UN PASSEUR

par Jean-Pierre SICRE

 

SOMMAIRE

Armel Guerne, "Réponse à une enquête"

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Catherine Coustols, "Grimm, histoire d'une traduction"

Jean Moncelon, "Armel Guerne et Mounir Hafez, Le Poète et le Soufi"

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Retour à Cahier du Moulin, octobre 2005

 

 

 

 

 

Le premier tome de l'intégrale de la traduction de l'œuvre de fiction de Kleist parue du vivant d'Armel Guerne.

 

 

 

La maladie mit brutalement fin à son œuvre de passeur au beau milieu d'une phrase qui s'interrompait sur les mots suivants :

"et si … "

 

Le mot évoque une activité patiente et paisible : d’une rive à l’autre, en paysage familier. Lui ne voyait pas du tout les choses ainsi : « Vous oubliez le fleuve, et qu’il s’agit d’un fleuve proprement infranchissable ! » Raison pour quoi importait tant, à ses yeux, que ledit fleuve fût franchi.

Ceux qui l’ont un peu fréquenté dans la solitude de son moulin, sur la haute colline de Tourtrès, savent qu’Armel Guerne, anachorète par choix, ne recherchait en rien le calme ni même le frugal confort champêtre. Ame intranquille s’il en fut, soucieux de toujours se maintenir en alerte à son poste de sentinelle, s’il revendiquait au nom de ses travaux de traduction le beau titre de « passeur », c’est en nautonier armé pour la guerre qu’il aimait à se représenter son office. Il fallait l’entendre quand on le félicitait de si bien jouer au moine dans sa thébaïde d’Aquitaine : « Moine-soldat ! » rectifiait-il sous l’œil amusé d’Ellen – qui savait qu’on ne désarmait pas un rebelle de sa trempe en lui lançant des amabilités.

L’auteur de ces lignes, qui devrait pourtant se dispenser d’écrire – ne serait-ce que pour avoir commis le péché de se faire un beau jour éditeur –, n’est pas près d’oublier que c’est à l’insoumis de Tourtrès qu’il doit non d’avoir fauté mais d’avoir si bien persévéré dans son crime. Il hésitait, cet apprenti vendeur de chimères, à l’orée de sa nouvelle et douteuse carrière (on était juste au mitan des années soixante-dix), peu soucieux de passer le plus clair de sa vie à lire de mauvais manuscrits au lieu de bons livres. Et l’ami Armel combattait son dégoût anticipé en enfonçant ses clous à son habitude, sans trop de ménagement : « Que vous commenciez à souffrir déjà dans votre métier, qui n’en est peut-être même pas un, est une excellente chose. On n’arrive à rien sans l’épreuve. Les manuscrits que vous lisez sont mauvais ? Dites-vous qu’ils seront pires encore dans dix ans, dans vingt ans : vous n’avez qu’à regarder autour de vous, observer l’époque en sa dégringolade, pour vous en assurer. Les écrivains français d’aujourd’hui ? Si vous avez le courage de déblayer quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ce qu’ils vous envoient à lire, peut-être parviendrez-vous à publier quelques livres qui ne soient pas trop médiocres. N’espérez pas plus. Vous vous consolerez, et accomplirez tâche utile, en faisant traduire tout ce qui, parmi les bons livres d’hier et d’avant-hier, n’a pas encore été traduit… ou a été mal traduit. Ce n’est pas rien, vous verrez. »

