DOCUMENTS LITTERAIRES

 

Voir aussi "Monsieur Ouine et le roman contemporain", par Armel Guerne - Retour à Armel Guerne - Armel Guerne, poète

  

 

 

 

 

 

 

COMME IL Y VA

 

          Le rêve à pas de neige

          Le rêve à pas de colombe

          Le rêve à pas de gouffres d'incendie,

          Le rêve à pas de larmes

          Le rêve à pas de prophétie

 

          A pas de pluie, à pas de peur

          A pas de suie et à pas de sueurs,

          Le rêve à pas d'abîme

          Oh ! sa lueur

          A couru tous les ciels de ton astre immobile.

          Le rêve, pas à pas

          Le rêve à pas de racine

                                                          

          Toi ou quel homme, – à pas d'enfance

          Suivra le ciel à pas de ciel

          Sous le porche du monde,

          Suivra le monde à pas de mort

          Et l'encore à pas de toujours

          Et l'encore à pas de jamais ?

          Marchons.

 

          Armel Guerne, Le temps des Signes, Plon, 1957 ; Granit, 1977

 

Le métronome

Quand on s'occupe du temps qu'il fait, en vérité, que fait-il? Façons curieuses de parler : il fait beau, il fait mauvais, il va pleuvoir, il a gelé la nuit dernière.  Dehors, on est mouillé, glacé, accablé de chaleur, fouetté par le vent qui tient un jeu de cartes et qui abat tantôt un as, tantôt un sept, voire parfois qui glisse dans le jeu, prestement, une figure biseautée ou une carte transparente. Pourquoi tricherait-il, puisqu'il ne ramasse jamais les plis? On se demande même s'il joue... - Il ne joue pas. Il ne triche jamais. Ceux qui l'ont rencontré en mer ou en haute montagne savent qu'il est un grand seigneur, le personnage incarné des humeurs du temps, un monarque dont l'empire ne reconnaît ni jour, ni nuit, ni saison, ni distance, qui fait partout sa volonté. Une puissance capable de surpasser toute douceur dans la caresse, s'il lui plaît, toute violence dans sa violence; capable de faire reculer toute fureur dans sa colère où nul jamais n'aura pu découvrir la moindre trace de passion.  Étrange, parce qu'il est toujours plus grand qu'il n'est, dans la force comme dans la délicatesse. Le vent du temps qu'il fait. Tueur glacé des grandes plaines boréales, brasseur de nuages, rongeurs de rocs, pétrisseur acharné des sables du désert, brûleur d'yeux, incendieur, assassin, messager, cascadeur des crêtes marines, casseur de corps, volupté des longs soirs endormis de l'été, aiguille fine des blanches aubes, couteau, hache, assommoir, coureur de chance, aventurier, récolteur de la manne, main de la main des anges, soupir, musique, tonnerre, sirène des naufrages, trompette de la mort. Compagnon des moments. Toujours là, même quand il n'est pas là.  Étrange frère.

 Où il est, on le sait. Où il en est, nul ne pourra jamais le deviner. Il ne joue pas.  Il bat le jeu. Ses doigts sont au nombre de mille dans un galop perpétuel quand il mêle les cartes, et d'une agilité insoupçonnable quand il s'y met. Après qu'il est passé, on ramasse les branches cassées, les cheminées à terre, les tuiles enlevées.  On reconstruit souvent les jetées contre lesquelles il a poussé l'océan. On rebâtit. Il revient. Ou il reste des années au loin, ne déléguant ici que des brises ou des zéphyrs, des ondées anodines ou des torrents de rire. Redoutable chez tous ceux qui n'y pensent plus. Il lui arrive même de tordre et de couder tout invisiblement les ondes et les sons qu'en général il porte. S'il lui plaît. Il se garde en réserve sous le nom d'un démon dans les mers de la Malaisie. Typhon. L'ouragan, la tempête, c'est toujours lui. La force de toutes les forces qui ne parvient, parfois, sous l'aplomb de midi, pas à bouger un cil de la boule fragile du fruit du pissenlit. Souvent, quand il est déchaîné, je me demande ce que font les oiseaux et où se tiennent les insectes, les myriades colorées des moucherons divers. Ils moucheronnent, je sais.  Mais où?

