Le métronome
Quand on s'occupe du temps qu'il fait, en
vérité, que fait-il? Façons curieuses de parler : il fait beau, il
fait mauvais, il va pleuvoir, il a gelé la nuit
dernière. Dehors, on est mouillé, glacé, accablé de chaleur, fouetté par
le vent qui tient un jeu de cartes et qui abat tantôt un as, tantôt un
sept, voire parfois qui glisse dans le jeu, prestement, une figure
biseautée ou une carte transparente. Pourquoi tricherait-il, puisqu'il ne
ramasse jamais les plis? On se demande même s'il joue... - Il ne joue pas.
Il ne triche jamais. Ceux qui l'ont rencontré en mer ou en haute montagne
savent qu'il est un grand seigneur, le personnage incarné des humeurs du
temps, un monarque dont l'empire ne reconnaît ni jour, ni nuit, ni saison,
ni distance, qui fait partout sa volonté. Une puissance capable de
surpasser toute douceur dans la caresse, s'il lui plaît, toute violence
dans sa violence; capable de faire reculer toute fureur dans sa colère où
nul jamais n'aura pu découvrir la moindre trace de passion. Étrange,
parce qu'il est toujours plus grand qu'il n'est, dans la force comme dans
la délicatesse. Le vent du temps qu'il fait. Tueur glacé des grandes
plaines boréales, brasseur de nuages, rongeurs de rocs, pétrisseur acharné
des sables du désert, brûleur d'yeux, incendieur, assassin, messager,
cascadeur des crêtes marines, casseur de corps, volupté des longs soirs
endormis de l'été, aiguille fine des blanches aubes, couteau, hache,
assommoir, coureur de chance, aventurier, récolteur de la manne, main de
la main des anges, soupir, musique, tonnerre, sirène des naufrages,
trompette de la mort. Compagnon des moments. Toujours là, même quand il
n'est pas là. Étrange frère.
Où il est, on le sait. Où il en est, nul
ne pourra jamais le deviner. Il ne joue pas. Il bat le jeu. Ses doigts
sont au nombre de mille dans un galop perpétuel quand il mêle les cartes,
et d'une agilité insoupçonnable quand il s'y met. Après qu'il est passé,
on ramasse les branches cassées, les cheminées à terre, les tuiles
enlevées. On reconstruit souvent les jetées contre lesquelles il a poussé
l'océan. On rebâtit. Il revient. Ou il reste des années au loin, ne
déléguant ici que des brises ou des zéphyrs, des ondées anodines ou des
torrents de rire. Redoutable chez tous ceux qui n'y pensent plus. Il lui
arrive même de tordre et de couder tout invisiblement les ondes et les
sons qu'en général il porte. S'il lui plaît. Il se garde en réserve sous
le nom d'un démon dans les mers de la Malaisie. Typhon. L'ouragan, la
tempête, c'est toujours lui. La force de toutes les forces qui ne
parvient, parfois, sous l'aplomb de midi, pas à bouger un cil de la boule
fragile du fruit du pissenlit. Souvent, quand il est déchaîné, je me
demande ce que font les oiseaux et où se tiennent les insectes, les
myriades colorées des moucherons divers. Ils moucheronnent, je sais. Mais
où?
Il peut hurler, chuchoter, parler sur
tous les tons; on sait toujours le reconnaître à ses voix. Mais il ne veut
jamais rien dire. Il embouche d’énormes trompettes, fait retentir
d'immenses orgues pour clamer son secret, jusqu'à casser les vitres. Mais
il ne laisse rien de lui derrière soi. Il nous parle sans cesse. Il n'a
jamais rien dit. Ou bien serait-ce nous qui ne savons pas la comprendre,
lui qui s'acharne à nous parler? Un dimanche de mai... Une nuit de Noël...
Une marée d'équinoxe... Un soir d'orage que soulignent les foudres… Un
jour quelconque, tout ordinaire, familier au point qu'au lendemain, on ne
sait plus le reconnaître... Le voile gris, pesant et toujours déchiré
quelque part d'un après-midi de vendredi saint... N'importe quand...
N'importe où. Ses hauteurs ne sont pas nos hauteurs et il passe sur nous.