On a vu. Encore qu’on n’ait mené à bien, en trente ans d’efforts un peu bénédictins, qu’une très modeste partie de la besogne. Guerne s’était d’ailleurs porté aussitôt volontaire pour apporter sa contribution à l’interminable projet. On rêvait alors de lui faire traduire tout Hoffmann (ou plutôt tout ce qu’Albert Béguin n’avait pas eu le temps de traduire – soit cinq ou six volumes bien garnis). Il avait décliné : « Trop pour moi ! je n’ai plus assez d’années à vivre. » Et il nous avait suggéré de nous adresser à Madeleine Laval, la grande hoffmannienne disciple de Béguin, qui en effet fit merveille à cette longue tâche. Lui se contenta – si l’on ose écrire – de s’atteler à l’œuvre de fiction de Kleist : une intégrale qui devait remplir deux volumes seulement, dont le premier put paraître de son vivant (La Marquise d’O…, 1976) – il était à mi-chemin du second (Michael Kohlhaas) quand la maladie mit brutalement fin à son œuvre de passeur, et de créateur tout court, au beau milieu d’une phrase qui s’interrompait sur les mots suivants : « et si… »

Plutôt qu’à l’incertitude (mais il aimait rappeler que les seuls croyants qui l’intéressaient étaient ceux qui n’étaient certains de rien), c’est au sens du risque, du pari, que nous paraît renvoyer pour le coup cette brève formule oraculaire, la mieux ouverte à toute hypothèse, c’est-à-dire à toute conquête. Armel Guerne traducteur, lancé à bord de sa nacelle à contre-courant de toutes les facilités de son temps, familier de tous les dangers, était de ceux qui pensent que celui qui ne risque rien n’est rien.

Car le passeur-traducteur ne se borne pas à convoyer un texte d’une rive à l’autre, d’une langue à l’autre. Ce qu’il accomplit étant de l’ordre de l’impossible, en tout cas du peu recommandable, c’est aussi en contrebandier qu’il agit, prêt à se voir accuser à tout bout de champ d’avoir frelaté la marchandise, de pratiquer un métier déshonnête, de trahir la confiance du lecteur naïf. Traduttore, traditore…

« A ce jeu-là, on perd toujours en cours de route une partie du trésor qui vous a été confié, rappelait-il. Il faut l’admettre humblement. Et chercher à gagner autre chose en échange, en ne se contentant pas, par exemple, d’une traduction qui ne se voudrait que platement fidèle. Il faut pour cela chercher à questionner plus que de raison sa propre langue ; ou, plus exactement, à prendre la plus juste mesure possible de la distance qui sépare le génie de la langue de départ de celui du français. Si j’ai traduit surtout à partir de l’allemand et de l’anglais, c’est que j’ai fait la guerre dans ces deux langues : contre l’allemand ; et avec l’anglais pour allié, c’est vrai, mais dans un combat pour le moins douteux. Dans les deux cas, et tout spécialement pour ce qui est de l’allemand, c’était se mettre à l’école de la plus haute vigilance ! »

Le fait est que l’Allemagne, au travers de sa route, fut un peu comme un obstacle vital, salvateur même : une épreuve dans tous les sens du mot. C’est elle qui l’obligea à décider de sa vie, à s’engager, à choisir. Elle lui apporta, comme il se doit, le pire et le meilleur : l’oppression dans son acception la plus inhumaine (ou la plus crûment humaine, dirait son intraitable ami Cioran), mais aussi la fraternité d’une famille d’esprits de haut vol, tous façonnés, comme lui, contre cet ordre oppressif justement, affamés d’un inaccessible « ailleurs » et misant tout sur cette inaccessibilité même. C’est elle qui le fit guerrier – ce qu’il demeura tout au fond de lui-même la paix revenue (« Mais la paix n’est pas revenue ! » s’entêtait-il à rappeler). C’est elle enfin qui lui fit endosser cet inconfortable habit du traducteur-passeur qu’il porta jusqu’au bout non comme une livrée mais comme une sainte cuirasse.

