, les intellectuels subtils et innombrables, les maniaques de l'intelligence spéculative, ces parasites qui ont au lieu de cœur un miroir et au lieu de cerveau un suçoir, toute l'élite intellectuelle et tourbeuse de ce pays qui coule dans sa fiente continue à se distinguer, groupe par groupe, masse par masse, d'un "isme" à un autre "isme", dans l'exercice de ses manies et l'exécution de ses tours au milieu du cirque. Ils font du roman. Surréaliste, réaliste, moderniste, progressiste, socialiste, communiste, populiste, futuriste, contemporanéiste, existentialiste ; théistes, hégéliens, marxistes, freudiens – parasites toujours – ils fournissent de la marchandise au marché noir de la corruption des esprits et de la confusion des cœurs. N'avez-vous pas remarqué comme moi que les seules boutiques faisant étalage de leur luxe impudent et voyant sur nos trottoirs hantés par une foule pauvre, ce sont des bars discrets et innombrables où tous les trafics sont supposables et... les librairies ! Les librairies où, en vertu de l'identité des apparences, doivent être supposés des trafics non moins avouables et tout aussi profitables. Car là, les grands entrepreneurs (on sait la haute tenue et l'irréprochable fermeté de ces usuriers de la Pensée en présence de l'ennemi !) vivent sur la définitive liquidation des âmes. Passons !

         Notre civilisation est si manifestement décrépite et la conscience humaine est si évidemment prise dans son hiver, transie, paralysée, recroquevillée, "gelée" comme on le dit des capitaux inutilisables, que de telles entreprises, ayant le bénéfice magique du succès, non seulement sont trouvées licites mais je crois même qu'on s'en félicite. Beaucoup de gens, au spectacle de cette prospère floraison, dans Paris, de richissimes boutiques qui sont invariablement ou des bars de luxe ou des librairies chatoyantes (jamais un magasin d'autre chose) se tranquillisaient de la multiplication stupéfiante de ceux-là par la multiplication consolante de celles-ci. Honneur à l'intelligence ! C'est à l'accélération de votre pourriture, braves gens, que ces trafiquants-là travaillent. Ils font le même métier, les uns et les autres. Voilà tout. Les uns vendent du liquide ; les autres vendent du solide plus liquide encore et qui vous empoisonne plus sûrement. Cessez donc de lire des romans ! Prenez le temps de vivre votre temps, de regarder votre époque, de la penser vous-même. Vous aurez le temps de vous "distraire", de vous prêter à des histoires mensongères et serviles quand vous aurez vous-même tué le Mensonge que votre paresse, votre docilité, votre aboulie entretiennent grassement.       

         Le propre d'une grande œuvre est de parler au-dedans de chacun de ses lecteurs, c'est par cela qu'elle se signale à travers tous les temps ; l'ambition du roman contemporain, au contraire, est  de  lui  faire entendre une voix étrangère ; extérieure ; lointaine. Indifférente. Qui pipe la curiosité mais n'entraîne aucun assentiment, aucun refus. Cet artifice du dépaysement explique d'ailleurs à merveille cette vogue extraordinaire du roman étranger chez nous, où le talent n'a rien à faire. Le roman, déversoir de réalités sordides, de mœurs et d'habitudes éculées, sur lesquelles se trouvent brodée une histoire quelconque, tout cela connu et archi-connu, cela finit par écœurer. Mais si ces mœurs, ces habitudes et réalités auxquelles il se réfère appartiennent à quelque autre pays, cela lui donne un parfum de mystère, un arrière-goût singulier, un relent de quelque chose d'inconnu – et c'est ce qui enchante. Que cela vienne de Scandinavie, d'Amérique, d'Angleterre ou de tout autre coin du monde – romans chinois, romans zoulous – que cela vienne d'un point quelconque de l'histoire passée, le personnel abêti de la France contemporaine attend non pas une idée, une pensée, un sentiment quelconques, mais une imagerie quelconque, un faux-semblant quelconque, une apparence quelconque, un éclat de miroir où se puisse prendre encore l'alouette gauloise, autrefois l'oiseau des hauteurs, chantre du ciel bleu, et maintenant, ses ailes rognées, le rampant des latrines de l'univers.

