MARIE-MADELEINE DAVY

DES "HOMMES DE LUMIÈRE" 

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Marie-Madeleine Davy ou le Désert intérieur

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Nicolas Berdiaev 

Louis Massignon

Louis Massignon

Parmi les hommes dont elle dira qu’ils étaient des « hommes de lumière », il convient d’évoquer la figure de Louis Massignon (1883-1962). Voici son témoignage au sujet du célèbre orientaliste : « Massignon était encore fidèle à l'église visible ; mais je ne crois plus qu'en l'église invisible. Lui avait une vue aérienne des choses, comme un oiseau aurait, il survolait. Il avait donc fait l'ascension de la montagne et pouvait dénoncer tout ce qui se trouvait en bas comme adoration du veau d'or. Il comprenait la fragilité de l'homme, tout en pensant qu'il y a chez lui une image de l'éternel, une ressemblance. Il dénonçait sans jugement de valeur. Il dénonçait comme on dit d'un homme qu'il est blond ou brun. Il portait la souffrance humaine à un point très aigu. Autrefois les amants des mystères donnaient trop d'importance à la souffrance (…). Je crois que la souffrance, il ne faut pas la chercher ni l'aimer comme si c'était le coursier le plus rapide. Pour moi le coursier le plus rapide, comme le dit Eckhart, c'est le détachement de soi. Chercher la souffrance, le bien-fondé de la souffrance, nourrir la souffrance, c'est une façon de tourner en rond, sur soi ». De tous les nombreux témoignages qu’elle a donnés de Louis Massignon, - qu’elle surnommait « l’homme « en qui Dieu verdoie », en référence au maître de Moïse, dans le saint Coran, al-Khadir, le Verdoyant, - celui-ci paraît sans doute le plus important. Il éclaire, en effet, singulièrement sa propre expérience spirituelle : d’abord, parce qu’il est vrai qu’elle s’est éloignée progressivement de l’Eglise catholique, de l’Eglise « visible », tout en demeurant attachée d’ailleurs à l’orthodoxie, ensuite, parce que son expérience l’a effectivement orientée vers « le détachement de soi ».

Sous cet aspect, naturellement, Marie-Madeleine Davy se trouvait à l’opposé de Louis Massignon – et de Pascal, pour qui, on le sait, le Christ est à l’agonie jusqu’à la fin des temps. Or, pour Marie-Madeleine Davy, « Le passage par la crucifixion est momentané. Pourquoi agoniser durablement sur une croix ? Le chrétien est perpétuellement ressuscité en Christ ». Mais, fondamentalement, Louis Massignon était un mystique.

Henry Corbin

Henry Corbin

Avec Henry Corbin (1903-1978), c’est de gnose, de Théologie ou de Religion divines, qu’il est question. C’est ce qui explique leur longue fréquentation, leur amitié ainsi que le soutien qu’elle lui apportera très tôt en publiant dans les collections qu’elle dirigeait ses premiers ouvrages, que ce soit la première édition de Corps spirituel et Terre céleste, en 1960, ou encore L’homme de lumière dans le soufisme iranien, en 1971.

L’orientaliste et iraniste Henry Corbin, en effet, n’a pas été seulement un remarquable « passeur », qui a mis à la disposition de ses lecteurs occidentaux tout un corpus d’œuvres « orientales » qui demeureraient encore sans lui inconnu,  – il a su dans ses préfaces, ses conférences et ses propres ouvrages, transmettre quelque chose de leur enseignement ésotérique, spécialement les œuvres d’inspiration ismaélienne. Marie-Madeleine Davy en avait reconnu tout l’immense intérêt, de même qu’elle avait compris que la vocation de Henry Corbin était de vivre pour cette Terre qu’il avait « découverte », au contact de la théosophie orientale, ce mundus imaginalis, monde intermédiaire, « entre Ciel et terre », qui est le monde de la théosophie mystique visionnaire : « Un monde qui n’est plus le monde empirique de la perception sensible, tout en n’étant pas encore le monde de l’intuition intellective des purs intelligibles ». Et elle avait compris, enfin, qu’il était entré vivant dans la mort. Tous ces éléments se retrouvent dans le présent témoignage : « Henry Corbin, professeur à l'École des Hautes Études, était un homme « ressuscité » avant d'aborder l'autre rive. Il portait sur son visage et dans ses yeux le scintillement de son appartenance. Dans ses ouvrages et lors de ses conférences, il a su faire passer le monde des anges. On perçoit, en le lisant le bruissement de leurs ailes. Et les textes soufis, merveilleusement présents et traduits, nous entraînent vers l'invisible. J'aimais le rencontrer et l'entendre. Son amitié chaleureuse exaltait en faisant s'épanouir le meilleur de soi ».