Armel Guerne, on l’aura compris, n’aimait pas les guerres gagnées d’avance. Marquer un intérêt passionné pour les œuvres de langue allemande en cette fin des années trente violentées par les convulsions que l’on sait, c’était compliquer singulièrement le jeu. Toujours est-il qu’en 1939 sa décision était prise : il consacrerait sa vie à rebâtir en français l’œuvre monumentale de Paracelse – « l’immense Paracelse » –, comme il aimait à dire… et l’énormité du projet ne faisait qu’aiguiser l’impatience de ses vingt-huit ans. Les circonstances en décidèrent autrement. L’imposante édition allemande du « Docteur merveilleux », qu’un éditeur d’outre-Rhin venait d’établir avec scrupule, comptait de nombreux tomes et coûtait fort cher. Guerne sacrifia ses dernières économies pour se la procurer. Il eut tout juste le temps d’installer les lourds volumes sur les rayons de sa bibliothèque avant de prendre le maquis. Quand il retrouva son appartement à la Libération, la Gestapo était passée par là : les précieux bouquins avaient disparu. L’Histoire, coutumière de semblables ironies, lui refusait les moyens de réaliser son rêve. Quarante ans après, Paracelse attend toujours le traducteur et l’éditeur qui le feront exister dans notre langue…

On peut cependant s’étonner de voir Guerne, que l’adversité a toujours fortifié, renoncer si facilement à un projet qui lui tenait à ce point à cœur. C’est que les temps avaient changé. L’Europe de l’après-guerre n’habitait plus le même paysage. Et chacun s’empressait d’oublier, malgré le sang versé, pourquoi l’on s’était battu – quand toutefois l’on s’était battu. L’argent mieux que jamais occupait le devant de la scène, étalon de toutes les valeurs d’avenir. Comment, dans ces conditions, espérer faire entendre la voix d’un homme mort depuis quatre siècles et dont le discours jamais ne dévia de la ligne essentielle ! L’heure propice était passée. En cinq années à peine – mais l’horreur autorise tous les progrès – l’ombre du vieil alchimiste s’était fondue dans l’indistinction d’un passé hors d’atteinte. Mieux valait laisser la parole à des hommes que nos oreilles fussent encore capables d’écouter, avant qu’il fût trop tard ; des hommes dressés eux aussi à souffrir au nom de l’esprit, niés en leur temps par le troupeau des bourgeois philistins qui tenait déjà le haut du pavé au nom du progrès triomphant. C’est ainsi que Guerne se donna – et nous donna –, en fréquentant les Romantiques allemands, une famille fraternelle en laquelle notre époque, si elle n’était pas si aveuglée, devrait reconnaître quelques-uns de ses guides les plus sûrs. Ce romantisme-là, insistait-il, si différent de sa pâle copie française (Nerval à peu près seul excepté), est très précisément la nourriture dont nous avons faim aujourd’hui. A l’aplomb exact de nos hantises, de nos craintes, de nos désirs informulés, il nous offre un modèle qu’il est peut-être encore temps de mettre à profit…

A ceux qui s’étonnaient de l’avoir vu combattre au péril de sa vie cette Allemagne dont les écrivains si fort le fascinaient, il répondait imperturbablement : « Mais c’est parce que j’aime ces écrivains-là – ces Hölderlin, ces Novalis, ces Kleist, ces Hoffmann, et puis ces Rilke, ces Trakl – que j’ai pris les armes contre l’Allemagne : une Allemagne qui déjà à l’époque de ces insurgés, ne l’oublions pas, était considérée par eux comme l’ennemie de l’Esprit ! » Certes il n’était pas le seul à avoir éprouvé, avant, pendant et après la guerre, des sentiments aussi violemment ambivalents à l’endroit du génie allemand. Julien Gracq dans un tout autre registre (lui aussi traduisit Kleist) suivit un chemin parallèle ; et Michel Tournier un peu plus tard. Mais, à la différence de presque tous, Guerne refusa de concilier les mouvements contraires de son cœur. Il choisit au contraire d’exprimer à la face du monde un refus et une adhésion également extrêmes. Son refus le poussera d’abord à prendre le maquis contre l’occupant ; et son désir d’adhésion le conduira ensuite, tout aussi radicalement, à exercer le métier de traducteur comme une sorte de sacerdoce. Moine-soldat, on l’a dit… On peut même avancer, sans trop jouer sur les mots, que la « traduction » fut pour lui la poursuite de la guerre – une manière de guerre sainte – par d’autres moyens. Il s’agissait, dans l’un et l’autre cas, de rappeler à ses contemporains que l’Allemagne ne devait pas être forcément confondue avec cette meute cruelle et peureuse que l’on venait de voir à l’œuvre, conduite à la curée par une poignée de tristes délinquants ; il s’agissait enfin et surtout de faire entendre ces voix issues du plus profond de l’âme allemande et qui depuis deux siècles, de Novalis jusqu’à Kafka, n’avaient jamais cessé justement de témoigner contre le pire.