 Il peut hurler, chuchoter, parler sur tous les tons; on sait toujours le reconnaître à ses voix. Mais il ne veut jamais rien dire. Il embouche d’énormes trompettes, fait retentir d'immenses orgues pour clamer son secret, jusqu'à casser les vitres. Mais il ne laisse rien de lui derrière soi. Il nous parle sans cesse. Il n'a jamais rien dit. Ou bien serait-ce nous qui ne savons pas la comprendre, lui qui s'acharne à nous parler? Un dimanche de mai... Une nuit de Noël... Une marée d'équinoxe... Un soir d'orage que soulignent les foudres… Un jour quelconque, tout ordinaire, familier au point qu'au lendemain, on ne sait plus le reconnaître... Le voile gris, pesant et toujours déchiré quelque part d'un après-midi de vendredi saint... N'importe quand... N'importe où. Ses hauteurs ne sont pas nos hauteurs et il passe sur nous. Ouvert comme une bouche ouverte. Maintenant, oui, je puis le dire : les moucherons restent posés sur sa lèvre indéfinissable et ils se sauvent parce qu'il sourit. Le prophète est celui qui porte la parole devant soi : c’est elle qui l'attire, et il n'a nul besoin de la connaître; il n'a besoin que de l'aimer. Dans la pire tempête, et dussé-je en mourir, je saurai que le vent sourit.

Il faisait autrefois partie de la famille : on lui tendait les voiles des navires, les toiles des moulins, et ceux qui naviguaient, ceux qui mangeaient de sa farine avaient beaucoup appris à lui dire merci. Mais à présent qu'on ne lui donne même plus la lessive à sécher, plus puissant que jamais, il court le monde habitué à nos portes fermées. Mieux que quiconque, il sait de quoi nous sommes orphelins, derrière, à chaque nouveau tour de clef. Lui ne nous manque pas : il peut toujours nous le montrer, comme il le fait de temps à autre. C'est nous qui lui avons manqué, et bien plus gravement, bien plus impardonnablement dans l'absolu, bien plus définitivement que notre outrecuidance ne nous permet de deviner dans l’inconscience du veuvage ! Quand il balaie dans ses hauteurs nos nuées atomiques et quand il pousse devant lui des neiges surchargées, des pluies lourdes de mort, quand il emporte en tourbillons le sable empoisonné, il ne peut que sourire de la fragilité de nos portes fermées. Il sourit, en effet, mais ce n’est pas sur nous et ce n’est pas pour nous, dont il ne peut être complice. Détourné de ces condamnés, il sourit de l’autre côté. Il sait déjà qu’un jour prochain, il n’y aura plus d’homme, mais que sur cette absence, quelle qu’en puisse être la forme, il y aura toujours du vent. Car notre humanité peut très bien disparaître en s’étouffant bêtement dans son ombre, et s’engouffrer à tout jamais dans l’épaisseur de sa viande. Elle est en bon chemin. Et sur ce peuplement aussi, qui est la contre-image horrible du désert, sur le moucheronnage de cet informe grouillement, un vent est nécessaire : le vent devra passer. Le vent dernier. Il passera toujours lui-même, pourra passer et repasser encore, celui qui avait une fois, pour nous faire, séparé les eaux d’en-haut des eaux d’en-bas. Pour nous défaire, il le fera encore.

Le vent du monde nous l’avons remplacé nous-mêmes.

Le vent du ciel, nous l’avons négligé.

Le vent de Dieu, nous l’avons oublié.

Trois fois l’image de lui-même, le souverain.