Ouvert comme une bouche ouverte. Maintenant, oui, je puis le dire : les
moucherons restent posés sur sa lèvre indéfinissable et ils se sauvent
parce qu'il sourit. Le prophète est celui qui porte la parole devant soi :
c’est elle qui l'attire, et il n'a nul besoin de la connaître; il n'a
besoin que de l'aimer. Dans la pire tempête, et dussé-je en mourir, je
saurai que le vent sourit.
Il faisait autrefois partie de la famille
: on lui tendait les voiles des navires, les toiles des moulins, et ceux
qui naviguaient, ceux qui mangeaient de sa farine avaient beaucoup appris
à lui dire merci. Mais à présent qu'on ne lui donne même plus la lessive à
sécher, plus puissant que jamais, il court le monde habitué à nos portes
fermées. Mieux que quiconque, il sait de quoi nous sommes orphelins,
derrière, à chaque nouveau tour de clef. Lui ne nous manque pas : il peut
toujours nous le montrer, comme il le fait de temps à autre. C'est nous
qui lui avons manqué, et bien plus gravement, bien plus impardonnablement
dans l'absolu, bien plus définitivement que notre outrecuidance ne nous
permet de deviner dans l’inconscience du veuvage ! Quand il balaie dans
ses hauteurs nos nuées atomiques et quand il pousse devant lui des neiges
surchargées, des pluies lourdes de mort, quand il emporte en tourbillons
le sable empoisonné, il ne peut que sourire de la fragilité de nos portes
fermées. Il sourit, en effet, mais ce n’est pas sur nous et ce n’est pas
pour nous, dont il ne peut être complice. Détourné de ces condamnés, il
sourit de l’autre côté. Il sait déjà qu’un jour prochain, il n’y aura plus
d’homme, mais que sur cette absence, quelle qu’en puisse être la forme, il
y aura toujours du vent. Car notre humanité peut très bien disparaître en
s’étouffant bêtement dans son ombre, et s’engouffrer à tout jamais dans
l’épaisseur de sa viande. Elle est en bon chemin. Et sur ce peuplement
aussi, qui est la contre-image horrible du désert, sur le moucheronnage de
cet informe grouillement, un vent est nécessaire : le vent devra passer.
Le vent dernier. Il passera toujours lui-même, pourra passer et repasser
encore, celui qui avait une fois, pour nous faire, séparé les eaux d’en-haut
des eaux d’en-bas. Pour nous défaire, il le fera encore.
Le vent du monde nous l’avons remplacé
nous-mêmes.
Le vent du ciel, nous l’avons négligé.
Le vent de Dieu, nous l’avons oublié.
Trois fois l’image de lui-même, le
souverain.
Armel Guerne, Le poids
vivant de la parole, Solaire, 1983
Regarder n'est pas voir
Encore une fois, ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien de chanter (et
personne au fond n'a envie de chanter). Ça ne sert à rien de gémir. Ça ne
sert même à rien de regarder ; il faut voir. Ça ne sert absolument à rien
de répéter que tout se répète toujours. Ce n'est pas vrai. Dans la vie de
tout homme il arrive un jour où tout ce qui s'est toujours répété
jusqu'alors ne se répète plus. Ne va plus se répéter. Et tout ce qui était
vrai jusqu'alors ne l'est plus. Il y faut autre chose. Quelque chose de
plus vrai, qui reste vrai en passant de la vie d'un homme à la vie d'un
autre homme. Dans la vie de chacun, il y a cette même chose-là : tout ce
qui n'était vrai que par la répétition assurée, que par l'habitude qu'on
en a, ne sert plus à rien. Et la seule question est de savoir de combien
cet unique moment-là précède la mort. Combien de fois on l'a raté, à force
de se répéter que tout se répète toujours, combien de fois on a manqué de
le voir depuis la naissance ; mais oui, depuis la naissance. Combien de
fois on a systématiquement passé à côté, par feinte, par ignorance, par
omission, par habitude de se coucher comme d'habitude, de se lever comme
d'habitude, de manger comme d'habitude, d'être malade et de guérir comme
d'habitude, comme si tout se répétait toujours, comme s'il n'y avait
jamais rien eu d'autre que l'immensité de la répétition de l'habitude sans
commencement ni fin. Combien de fois on aura passé à côté de ce moment-là
où tout commence, où tout finit, une fois pour toutes et à jamais ?