Restait qu’il fallait faire parler ces voix en français, ce qui moins que jamais n’allait de soi. La langue française n’est pas une maîtresse facile. Aucune autre, en Europe en tout cas, n’a l’épiderme aussi sensible : la moindre répétition la défigure, la plus légère imprécision, la plus innocente approximation la mettent à mal de façon rédhibitoire. Idiome d’un pays gâté par la nature et qui eut la chance d’être une puissance riche et unifiée à l’heure où ses voisins pleuraient misère ou se débattaient dans de vieilles rivalités intestines, le français a imposé très tôt à ses écrivains des exigences stylistiques dont la plupart des autres langues se passent fort bien. Exigences qui sont autant d’armes à double tranchant. Alors que la langue française, dans la clarté impitoyable de son discours, se prête admirablement à l’expression de la pensée, on s’étonne de voir qu’elle a donné au total si peu de penseurs de premier rang ; au lieu que l’allemande, en dépit de son embarras – lequel mettait si fort en rage Schopenhauer et Nietzsche –, n’a cessé depuis le xviiie siècle de tenir au plus haut le flambeau de la philosophie. C’est qu’il suffit bien souvent en France d’exposer un brin de pensée singulière – mais de le faire avec un art aigu – pour être entendu, goûté, fêté. Le travail accompli avec originalité sur la langue dispense du risque de penser de façon vraiment originale. Les philosophes ne sont d’ailleurs pas les seuls, chez nous, à avouer pareille insuffisance. Les poètes français, Bachelard nous l’a magistralement révélé, ont souvent le plus grand mal à acclimater sans tricher la spontanéité de leurs visions dans une langue à ce point armée contre l’humaine faiblesse ; de sorte que les Allemands d’aujourd’hui ont quelque peine à comprendre qu’un pays si bien inspiré en tant de domaines ait fourni une si piètre poésie au long des trois siècles qui s’étendent, en gros, de Ronsard à Baudelaire.

Être lui-même poète (et quel !) aura finalement été à Guerne du plus grand secours à l’heure de transposer d’une langue à l’autre des textes qui ne ressortissaient pourtant pas toujours au domaine de la poésie. Le tout était selon lui de prêter une oreille attentive, musicale si possible, fraternelle en tout cas, à celui qui avait parlé en premier : l’auteur et lui seul, dont il fallait parvenir à faire reconnaître la voix, à la distinguer de toutes les autres, pour lui restituer en français sinon une consonance originale, au moins cette sorte de « grain » expressif qui la rende aussitôt familière à de nouvelles oreilles. Une opération dont il ne se cachait pas les risques ; tout particulièrement, bien sûr, lorsqu’il s’agissait d’acclimater l’œuvre d’un poète.