         Ces nouveau-nés américains ou russes, vivant au cœur de paysages qui eussent assommé par leur étendue et leur inhumanité les foules centenaires qui pélerinaient à Chartres ou à Saint Jacques de Compostelle, voyons ! voyons ! croyez-vous qu'ils aient quoi que ce soit à nous apprendre, quoi que ce soit qui puisse nous être utile ou nécessaire à nous, enfants de notre paysage, arrières-petits enfants des grands aventuriers du cœur et de l'esprit ? Non. Et je n'ai nul regret à vous le dire. C'est non. Rien. Si nous consentons  à être encore un peu nous-mêmes, il nous reste à peu près tout à leur apprendre, à leur expliquer, à leur faire comprendre. Mais d'eux à nous, rien, c'est le néant. Le néant des combinaisons commerciales et des traficotages diplomatiques pour l'établissement d'une paix honteuse faite comme un crachat de malade après raclements de gorge, gargouillis et profonds efforts. Un crachat sur le monde. Un crachat sur la face humaine faite, comme on sait, à l'image de Dieu. Libre à la science d'accourir avec ses éprouvettes, microscopes et autres ustensiles à l'usage des savants, libre aux troupes blanches de ces savants eux-mêmes d'accourir, alléchés, pour l'examen, l'analyse, le sous-pesage, le métrage et la distillation de la chose. Nous avons, nous, autre chose à faire. Nous pouvons, nous, penser encore un tout petit peu. Et pas seulement avec la tête : avec le cœur.

         Le monde tout entier ne respire plus que par  quelques  hommes. Américains ? Russes ? Anglais ? Allemands ? Non ! humains. Et leur effort, à lui seul, soutient le poids formidable du cadavre du monde partout où il est déjà mort. Un tout petit peu d'air dans ce corps rigide, est encore respiré par ces hommes-là, un tout petit espoir de vie entretenu, par eux seuls. Qui sont-ils ? Des hommes libres, qui veulent rester libres d'être des hommes. Des hommes qui veulent rester libres de ne pas mentir à eux-mêmes et aux autres, libres de ne pas servir n'importe quoi, n'importe comment pour survivre. Des hommes qui savent IMPOSSIBLE l'avenir qu'on prétend nous imposer parce qu'ils ne veulent rompre ni avec le passé ni avec l'avenir millénaires d'une humanité unique qui ne peut renoncer à elle que pour mourir ; et parce qu'ils voient, eux, la rupture : juste devant nos pas. La mort. Des hommes, des vivants. Des hommes indispensables. Reconnaissables à ceci qu'ils ont tout le monde contre eux et que leur voix, cependant brise tous les silences et domine. Des hommes ? Peut-être UN seul !

         Pensons-y bien, je vous en prie ; mettons-y le temps qu'il faudra. Mais pensons-y ! Combien de choses, combien de signes, combien d'avertissements avons-nous laissé passer sans les apercevoir, sans les nommer, pour en être petit à petit, insensiblement, de proche en proche, arrivés à ce point où, sans rien exagérer, sans déformer rien par goût de l'emphase ou désir de louange – il n'y a vraiment pas de quoi se vanter ! – quelqu'un parmi nous plus soucieux de vérité, puisse se demander aujourd'hui en tremblant combien il nous reste d'hommes dans le temps présent dont l'existence (existence ou essence, que nous importe !) comporte un avenir pour nous tous. Comporte : porte avec elle ; engendre. Combien il nous reste d'hommes qui soient vraiment une semence d'humanité et non un souffle de mort. Combien de cristaux authentiques – ces étoiles du monde inférieur – combien de cristaux vivants au sein confus de la masse, capables de la précipiter vers une naissance difficile au lieu, comme ces leaders politiques qui n'en font pas partie, de l'endiguer, sous prétexte de maintenir l'ordre, dans son écoulement vers la mort. Combien ?

         – Peut-être UN SEUL ! Telle est la réponse terrible. Aussi terrible, on s'en doute, pour ce solitaire insigne, agréant ce risque-là, que pour ses congénères, conscients ou non, qui reposent sur lui de tout leur poids.