Armel Guerne, Le poids vivant de la parole, Solaire, 1983

Regarder n'est pas voir

             Encore une fois, ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien de chanter (et personne au fond n'a envie de chanter). Ça ne sert à rien de gémir. Ça ne sert même à rien de regarder ; il faut voir. Ça ne sert absolument à rien de répéter que tout se répète toujours. Ce n'est pas vrai. Dans la vie de tout homme il arrive un jour où tout ce qui s'est toujours répété jusqu'alors ne se répète plus. Ne va plus se répéter. Et tout ce qui était vrai jusqu'alors ne l'est plus. Il y faut autre chose. Quelque chose de plus vrai, qui reste vrai en passant de la vie d'un homme à la vie d'un autre homme. Dans la vie de chacun, il y a cette même chose-là : tout ce qui n'était vrai que par la répétition assurée, que par l'habitude qu'on en a, ne sert plus à rien. Et la seule question est de savoir de combien cet unique moment-là précède la mort. Combien de fois on l'a raté, à force de se répéter que tout se répète toujours, combien de fois on a manqué de le voir depuis la naissance ; mais oui, depuis la naissance. Combien de fois on a systématiquement passé à côté, par feinte, par ignorance, par omission, par habitude de se coucher comme d'habitude, de se lever comme d'habitude, de manger comme d'habitude, d'être malade et de guérir comme d'habitude, comme si tout se répétait toujours, comme s'il n'y avait jamais rien eu d'autre que l'immensité de la répétition de l'habitude sans commencement ni fin. Combien de fois on aura passé à côté de ce moment-là où tout commence, où tout finit, une fois pour toutes et à jamais ? Combien de fois, jusqu'au tout dernier moment, on aura raté l'occasion de savoir et d'apprendre ? Jusqu'à ce tout dernier moment que voici, où la répétition ne se répète plus et où il faut bien qu'on apprenne et qu'on sache puisque tout à l'heure on va mourir.

            Toute la question est de savoir combien de temps avant la mort cette révélation est faite, et s'il nous reste assez de temps avant de mourir pour avoir faim de vérité différente, pour avoir faim tout à fait, une fois pour toutes et à jamais, de la vérité absolue, la chose unique et sans répétition, qui demeure. S'il reste assez de temps pour voir avant que, dans les yeux, se recule le regard, s'éteigne le regard. S'il reste assez de temps pour faire son salut.

            Encore une fois, ça ne sert à rien de répéter que puisqu'il en fut ainsi depuis un nombre incomptable de fois, il en sera encore ainsi tout à l'heure. Ce n'est pas vrai. Puisque c'est l'exception qui confirme la règle. C'est l'exception qui fait tout le chemin. Le piétinement de la règle, le piétinement de la loi, le piétinement innombrable de l'ordre, le piétinement des millions de pieds de la répétition, le piétinement tranquille, l'énorme remuement immobile des millions de pieds de l'habitude, cela ne fait pas un pas. Cela ne fait que de la poussière. C'est l'exception qui fait le pas en avant. C'est ce moment où rien ne se répète plus de ce qui s'est répété autant qu'on a de mémoire. C'est ce moment-là qui fait tout. Quand tout ce qu'on a appris à savoir, tout ce qu'on a bien voulu consentir à apprendre à savoir, au milieu de quoi on a, comme au milieu de ses meubles, pris l'habitude de vivre, la science du monde et la sagesse du monde, quand tout cela ne sert plus à rien du tout.

            La superstition, c'est de se fier à ce qu'il y a derrière. Quand ce qu'il y a devant vous tombe dessus, à quoi cela sert-il de savoir – si l'on est incapable de penser, d'inventer – à quoi cela sert-il de savoir que depuis que le monde est monde cela ne s'était jamais passé ainsi ? A quoi cela sert-il d'avoir derrière soi des montagnes de connaissances, des Himalayas d'habitudes et de répétitions, et des us et coutumes, et des règlements, et des conventions, quand ce qui se présente est tout simplement neuf, vivant, naissant, et n'est pas de ce ressort-là ? Quand le futur reste dans le futur, tout est dans l'ordre ; qu'on se rassure ! L'ordre règne pour la paix des bien-pensants ; et tout est une question d'habitudes. Mais quand le futur tombe enfin sur le présent ?

            Car ce jour est inévitable et il arrive pour chacun de nous.

            Or je vous dis que nous sommes à l'un de ces jours-là du monde. Que rien de ce qui ressemble à notre passé ne sert à mastiquer l'inquiétude, qu'on ne peut plus se cacher dans les habitudes mais qu'il faut savoir tout penser, qu'il ne sert à rien de chanter, qu'il ne sert à rien de gémir comme si ce n'était pas vrai ; qu'il ne sert à rien de faire semblant de ne pas voir. Ce n'est plus suffisant.

            Parce que le monde où nous en sommes, à force de mourir, depuis le temps qu'il se meurt, a fini par mourir tout à fait : cela ne sert à rien de faire comme s'il se répétait toujours. Il ne se répète plus. Voilà tout. Lui aussi connaît ce moment. Et voici qu'il faut tout inventer de nouveau. Cela ne sert à rien de regarder, comme on avait si bien l'habitude de le faire, parce que regarder n'est pas voir et que c'est VOIR qu'il nous faut.

           Armel Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981