Écoutons-le plutôt :

« … Lorsque le poème, dans son langage premier-né, a subi au surplus la greffe délicate qui le change d’espèce et veut le faire parler dans une autre langue, tous les secours de cette première vie lui seront à jamais fermés. Pas de milieu. Pas de quartiers. Ou bien il meurt de l’opération, ou il prend un surcroît d’énergie et il acquiert nécessairement quelque chose dans son nouveau sang. »

Ceux qui l’ont lu au service de Novalis pour le domaine de la langue allemande, de Melville ou de Kawabata ailleurs, écrivains avec lesquels il se sentait tout naturellement en harmonie, savent à quel point il était capable de réussir dans cet office délicat de jardinier des âmes. C’est qu’il n’y fallait pas que de la délicatesse ; mais aussi, mais surtout la conviction que cette transplantation hasardeuse était commandée désormais, l’époque étant ce qu’elle est, par un impératif d’urgence extrême. Il n’est pour s’en convaincre que de rappeler ce qu’il en dit dans son « Novalis ou la vocation d’éternité » :

« Ce que je veux dire encore, parce qu’il ne convient pas de mentir aux agonisants et que notre langue française, tout comme l’allemande, est en train de mourir, c’est que le passage de l’allemand au français est infiniment plus ardu et pose des problèmes souvent à peu près insolubles, alors que la transition inverse se fait beaucoup plus naturellement. Que telles sont les raisons mystiques qui appelaient, comme nécessité spirituelle implicite, non pas la naturalisation proprement impensable, mais la re-pensée en français, dans tout ce qu’elle peut avoir de légitime, de la pensée de Novalis, qui aspire parfois à des gestes, à des mouvements qu’empêtre ou que gêne aux entournures son costume allemand. Je sais que cela peut paraître absurde et je conviens bien volontiers qu’il est incongru de le dire, mais il est incontestable que l’œuvre de Novalis avait quant à elle, intérieurement, sa raison d’être en français (et non pas seulement comme un échantillon d’une chose étrangère) – une sorte de besoin initial, dont la satisfaction lui donne ou lui « rend » quelque chose, en dépit de tout ce que lui fait perdre au passage, sous la seule responsabilité du re-penseur, la re-pensée, et par la seule faute du traducteur, la traduction. »

A cet exercice, on le devine, la plate « connaissance de la langue » est loin de suffire. Guerne cachait d’ailleurs peu qu’il parlait médiocrement et l’anglais et l’allemand (sa compagne Ellen Nadel, d’origine berlinoise, lui prêtait parfois main forte quand il s’agissait d’éclairer dans cette dernière langue tel passage ardu ou obscur). Mais là n’était pas à ses yeux l’essentiel : il lui arriva bien souvent de traduire (avec l’aide d’un « spécialiste ») à partir d’une langue dont il ne connaissait pas un traître mot – à partir du tchèque, du tibétain, du japonais… Ses réussites, en ces singulières occurrences, n’étaient pas moins étonnantes. L’important à ses yeux était qu’une rencontre eût lieu.

Ainsi avec Kawabata. Un éditeur parisien, parmi ceux qui savaient apprécier sa manière, lui soumet un jour la traduction d’un roman japonais. L’auteur, Yasunari Kawabata, à peu près inconnu en France, est considéré comme un maître dans son pays et a rencontré un succès d’estime aux états-Unis. La traduction française que l’éditeur a fait établir à partir de la version américaine n’est pas satisfaisante et l’on demande à Guerne de la revoir. Ce dernier se déclare incapable de la remettre d’aplomb, quelque effort qu’il fournisse : l’œuvre a subi trop de transvasements successifs, et probablement hâtifs, pour que l’on puisse s’y retrouver. Mais le « passeur » a lu avec attention : derrière le double écran de l’anglais et du français, il sent un grand texte bouger. Il demande qu’on lui procure un exemplaire de l’original japonais, et avec l’aide de Bunkichi Fujimori, qui prépare à son intention un mot à mot scrupuleux et accepte de répondre à toutes ses questions, il s’attelle à la tâche. Quelque mois plus tard paraît Pays de neige , et les lecteurs français ont la chance de découvrir d’emblée le vrai visage de Kawabata, huit ans avant que celui-ci ne reçoive le prix Nobel.

