L’initiation
La
Vita nova de Dante décrit très précisément les différentes
étapes de l’initiation à la Fidélité d’Amour et de "l’illumination" qui donne accès à l’amour passionné ou de passion
qui est l’amour des fedeli d’amore et qu'il ne faut pas confondre avec l’amour passion des romantiques. L’amour
passionné des fedeli d’amore n’est évidemment pas une fatalité.
Le chapitre IX du Vade-mecum
des Fidèles d’amour de Sohravardî en donne un résumé :
A l’origine de toute initiation à l’Ordre des Fedeli d’Amore
se place une expérience amoureuse – qui est le point de départ
d’un développement spirituel, au cours duquel l’amour deviendra un
amour de passion. Mais ce développement reste réservé à un petit
nombre : « Amour n’ouvre pas à n’importe qui la voie qui
conduit à lui ». Comme pour n’importe quelle initiation, l’être
épris doit en manifester les dispositions. Mais dès qu’Amour en
vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie
vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que
celui-ci purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il
s’agit donc d’une première étape dans le développement personnel
de l’être sincèrement épris qui est celle de l’initiation.
Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour de la demeure et
descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit certaines choses ;
il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les variantes
du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde étape
que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore
gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié,
c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et
par là-même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ».
Alors Amour « se résout à se rendre à la cour de Beauté ».
Dans cette dernière étape, l’être épris devra connaître « les
étapes et les degrés par lesquels passent les fidèles d’amour »
et surtout il devra « donner son assentiment total à l’amour ».
C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle
d’amour et « c’est après cela seulement que seront données
les visions merveilleuses ».
Mais
l’initiation elle-même est une commotion qui est liée à
l’amour inspiré par la beauté cachée de l’être aimé. C’est ce
que Rûzbehân Baqlî veut exprimer lorsqu’il dit : « Tu es
pour moi l’apparition de la beauté, ô mon amie ». Certes, ce
n’est pas l’être aimé qui confère l’initiation, mais ce n’est
pas non plus l’amour lui-même, mais bien l’amour inspiré par la
beauté cachée de l’être aimé, car cet amour fait connaître sa
beauté cachée, en d’autres termes, lui fait voir son ange et
dès lors il est introduit dans son Orient. Dans toutes les
initiations à la Fidélité d’Amour, il n’est finalement question
que de l’ange d’une personne aimée dont on ne peut douter toutefois
de l’existence historique, mais chaque fois, c’est de son ange
qu’il s’agit et dont le fidèle d’amour est épris, c’est-à-dire
de la beauté cachée de l’être aimé.
Dans un passage de son Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn
‘Arabî, Henry Corbin note avec extrêmement de justesse :
« Le théophanisme ignore le dilemme parce qu’il est aussi
loin de l’allégorisme que du littéralisme ; il présuppose
l’existence de la personne concrète, mais il l’investit d’une
fonction qui la transfigure, parce qu’elle est alors perçue à la
lumière d’un autre monde" (p.47).
Il
arrive parfois que l’ange de l’être aimé et l’initiateur –
celui que l’on nomme le maître invisible – soient un seul et
même visage de beauté. C’est alors ce maître qui confère
l’initiation. Il s’agit là d’un cas très particulier
d’initiation à l’ordre des fedeli d’amore. En règle générale,
la beauté même de l’être aimée suffit à conférer l’initiation,
parce qu’elle est regardée avec les yeux de l’âme Il faut
comprendre ici que tous les fidèles d’amour ne font pas l’expérience
de cette beauté au même âge ou, si l’on veut, que cette expérience
quand elle survient s’adresse à des hommes qui n’ont pas atteint
les mêmes degrés de développement spirituel. Quoi qu’il en soit,
c’est toujours d’une jeune fille « concrète » qu’il
s’agit et de son ange qui apparaît au fidèle d’amour
lorsqu’il contemple sa beauté depuis l’Orient, non plus depuis le
monde terrestre.
« Après
que se furent écoulés assez de jours pour que fussent accomplies tout
juste neuf années depuis l’apparition, ci-dessus décrite, de cette
Très Gentille, il advint, le dernier de ces jours, que cette admirable
dame m’apparut vêtue de couleur très blanche, au milieu de deux
nobles dames plus âgées ; et, passant par une rue, elle tourna
les yeux du côté où je me tenais tout craintif ; et avec cette
ineffable courtoisie qui est aujourd’hui récompensée dans le siècle
sans fin, elle m’adressa un salut à si grand effet que je crus voir
les dernières bornes de la béatitude. » (Vita nova, III).
