"Né pour la
communion, comme tout être véritable, et mort pour s'arracher à la
désolation" *
"Je
viens de le voir en détail et pour mon réel supplice avec Gérard de Nerval
: ce qu'ils appellent critique littéraire, ce qui fait l'érudition de
ceux qui se nomment eux-mêmes des Nervaliens, c'est une horrible et
minutieuse activité policière, la gestapo historique, l'espionnage
méticuleux de toutes les circonstances extérieures qui ont pu laisser
quelque part une trace quelconque. Alors la découverte de cette trace, ah!
voilà le fin du fin. Mais personne ne pense jamais à celui qui l'a faite,
ni au comment fortuit ou providentiel de la chose. Ils ont dressé le
catalogue de tous les livres que Nerval avait lus, ou pu lire; retrouvé, à
toutes les mystérieuses choses qu'il a écrites, une explication vérifiable
à telle page de tel ouvrage; désossé tous les éléments de son délire;
considéré comme un produit de lectures ou de souvenirs. Mais où est, dans
tout cela, la transparence inouïe de son intelligence? La lumière de sa
langue subtile et prompte comme l'esprit? Où est ce coeur écrasé sous la
pire angoisse? L'accent prodigieux de cette vie patibulaire?
Ah! merde, tiens! Si c'est à ce prix qu'un poète vivant
et présent comme Nerval doit passer d'un quasi-incognito à la célébrité du
monde, mieux vaut encore la rue de La Vieille-Lanterne, ce caniveau
sordide et puant où il s'est pendu, les pieds au sol et le chapeau sur la
tête! En voilà un, en tout cas, qui a vécu l'humilité la plus grandiose."
Armel Guerne, Lettre à Cioran, 23 février
1967

"J'ai ici une édition des
Chimères où chaque vers compte quatre à six appels de notes, où chaque
sonnet est accablé de plusieurs pages de cuistreries, précisions
"historiques", rapports psychanalytiques, explications ésotériques et
autres calembredaines. Ah! le malheureux! Plus méconnu encore sous la
masse de cette science empilée que par ses contemporains dont la plupart,
parmi ceux qui croyaient le connaître, étaient bien trop littéraires pour
le comprendre et pour l'aimer comme il l'eût fallu. "
Armel Guerne,
lettre à Pérégrine, 18 mars 1967
"Il se peut qu'ici bas, prisonnier
dans le temps, personne ne mesure jamais la véritable dimension, ni ne
soupçonne la vraie raison de la présence d'un poète au monde, où son
pourquoi commence un jour et ne finit jamais plus. On se fait par
commodité une idée absurde du génie (qui est, avec la sainteté, la plus
formidable incommodité de l'expérience humaine) si l'on croit qu'il
n'intervient que pour l'ornement des littératures et l'illustrations des
beaux-arts! (...) Et celui de Nerval plus qu'aucun autre, qui prit et qui
reçut plus qu'aucun autre sa leçon de ténèbres, la consomma jusqu'au
désespoir, éprouva jusqu'au fond du péril la trempe et l'efficacité des
armes spirituelles qui font la vertu même et qui sont le génie de la
langue française, le verbe d'une chair qui va bientôt mourir et qu'il
était grand temps d'interroger comme il l'a fait.
Préface aux Oeuvres de Gérard de
Nerval, Club Français du Livre, 1968
Les mains de Gérard
Les mains
sont immobiles ; plus pensives que la pensée, veuves comme peut les
laisser, abandonnées, un regard tellement empli de visions qu'il ne
descend plus vers elles ; blanches et grandes, on les devine, belles aussi
d'une force solide, mais tristes, relâchées dans une sorte de mouvement
poignant de mélancolie, de total renoncement sous la puissance ravageuse
de l'angoisse ; les genoux les supportent comme des étrangères et elles
restent là, vaguement croisées, silencieuses et recueillies, vieilles
habituées des prières muettes. Un cigare oublié entre le pouce et l'index,
le bout encore humide, que le fumeur distrait aura laissé s'éteindre,
semble pourtant dans sa sombre raideur être moins une «chose» que les
doigts. On ne sait pas pourquoi, mais il évoque une chambre vide et ce
silence particulier des objets, ce mutisme volontaire des choses,
maintenant que celui qui les touchait n'est plus là, ne reviendra jamais.
Dieu sait pourtant que ce sont les mains de quelqu'un, ces mains posées,
qui se reposent, dirait-on avec une patience énorme, avec une confiance
immense dans l'univers de l'éternité, comme si elles n'étaient déjà plus
les mains de personne, bien que vivantes manifestement et longtemps
employées, toujours utilisables. Des mains qui n'ont pas d'expression
autre que la bonté ; des mains extraordinairement charitables, qu'on sent
faites uniquement pour donner. De rudes mains compatissantes, sur
lesquelles ont passé de terribles hivers, peut-être pas expertes mais
dévouées comme on devine que le sont les sœurs hospitalières. Quelque
chose de sacerdotal y retient la lumière, et la sincérité qui s'en dégage,
exempte de toute onction, leur loyauté humaine et leur simple noblesse,
les humbles marques de leur pauvreté ne laissent pas de faire songer aux
terrestres fonctions du hiérophante d'Éleusis. Ce ne sont pas les mains
d'un prêtre ; ce ne sont pas les mains d'un saint ; ce sont les
douloureuses mains d'un homme qui est entré dans le mystère en se battant
de toutes ses forces, et contre les fantômes et avec les esprits ;
quelqu'un qui est allé si loin dans les apprentissages de la solitude,
qu'il a pu, quelquefois, connaître les secrets de la plus haute vérité,
éprouver l'harmonie absolue et mêler un instant les battements de sa vie
temporelle à l'élan infini de l'existence universelle.
Armel
Guerne, Au bout du Temps, Solaire, 1981 |