GRIMM,  histoire d’une traduction.

Par Catherine Coustols, Directrice des éditions Le Capucin

Traduire aura été mon purgatoire, vraiment.

SOMMAIRE

Armel Guerne, "Réponse à une enquête"

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Jean-Pierre Sicre, "Un passeur"

Jean Moncelon, "Armel Guerne et Mounir Hafez, Le Poète et le Soufi"

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Retour à Cahier du Moulin, octobre 2005

 

 

 

 

 

 

Les Contes de Grimm dans la traduction d'Armel Guerne en librairie :

      L'intégralité aux éditions Flammarion (2 vol.), Le Seuil (2 vol.).

      Quelques Contes illustrés aux éditions Castor Poche (9 contes, 1 vol.), Corentin (3 Contes, 3 vol., Gallimard (2 contes, 2 vol.)

      Des Contes (parmi d'autres traducteurs) aux éditions Albin Michel, Gründ

Contes  de Grimm parus en octobre 2005 aux éditions Le Capucin : (5 contes, 5 vol.)

      Hans-mon-Hérisson, illustration de Bruno Guittard

 

 

      Le Petit Chaperon Rouge, illustration de Myriam Heinzel

      Le Roitelet, illustration de Eva Vincze

      Le Roitelet et l'Ours, illustration de France Haudot

      Les Sept Corbeaux, illustration de Myriam Heinzel

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle de ses travaux de traductions dans une lettre du 24 avril 1965 adressée au père Dom Claude Jean-Nesmy Ce sentiment durera. Une correspondance houleuse entre Henri Parisot, chargé du service étranger chez Flammarion et de la collection « L’Âge d’Or » et Armel Guerne en témoigne, ainsi que ses lettres à Cioran et Dom Claude.

Dans sa lettre du 30 novembre 1964 Parisot, qui correspond avec Guerne depuis 1945, informe Guerne qu’il  envisage la traduction des  « Contes populaires allemands (complets) des frères Grimm ».

A Cioran le 6 déc. 1964

[…] J’aurai peut-être aussi (pour distraire Mme Guillemin) les contes des Grimm « complets » à faire. La retombée en enfance ! Déjà… […]

Ce projet est à nouveau évoqué le 17 mai : «… pour ce qui est de Grimm, depuis ma dernière lettre, le projet semble devoir refaire surface, quelqu’un ayant fait remarquer à Monsieur Flammarion que le texte pourrait être réutilisé par la suite dans la collection Garnier-Flammarion de classiques de poche. L’édition allemande complète, que je possède à présent, comporte 750 pages de contes et 80 pages de notes (dont la traduction serait facultative).»

A Cioran, le 6 juillet 1965

[…] Que ferez-vous cet été ?

Pour moi la chose est confirmée : Grimm sera mon prochain bagne. Je viens de toucher mes droits d’auteur 1964 : 58,60. Oui.

On a acheté onze Testament de la perdition, trente-neuf La Nuit veille et trois Romantiques allemands. Mais la presse est unanime : il n’y a plus de poètes maudits. Alors…traduisons. (Et vive la pétanque !) De cœur à vous.

A Cioran le 30 juillet 1965

[…] Je n’ai pas encore commencé à Grimm…acer. Cela viendra. […]

A Cioran le 5 octobre 1965

[…] Je regarde passer les palombes… Cela met un peu d’air dans le prussien des Grimm. Et la traduction serait bonne si le siècle avait cent ans de moins ! […]

Le 25 novembre le premier volume est traduit. Flammarion attend la traduction complète pour décider d’une édition en deux ou trois volumes

Mon cher Mongol Extérieur, le 16 janvier 1966

Je ne voulais pas lever le nez des Contes de Grimm avant d’en avoir fini avec le deuxième volume. Ce soir, dans la neige d’hiver qui fond, c’est la fête mouillée de ce terminus. Encore un, et basta ! […]

Le 3 février 66 H. Parisot accuse réception de la seconde tranche et propose pour le titre général : Grimm (ou bien : X… et X… Grimm) / CONTES / Première traduction intégrale / par / Armel Guerne / Collection « L’Âge d’Or » / Flammarion.

A Cioran, le 20 février 1966

[…] Grimm à finir pour le 1er avril, il faut que je pédale. […]

6 avril 1966 Parisot s’enquête du tome III des Contes.

le 3 mai 1966.