On sait que cette rencontre avait été précédée d’une première
apparition de Béatrice, alors âgée de 9 ans, - c’est l’Appel - et
qu’elle est suivie immédiatement d’un songe mystérieux où la même
Béatrice apparaît au poète dans les mains d’Amour. Ce songe
constitue l’initiation de Dante à la Fidélité d’amour.
Toute
l’expérience de fidèle d’amour d’un Ibn ‘Arabî – qu’il a
transcrite dans son Interprète des désirs – procède de la même
manière de la vue d’une jeune fille dont il s’éprend :
« Lorsque pendant l’année 1201 je séjournais à La Mekke, je
fréquentais une société de personnes éminentes, hommes et femmes,
formant une élite des plus cultivées et des plus vertueuses. Quelle
que fût leur distinction, je ne vis cependant parmi elles personne qui
n’égalât le sage docteur et maître Zâhir ibn Rostam, originaire
d’Ispahan mais ayant pris résidence à La Mekke (…). Or ce shaykh
avait une fille, une svelte adolescente qui enchaînait les regards de
quiconque la voyait, dont la seule présence était l’ornement des
assemblées et émerveillait jusqu’à la stupeur quiconque la
contemplait . Son nom était Nezâm (Harmonia) et son surnom
« Œil du Soleil et de la Beauté ». Savante et pieuse,
ayant l’expérience de la vie spirituelle et mystique, elle
personnifiait la vénérable ancienneté de toute la Terre sainte et la
jeunesse ingénue de la grande cité fidèle au Prophète. »
C’est
mêmement au cours d’un séjour à la Mekke que Rûzbehân fera
l’expérience de la beauté de l’ange, sous les traits d’une jeune
fille ou d’une jeune femme dont il dissimulera le nom. Seuls traits
que nous pouvons lui imaginer, son extrême beauté, d’après ce que Rûzbehân
nous en dit, et sa culture spirituelle qui transparaît dans tout le
premier chapitre du Jasmin des fidèles d’amour. Cette épreuve
de l’amour advint à Rûzbehân, alors qu’il était très avancé
dans la voie mystique, ce qui explique qu’alors qu’il s’était
attaché à « comprendre le secret de la forme humaine »,
« avec les yeux de l’intelligence », il mit un jour
« les yeux de (son) corps » au service des « yeux de
son cœur » :
« Et
voici que je vis devant moi une belle et charmante fée dont la grâce
et la beauté livraient au pouvoir de l’amour tous les êtres de ce
monde. (…) Je la guettai de par le chemin qu’elle suivait avec une
gracieuse fierté, et rejetant du visage de ma dévotion le voile de la
pudeur, je m’adressai mentalement à elle en improvisant ces vers :
Par-delà
l’essentiel, par delà l’accidentel / Tu
es le propos de tous les êtres./ Trône
et tapis sont ta cour royale, / Toute
la Création est comme un atelier à ton dessein.
(…)
Dans l’enchantement de mon cœur je lui dis : « Tu fais
partie de la compagnie des mystiques fidèles d’amour, ô belle icône !
Car tu en es éminemment digne, même si tu ne participes pas avec nous
au breuvage de l’amour dans l’assemblée de l’extase ».
De
ces deux exemples, il faut retenir la réalité de la bien-aimée qui
n’est certes pas une allégorie, mais bien une personne vivante dont
la beauté provoque l’amour dans le cœur du fidèle d’amour. Il faut
retenir aussi que cette beauté est une beauté cachée, que découvre
le fidèle d’amour, parce que l’amour a ouvert en lui les yeux de
l’âme, pour reprendre une expression de Hâfez Shîrazî. C’est
bien ce que laisse entendre ce passage du Mathnawî, de Rûmî, à propos des plus célèbres amants de la littérature
arabe, Majnûn et Layla : « Harun avait entendu parler de
l’amour de Majnûn [Qays] pour Layla et désirait voir cette fameuse
beauté. Ayant fait venir Layla, il ne la trouva nullement
extraordinaire. Il convoqua alors Majnûn et lui dit : " Cette
Layla, dont la beauté t’a mis dans cet état, n’est pas si belle
que cela. " Majnûn répondit : " La beauté de
Layla est sans défaut, mais ton œil est fautif. Afin de reconnaître
sa beauté, il faut avoir l’œil de Majnûn » (I, 407-408).
Pour
ce qui concerne l’expérience de cet Orient de la Fidélité d’Amour,
avant que l’initié ne parvienne à son « illumination »,
c’est-à-dire à la vision de son Seigneur, sous les apparences du
visage de beauté de l’être aimé, on peut en décrire les étapes en
commentant un poème du grand Hâfez Shîrazî (1320-1388), intitulé « La
lampe solitaire » : Voir La
Lampe solitaire.
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