Combien de fois, jusqu'au tout dernier moment, on aura raté l'occasion de
savoir et d'apprendre ? Jusqu'à ce tout dernier moment que voici, où la
répétition ne se répète plus et où il faut bien qu'on apprenne et qu'on
sache puisque tout à l'heure on va mourir.
Toute la question est de
savoir combien de temps avant la mort cette révélation est faite, et s'il
nous reste assez de temps avant de mourir pour avoir faim de vérité
différente, pour avoir faim tout à fait, une fois pour toutes et à jamais,
de la vérité absolue, la chose unique et sans répétition, qui demeure.
S'il reste assez de temps pour voir avant que, dans les yeux, se recule le
regard, s'éteigne le regard. S'il reste assez de temps pour faire son
salut.
Encore une fois, ça ne sert à
rien de répéter que puisqu'il en fut ainsi depuis un nombre incomptable de
fois, il en sera encore ainsi tout à l'heure. Ce n'est pas vrai. Puisque
c'est l'exception qui confirme la règle. C'est l'exception qui fait tout
le chemin. Le piétinement de la règle, le piétinement de la loi, le
piétinement innombrable de l'ordre, le piétinement des millions de pieds
de la répétition, le piétinement tranquille, l'énorme remuement immobile
des millions de pieds de l'habitude, cela ne fait pas un pas. Cela ne fait
que de la poussière. C'est l'exception qui fait le pas en avant. C'est ce
moment où rien ne se répète plus de ce qui s'est répété autant qu'on a de
mémoire. C'est ce moment-là qui fait tout. Quand tout ce qu'on a appris à
savoir, tout ce qu'on a bien voulu consentir à apprendre à savoir, au
milieu de quoi on a, comme au milieu de ses meubles, pris l'habitude de
vivre, la science du monde et la sagesse du monde, quand tout cela ne sert
plus à rien du tout.
La superstition, c'est de se
fier à ce qu'il y a derrière. Quand ce qu'il y a devant vous tombe dessus,
à quoi cela sert-il de savoir – si l'on est incapable de penser,
d'inventer – à quoi cela sert-il de savoir que depuis que le monde est
monde cela ne s'était jamais passé ainsi ? A quoi cela sert-il d'avoir
derrière soi des montagnes de connaissances, des Himalayas d'habitudes et
de répétitions, et des us et coutumes, et des règlements, et des
conventions, quand ce qui se présente est tout simplement neuf, vivant,
naissant, et n'est pas de ce ressort-là ? Quand le futur reste dans le
futur, tout est dans l'ordre ; qu'on se rassure ! L'ordre règne pour la
paix des bien-pensants ; et tout est une question d'habitudes. Mais quand
le futur tombe enfin sur le présent ?
Car ce jour est inévitable et
il arrive pour chacun de nous.
Or je vous dis que nous sommes
à l'un de ces jours-là du monde. Que rien de ce qui ressemble à notre
passé ne sert à mastiquer l'inquiétude, qu'on ne peut plus se cacher dans
les habitudes mais qu'il faut savoir tout penser, qu'il ne sert à rien de
chanter, qu'il ne sert à rien de gémir comme si ce n'était pas vrai ;
qu'il ne sert à rien de faire semblant de ne pas voir. Ce n'est plus
suffisant.
Parce que le monde où nous en
sommes, à force de mourir, depuis le temps qu'il se meurt, a fini par
mourir tout à fait : cela ne sert à rien de faire comme s'il se répétait
toujours. Il ne se répète plus. Voilà tout. Lui aussi connaît ce moment.
Et voici qu'il faut tout inventer de nouveau. Cela ne sert à rien de
regarder, comme on avait si bien l'habitude de le faire, parce que
regarder n'est pas voir et que c'est VOIR qu'il nous faut.
Armel Guerne,
Au
bout du Temps, Solaire, 1981 |