      *

 

       Le roman contemporain, véhicule de sommeil empoisonné fait par tous et pour tous ; cet artifice misérable et polyglotte répondant, partout à la fois, à l'idée la pire que se puisse faire un boutiquier sur la nécessité de l'art (la musique adoucit les mœurs, la peinture égaye les murs sombres, la lecture aide à passer les mauvais moments) ; le roman contemporain, seule entreprise rentable de la littérature de tous les temps, agitant de nos jours des fortunes colossales (chez les éditeurs, bien entendu ; les auteurs sont de pauvres types qui ne tirent à eux que la gloire comme bénéfice de leur trahison ou de leur innocente domesticité) ; – de quel maléfice tient-il son triomphe ? Si bas qu'on puisse amener une chose par l'usage qu'on en fait, comment, par quel secret péché contre l'esprit a-t-il pu, descendant de si haut, parvenir au sous-sol  d'une époque moralement  une des plus basses de tous les temps ?

         Ni la race d'Abel ni la race de Caïn, seraient-elles tout à fait fourbues, ne parviendront jamais – on doit le supposer – à une perfection de platitude aussi accomplie, à une aussi idéale non-éminence de médiocrité. Triomphant par le nombre, dans un temps où le nombre est l'unique noblesse admise ; triomphant par la nullité, dans un temps où la nullité devient indispensable à qui veut demeurer hors d'une prison ; triomphant dans la confusion des langues en un temps où le babélisme est la maladie privée de chacun des idiomes pratiqués sur le globe ; triomphant de tous les triomphes par lesquels notre temps hargneux et déconfit se précipite à l'abîme, se défait, se démembre, se vide ainsi qu'un cadavre dans sa fosse ; – il porte triomphalement le signe du temps.

         Allons ! il faut le dire : le roman, vieil enfant de Narcisse a pu connaître dans sa jeunesse bien des splendeurs et des gloires. Sa vieillesse est infâme et démoniaque très-nécessairement. Aucune grimace, aucun ravaudage sur sa face ne le retireront de ce puits de tristesse où s'enfonce, dans un esseulement affreux, stérile, indolore, sans secours ni recours du côté de Dieu ou du côté du Diable, le vieux-beau cloîtré dans son orgueil qui s'était fait une religion de la contemplation de soi.

         Regardez-moi, comprenez-moi, observez-moi bien, disait l'homme ; et voilà tout le roman. La jeunesse et le génie aidant, des avenues parfois étaient ouvertes, des perspectives qui ouvraient sur le ciel ou l'enfer. Mais alors, Narcisse était trahi, trompé, bafoué ; l'étude et la contemplation de l'homme étaient un moyen, l'homme était un prétexte, un microcosme provisoire. Dostoïevski, à la veille de changements redoutables, sur la charnière d'un temps à un autre temps et qui sentait venir une volée furieuse de la civilisation après la volée paisible où elle avait vécu, Dostoïevski empoigne l'homme à la gorge et le secoue, le fait crier. Regardez-le ! Voyez ce qu'il est, jusqu'où va la puissance dont il est l'enfant, le produit, le dangereux dépositaire. Mais regardez-le donc, ce monstre, il est votre frère. Cet assassin n'est pas horrible ; ce pitoyable véhicule des pensées plus dangereuses, plus mortelles que la peste ou la guerre ; ce dément est un sage. Et nunc crudimini.

         La prétendue psychologie de Dostoïevski (dont le début du siècle fut si fier, comme d'ailleurs de toute psychologie, science-narcisse par excellence, et donc science des sciences dans le temps du Narcisse) est en vérité une poétique de la Providence. Il ne se distrait et ne distrait personne de l'éternité : ni lui, ni ses héros, ni ses lecteurs.

         Balzac prend la société à la gorge, la secoue, lui fait vomir son secret horrible. Il ne fait pas plus de romans que Dostoïevski ; mais comme lui, comme tout créateur, s'engage, engage son salut, lutte avec l'Ange sur l'arène de ce monde dont il assumait en lui la présence et le drame. A l'Âge de Narcisse, lui, il n'usait pas de miroir, n'en voulait point avoir. Sa voyance continue et le défilé de ses visions ne le renseignaient que sur Dieu. Narcisse triomphant de façon éclatante dans tout son siècle s'est brisé sur son orgueil. Sur son orgueil de poète. Et voilà pourquoi, avant Monsieur Ouine, il m'a fallu parler tout d'abord de Dostoïevski et de Balzac ; et de tous deux seulement.

*

 

         L'Âge de Narcisse, voilà le nom de cette civilisation qui ne compte, après tout, que quatre ou cinq siècles, et dont la sénilité tremble et bave dans nos malheureux jours. Non pas même une religion de l'homme, mais, plus imbécile encore, la religion de la puissance de l'homme, la superstition devrais-je dire de sa toute-puissance objective.