Mon cher Guerne,

             Je suis très ennuyé de devoir vous communiquer le « verdict » de Pierre B…, directeur littéraire des Éditions Garnier, qui a examiné quatre de vos traductions des Contes de Grimm. M. B… estime que vous avez pris avec le texte original des libertés qui ne se justifient pas toujours. Il vous reproche d’avoir « mignardisé » le texte comme s’il s’agissait d’une traduction destinée aux enfants, alors que justement celle-ci s’adresse aux adultes. Par exemple il vous reproche d’avoir traduit Hansel et Gretel par Petit-Jeannot et Petite-Margot, c’est-à-dire d’avoir traduit deux noms par deux surnoms discutables. Il vous reproche d’avoir en quelque sorte commenté le texte de Grimm en introduisant dans votre version des passages et des explications qui ne figurent pas dans le texte allemand. Bref, il vous reproche de n’avoir pas toujours serré le texte d’assez près. Parmi les exemples qu’il m’a donnés, certains m’ont paru contestables et je ne me suis pas fait faute de les contester. D’autres m’ont, je l’avoue, désarmé dans la mesure où je devais me fier au sens indiqué par Pierre B… et dont votre version semblait s’éloigner sans raison précise. Mais le mieux à faire, me semble-t-il, est de vous renvoyer le tome premier (duplicata) de votre traduction avec les feuillets sur lesquels Pierre B… a consigné des critiques. Après examen de celles-ci, ayez l’obligeance de me faire savoir si vous jugez bon d’en tenir compte et de revoir toute votre traduction en fonction de ces critiques, qu’il a proposé d’étendre à tous les autres contes si nous le désirons (mais combien de temps y passerait-il ?) Bien entendu, si vous consentiez à cette révision, outre que votre texte ne pourrait qu’y gagner, cela permettrait de le réimprimer dans la collection Garnier-Flammarion et, partant, pour vous, d’en tirer un profit supplémentaire non négligeable, les volumes Garnier-Flammarion atteignant généralement des tirages incroyables. Sinon, non seulement l’ouvrage ne sera pas repris dans la collection Garnier, mais encore nous risquons fort de perdre la subvention qui avait été plus ou moins promise par la Caisse des Lettres pour les prochains volumes de L’Âge d’Or, les gens de cette caisse étant, paraît-il, plus pointilleux encore que Pierre B… en fait d’exactitude.

            Voulez-vous me faire savoir dès que possible ce que vous aurez décidé ? Sans perdre de vue le fait que votre traduction risque d’être la seule complète en librairie pour un laps de temps considérable. […]

Paris, le 6 mai 1966.

Mon cher Guerne,

                        Il me semble que vous me répondez prématurément – puisque vous n’avez pas encore reçu les critiques de Pierre B… – et à côté de la question, car je ne songe pas à vous mettre en accusation ni à vous donner des leçons de traduction. Simplement, comme je vous l’ai dit, Pierre B… m’a cité plusieurs passages dont la version proposée par lui paraissait plus simple ou plus plausible que celle proposée par vous. Vous sachant capable de trouver toujours la meilleure solution à n’importe quel problème de traduction, j’ai pensé qu’en l’occurrence vous aviez dû travailler un peu vite, le texte de Grimm vous paraissant littérairement sans grande valeur et le tarif actuel du travail de traduction ne permettant peut-être pas de lui consacrer tout le temps souhaitable. J’espérais donc – et j’espère encore envers et contre tout – qu’après avoir pris connaissance des remarques de Pierre B…, vous prendriez ou prendrez la peine de relire votre texte d’un œil critique et de l’améliorer partout où c’est possible, toute traduction (surtout si récemment écrite) étant perfectible, comme vous le dites si justement.[…]

le 23-5-66.

Mon cher Guerne,

            Accablé de besognes diverses, je n’ai pas encore eu le temps de regarder de près les critiques que l’on vous a faites, ni vos réponses à ces critiques. Toutefois, je me souviens au moins d’un exemple dans lequel vous ne semblez pas avoir raison. Il s’agit d’un mot allemand que vous avez traduit « chattière » [sic], alors qu’il s’agirait de la partie inférieure d’une de ces portes en deux parties comme on en voit souvent dans les fermes. Il est bien évident qu’un enfant qui sort en passant par ce bas de porte est un enfant normal, alors que celui qui sort par une chatière est un Lilliputien, ce qui change complètement le sens du conte.

            Baudelaire a fait une traduction excellente de Poe malgré les contresens qu’il y a introduits. N’empêche qu’il est bien dommage que quelque pédant de l’époque ne lui ait pas donné une leçon d’anglais sur son manuscrit des Histoires extraordinaires. Si ce pédant avait pu intervenir, et si Baudelaire avait bien voulu tenir compte de ses suggestions, nous aurions sans doute une traduction parfaite de Poe, au lieu d’un excellent à-peu-près. Voilà pourquoi je ne comprends pas que vous refusiez de mettre à profit ne serait-ce qu’une faible part des critiques que l’on vous a faites. […]

le 31 mai 66.

Mon cher Guerne,

Vous vous trompez en croyant que je n’ai pas pris connaissance de ce que vous m’avez écrit. Mais cela ne changeait rien au fait que la moitié inférieure d’une porte en deux parties ne saurait s’appeler une chatière et que vous avez trop le sens du mot propre pour soutenir le contraire de bonne foi, fût-ce en tirant à vous au maximum la mauvaise définition du Larousse illustré. Je vois mal, par ailleurs, ce que ma comparaison de votre travail avec celui de Baudelaire pourrait avoir d’offensant pour vous, à moins de supposer que l’amour-propre excessif que je vous ai toujours connu ne soit en train de prendre avec l’âge des proportions démesurées.