 Cependant, de ces « hommes de lumière », celui qui aura le plus profondément impressionné Marie-Madeleine Davy aura été le philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1947). C’est qu’il ne s’agit cette fois ni de mystique, ni de gnose, mais de pneumatologie, le domaine de prédilection de Marie-Madeleine Davy qui dira, à ce propos : « Pour comprendre la pensée de Nicolas Berdiaev, il convient d’éprouver à son égard une certaine parenté : celle-ci se manifeste dans une certaine orientation de l’être vers la lumière ».

Nicolas Berdiaev

Nicolas Berdiaev

Nicolas Berdiaev est né le 19 mars 1874 près de Kiev dans une famille de la haute aristocratique et c’est à Kiev qu’il passa son enfance et son adolescence, nourrissant progressivement sa révolte contre la société mondaine et aristocratique à laquelle il appartenait jusqu’à la rupture. En 1898, il est emprisonné pour menées révolutionnaires, libéré puis exclu de l’Université, placé en résidence surveillée pendant 2 ans à Kiev et condamné, enfin, à trois années d’exil à Vologda. De retour à Kiev, il se tourne vers la religion orthodoxe, sous l’influence de Serge Boulgakov, se marie avec Lydie Trouchev. 1904 : Saint-Pétersbourg où la société qu’il fréquente s’est « convertie » à la Théosophie, selon Hélène Blavatsky et Annie Besant : « Par la réaction qu’elle provoqua en moi, elle contribua fort à ma conversion à l’Eglise orthodoxe. » Il passe l’hiver 1907 à Paris, puis retourne à Moscou où il retrouve Serge Boulgakov. C’est de cette époque que date son admiration exclusive pour Jacob Boehme.

Vint la révolution de 1917. Nommé membre du Conseil provisoire de la République, il se détourne rapidement de l’activité politique, rédige La Philosophie de l’inégalité, qui est une attaque contre le bolchevisme et qui ne sera pas publié ; il est nommé ensuite vice-président de l’Union des Écrivains et professeur à l’université de Moscou. Ses ennuis avec le régime commencent en 1920, et il sera finalement expulsé de Russie en 1922, « pour des raisons idéologiques et non politiques ».  Commence l’exil, à Berlin d’abord, de 1922 à 1924, où il est Doyen de l’Institut scientifique russe, puis à Paris où il vécut jusqu’en 1947, année de sa mort, le 23 mars. Plus de vingt années par conséquent s’écouleront à Paris où il se consacrera exclusivement à son œuvre.

C’est par conséquent à son domicile du Petit Clamart, ainsi qu’à Londres que Marie-Madeleine Davy et lui eurent de fréquents échanges. D’elle, il parlera dans son Essai d’autobiographie spirituelle comme d’une « femme très érudite et bien douée, notre nouvelle amie ». Elle lui consacrera un essai, L’homme du huitième jour. Comme Simone Weil avait représenté pour elle un témoin de la Vérité, Nicolas Berdiaev lui communiquera sa passion de la Liberté : « Fils de la liberté, il projetait autour de lui un air pur de haute montagne, une atmosphère incandescente. Son attitude, son langage, les expressions de ses yeux, tout débouchait sur l’éternité. Le voir, parler avec lui, suspendait le temps. Nicolas Alexandre semblait immergé dans cette pré-ressurection que l’on annonce devoir survenir après la mort physique. Parfois, elle devance le décès, elle saisit le vivant et l’illumine. Berdiaev aura été pour moi une preuve de cette anticipation aussi rare que féconde ».

 Les thèmes majeurs de l’œuvre de Nicolas Berdiaev qui ont trouvé l’écho le plus favorable en Marie-Madeleine Davy apparaissent le sentiment de la liberté – qui s’oppose aux orthodoxies, religieuses ou non – « la liberté n’est pas aimée » - la compassion, ou plutôt l’amour, la tendresse, envers autrui – et, enfin, le sentiment d’isolement, « solitude accablante ». Ils lui feront écrire : « A l’égard de Berdiaev, j’éprouvais une sorte de connivence. J’emploie ce terme à dessein, car je n’ose pas faire usage de celui de parenté ». Cependant, pour qui a connu Marie-Madeleine Davy, il s’agit bien d’une véritable parenté, ou de l’appartenance à une même famille, y compris en des traits intimes, en particulier dans leur rapport à la sexualité.

 En effet, de même que Nicolas Berdiaev a pratiqué l’abstinence au sein de son propre mariage, parce que, disait-il, « l’homme intégral comprenait en lui la nature féminine »,  Marie-Madeleine est resté célibataire. Il s’agit en fait d’un choix de vie, à propos duquel elle s’est exprimée à maintes reprises : « Il existe deux types de mariage, l’un est lié à la chair, l’autre à l’esprit. Ce dernier se présente comme un authentique mariage », ou encore : « Du point de vue charnel, le philosophe se doit de choisir le célibat. Cependant il va contracter un mariage secret. » Pour Nicolas Berdiaev, comme pour elle, la virginité leur apparaissait comme une « énergie sexuelle positive ». Mais on entre ici dans le secret de l’expérience spirituelle de Marie-Madeleine Davy.