         Quatre ou cinq siècles, qu'est-ce donc pour une civilisation orgueilleuse qui s'est choisie elle-même ses ancêtres et qui a réorganisé pour son profit et selon ses méthodes personnelles tout le passé à sa manière, comme si ce passé-là n'avait pas d'autre prix, pas d'autre poids dans l'humanité, pas d'autre usage que la distraction et la décoration de son orgueil ?

         Facile à voir : un printemps païen de mensonges fleuris et d'apparences splendides, la surnommée Renaissance. Fille ingrate du Moyen-âge dont elle trafique les richesses, elle commence par un reniement, s'illustre par la Réforme et découvre le monde. Un été dont le midi solaire s'arrête autour de Louis XIV et la longue soirée dite Siècle des Lumières. Les bises froides des philosophes. L'automne et ses richesses profondes, les romantismes ; presque une foi retrouvée dans la Nuit. La Nuit qui vient : la longue nuit d'hiver. L'hiver enfin, où nous voici forclos ; l'hiver ou gèle la conscience humaine, insensibilisée par le froid. L'hiver qui fixe en formes solides (l'Economique ; le Politique ; la Science) tout ce qui, jusque là, se mouvait comme une eau dans le monde des idées. L'hiver qui transforme en glace toutes les transparences, toutes les apparences où se promenaient, parfois encore, les yeux distraits de Narcisse fatigué de lui-même. L'hiver où meurt Narcisse, le hideux vieillard, l'inhumain qui n'appartient à personne ; le non-humain Narcisse, le sans-amour, le sans-chaleur, condamné à la fixe contemplation absurde de sa déchéance. L'hiver, l'âge du feu intérieur, du recommencement secret ; le terrible aveuglant hiver où la souffrance enfin ressentie fait sortir l'espérance, conspuée depuis quatre cents ans, la discrète compagne, qui n'avait pu que de loin en loin nous faire un signe de la main à l'occasion des grandes catastrophes. L'hiver, le dur hiver qui veut des hommes durs pour le passer – et qui tue tous les autres.

*

 

         Voilà donc, enfin, Monsieur Ouine, le vieux Narcisse revêtu par instant encore de tous les prestiges de l'intelligence et thaumaturge des catastrophes. L'intermittent Monsieur Ouine – qui n'est pas un roman, ah ! non ; mais la révélation cruelle, précise et salutaire de l'horrible vieillesse du Désespoir dans l'agonie d'un monde, la surnaturelle démonstration des modalités de cette agonie suspecte, évidente surnaturellement et naturellement invisible, inapparente, inexplicable. Naturellement insaisissable.

         Ceux qui – tels nos critiques – sont venus là chercher une quelconque histoire, le nœud d'une intrigue, une distraction à leur mesure, un jeu à la fois policier et littéraire comme dans tous les romans, ceux-là ont tellement été trompés dans leur attente, trompés par leurs propres préventions et habitudes qu'ils en sont restés stupides. J'épargnerai à la Critique contemporaine la honte de voir ici, reproduites, les fleurs, les gerbes de sottises par lesquelles elle a marqué sa déconvenue. Mais je noterai, pour ma délectation personnelle, la naïveté avec laquelle elle fait, à tout coup, son propre procès, dès que l'occasion s'en présente. Intellectuels maudits ! Il est à peine croyable, quand on le voit, de constater à quoi par eux, ont été réduits les cercles de la pensée qui devraient, saison après saison, étendre leurs ondes jusqu'aux soleils les moins connus. Car il y a une pensée moderne (comme si toute pensée n'était pas éternelle !), une pensée moderne revêtue d'une langue barbare ou loufoque, prise dans un corset, une pensée sans souffle ; son cercle s'est réduit aux dimensions d'un cirque minuscule. Il y a une pensée moderne dont la caractéristique est de ne penser jamais, mais de tourner en rond, de plus en plus vite, dans la sciure et le crottin de l'époque, avec les autres fonctionnaires, sans risquer jamais un regard au dehors.

         L'époque "réaliste", en effet, devait se signaler par l'absence totale de pensée et substituer à ce mouvement de l'âme les sauts de pure rhétorique de ses intellectuels spécialisés. Nihil in intellectus...