Ceci dit, j’ai dû soumettre votre réponse à notre Direction qui, devant votre position, m’invite à vous demander :

1°) Si vous êtes bien d’accord, comme semblait l’indiquer une de vos précédentes lettres, pour que l’on fasse revoir et corriger votre traduction par un germaniste qualifié ?

2°) Si dans ce cas vous admettez que le nom du correcteur figure à côté du vôtre dans une formule du genre : Texte français par Armel Guerne, avec la collaboration de Untel ; ou si, au contraire, vous préférez que votre nom disparaisse tout à fait du « générique » de l’ouvrage remanié ?

On me prie par ailleurs de vous faire remarquer que votre contrat prévoit la fourniture, par vos soins, des textes publicitaires que j’ai eu la courtoisie – jugée excessive – de ne vous demander qu’après règlement du dernier à-valoir prévu et que maintenant vous prétendez me refuser en indiquant la raison la plus absurde qui soit, à savoir que les termes –si mesurés, pourtant – de ma dernière lettre vous auraient dégoûté des Contes de Grimm !  Fidèlement H.P.

A Dom Claude. Le 4 juin 1966

L’acharnement avec lequel s’est mise à me persécuter l’imbécillité hargneuse d’un médiocre ou la médiocrité rageuse d’un imbécile, depuis l’instant que je m’étais débarrassé des Contes de Grimm en les lui envoyant, […]

Paris, le 23-6-66

Mon cher Guerne,

J’ai bien reçu les deux petits textes publicitaires pour les Contes de Grimm. Merci.

En ce qui concerne votre traduction, notre Direction littéraire a décidé, puisque vous ne souhaitez pas la revoir vous-même, de la soumettre à un germaniste pour qu’il en vérifie la fidélité et pour qu’il propose des variantes pour les passages dont vous auriez éventuellement faussé le sens. Selon l’importance et la qualité de son intervention [,] son nom serait soit associé au vôtre, soit passé sous silence (à supposer, bien entendu, que vous ne désavouiez pas ses corrections). Il n’a pas dépendu de moi que soit prise une autre décision.

A Cioran , le 15 juillet 1966

[…] J’ai subi des persécutions inouïes et des tracasseries sans nom depuis que je croyais en avoir fini avec ces Contes des frères Grimm ; lettre sur lettre- à quoi il faut toujours répondre, sans parler des rages qu’il faut épuiser en soi, jusqu’à en perdre le sommeil (Dieu ! que la nuit est donc propice aux déchaînements des plus folles fureurs) après ces assauts imbéciles. J’en suis à m’opposer, maintenant, à ce que mon texte soit « revu » par un « germaniste ».

A Dom Claude. Le 16 juillet 1966

[…] En outre, je m’étais avancé si profondément au cœur de ces Jours de l’Apocalypse, j’étais si bien à l’écoute qu’un déchaînement diabolique s’est acharné sur moi sous la forme de persécutions enragées, tracasseries incroyables, critiques imbéciles, offenses diverses, etc. de la part de l’éditeur pour lequel j’avais achevé ma traductions des Contes de Grimm et qui remet sans cesse tout en question. Il m’a fallu tout envoyer promener brutalement, à la fin, pour essayer de reconquérir, sinon ma sérénité intérieure, du moins l’espace et la tranquillité où la loger si elle doit m’être rendue. Une certaine bassesse me laisse sans défense, et j’ai beau savoir que c’est le Diable qui est là-dessous : j’ai eu des nuits entières secoués par de folles colères.[…]

Le 13 septembre 1966

Mon cher Guerne,

Sauf opposition imprévue de la Direction, j’ai l’intention de faire mettre en composition, ces jours-ci, pour la collection L’Âge d’Or (et sans corrections) votre version des Contes de Grimm.

A Cioran, le 31 octobre 1966

[…] Les emm. du côté des Contes de Grimm ont l’air d’avoir cessé depuis que je les envoyés ch…anter. Amen.

Vôtre : AG

A Cioran, le 10 janvier 1967

[…] Je vais me mettre au Choix de Nerval, dès que j’aurai fini de corriger les épreuves de cet exécrable Grimm. Ô le Boche !

Bien à vous

Trente-sept lettres d’Henri Parisot, du 14 octobre 1964 au 9 septembre 1968,  permettent de suivre les aléas de l’édition intégrale en français des Contes populaires allemands des frères Grimm.

L’orage passera, Guerne et Parisot poursuivront une correspondance plus sereine jusqu’en 1974.

L’ouvrage paraîtra en 2 volumes, 204 x 147mm, broché, 510 p. avec une couverture illustrée par Max Ernst. La date d’achevé d’imprimer mentionne février 1967 [ !]. Texte français et présentation par Armel Guerne.

En 1970 Guerne dédiera un exemplaire en ces termes : à Charles Le Brun pour qu’il conserve sous les étendards déchirés de demain la certitude, avec LES CONTES / Kinder- und Hausmärchen que l’innocence et la candeur de l’enfance sont, comme toute sagesse, pleines d’atrocités et de splendeur, de cruautés et de merveille […].