Guerne déplorait plus que tout la baisse tragique de la qualité des traductions en France depuis la guerre. Il savait mieux qu’un autre que la première pierre n’était pas forcément à jeter aux traducteurs eux-mêmes, lesquels dans la majorité des cas, considérés comme tâcherons de bas étage et payés comme tels, se voient contraints pour survivre de produire à la hâte des sortes de mot à mot plus ou moins « améliorés » – dont les éditeurs au reste se contentent fort bien. La carence du traducteur n’était pas selon lui la cause du drame mais plutôt l’un de ses effets. C’est en amont que se situait la vraie source du mal : non dans le laxisme professionnel de telle ou telle partie en cause, non dans la méfiance paresseuse que les Français témoignent depuis toujours à l’égard de ce qui vient de l’étranger, mais bien dans la désaffection où ils tiennent désormais leur propre langue. Pour Guerne, la véritable trahison du traducteur ne provient pas tant de sa plus ou moins bonne compréhension de la langue de l’Autre (les contresens de Baudelaire et de Mallarmé n’ont guère altéré l’exactitude de leur vision de l’œuvre de Poe) mais de sa démission devant les exigences centrales du français lui-même. Symptôme alarmant entre tous, car un peuple qui a perdu le juste usage de sa langue est un peuple qui s’est déjà perdu.

Toutes les traductions qu’aura signées l’homme qui pensait de la sorte nous crient, pour peu que nous veuillons bien tendre l’oreille, que demain il sera trop tard. « Jours de l’Apocalypse » : tels furent, au fond, tous ceux de cette vie sans cesse alertée. Patmos, de façon visible ou non, est toujours à l’horizon de sa poésie – comme à celui des grands lyriques prophétiques du xvisiècle français (Du Bartas, D’Aubigné) dont ses vers prolongent parfois étrangement l’écho : il s’était étonné qu’on fasse un jour ce rapprochement devant lui, qui avait si bien rompu avec le passé huguenot de sa famille, mais n’avait rien dit contre… Il professait au reste qu’on n’est digne de vivre sur cette drôle de planète qu’autant qu’on s’est trouvé des frères, et point seulement dans son temps. Sa route n’avait pas toujours été celle d’un solitaire : il avait révéré en Bernanos l’homme non moins que l’écrivain ; il s’était fait, chemin faisant, des compagnons de qualité et fidèles (Masson, Cioran). Mais il considérait aussi bien comme d’authentiques rencontres, de ces aubaines qui éclairent d’un vrai jour, d’un jour vivant, les saisons d’une existence, le fait d’avoir quasi physiquement côtoyé, hors l’espace et le temps, quelques défunts de belle carrure : de l’Anglais anonyme qui, au xivsiècle, avait rédigé le Nuage d’Inconnaissance (la traduction dont il était secrètement le plus fier), à Shakespeare, à Hölderlin, à Stevenson et jusqu’à Rilke tout près de nous. « Est-ce ma faute ? Quoi que je pense, Paracelse l’a déjà pensé (ou Novalis, ou Bernanos ou tel autre – les familles d’esprits). Et comme ce n’est que moi qui le pense, c’est aussi celui-là que j’aime et que j’admire, heureux de n’être pas tout seul. Un mot d’André Masson a régné sur toute ma vie ; deux lignes de Bernanos m’ont été un commandement. »

A nous à présent de lui retourner cette politesse, qui n’est autre que celle du cœur. Guerne est parti il y a vingt-cinq ans. Il nous a manqué, c’est sûr ; et du train où va le monde, il nous manquera demain un peu plus encore. Mais, ayant œuvré au total moins pour lui que pour les autres, c’est peu de dire qu’il ne nous laisse pas seuls : le vieux passeur, l’ermite de Tourtrès qui feignait si bien de tourner le dos au monde, ne cultivait la solitude que pour mieux peupler notre désert.

 

jean-pierre sicre

Directeur des éditions Phébus