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Au
Vieux Moulin, le 10 mars 1973
Tourtrès 47380 Monclar
Cher
ami,
Merci de vos deux lettres et nos compliments pour la
petite, toute petite fée qui sera une heureuse
compagne du garçon acrobate. Curieux pour nous, qui
vous avons connus si jeunes, de vous savoir
bi-parents. (Oui, j'ai été très malade, presque
mort, l'an dernier, et malheureusement l'ulcère du
duodénum qui avait profité de mes deux mois de lit à
l'hôpital, s'est remis en activité cette année parce
qu'on nous a complètement anéanti Tourtrès en nous
plantant sous les yeux un château d'eau après avoir
abattu les belles vieilles maisons et les arbres,
nos amis). A votre seconde lettre, que j'ai relu
plusieurs fois, je crois avoir (répondu?) en très
grande partie avec les 2 volumes (surtout les
Fragments) de Novalis qui vont sortir bientôt chez
Gallimard. Il y a là tout ce qu'il faut pour vous
réconcilier avec l'être, son diapason cosmique, et
la vérité dont il est l'étincelle. Mais encore
faut-il pouvoir apporter à cette lecture - qu'on ne
peut pas faire du bout des yeux - la générosité de
l'amour et son terrain profond, silencieux, où
naturellement et surnaturellement germent des
graines vivantes, qui ne sont pas des idées. Une
pensée. Une foi. Quelque chose par où se rejoint une
largeur qui fort heureusement dépasse les limites de
notre ridicule être intellectuel. Nous avons des
sens autres que le sinistre jus de cervelle dont
nous nous abreuvons, pour épouser à la fin du compte
une réalité plus solide que nous. Je vous ai dit que
Breton et Teilhard étaient restés a mi-chemin. C'est
vrai. Cette première partie de la route devait les
amener jusqu'à entrer eux-mêmes dans le sanctuaire.
Trop intelligents, ils se sont pris au jeu du miroir
mental et sont restés dehors. Il y a ce degré où
tout à coup il faut s'en remettre à autre qu'à soi,
où l'on doit faire confiance à la vie elle-même,
deviner, puis découvrir sa signification assurée et
ses intentions sur chacun de nous. Cela réclame du
respect devant les choses, une confiance en elles
qui nous met au-delà de ce qu'on croit comprendre ou
qu'on s'imagine savoir d'elles. Poser des questions,
y répondre même ne sert à rien : il faut s'intégrer.
L'homme est un tout petit point, mais c'est un point
de communication immense. Une fois-là, on est sûr.
Le malheur est souvent une élection, quoiqu'on
pense.
Ma
santé, en effet, n'est pas bonne.
Le
travail, par contre, va bien.
Cordialement à vous |
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Le 10 mars 1973, je reçois une lettre d'Armel
Guerne: Un programme pour une vie. Sept ans plus
tard, la vie a quitté le poète en ce lieu
d'élévation qu'est le moulin de Tourtrès et qui
donnait à respirer.
Sur sa tombe lorsque je le revisitai 15 ans plus
tard :
Armel Guerne
poète.
Un poète s'approche au pas d'homme et
non au gré d'une mécanique automobile. C'est bien
ainsi que je voyais cette rencontre aux alentours
des années soixante six. Je quittais un lieu de
vendanges au nord de Montpellier, l'automne
s'annonçait.
Au crépuscule, arrivé au bas de la
butte du moulin après une journée de marche, je
préférai passer la nuit dans une masure en ruine
proche de l'habitation du poète. J'ai fait un feu
pour me tenir compagnie et atténuer le froid
d'octobre. Le lendemain, lorsque je m'éveillai, une
godasse à moitié cramée, j'attendis que le soleil
réchauffe la terre pour me présenter au moulin.
C'est Madame Guillemin qui m'ouvre le moulin et
appelle : "Armel, un belge." Et Armel de répondre:
"Un épisodique comme les autres ?"
Oui, les Belges, et combien d'autres,
se présentaient épisodiquement au moulin : Max
Gillau, Jacques Duez, élèves et amis de Frans Moreau
et Madeleine Biefnot, tous deux poètes belges et
admirateurs du poète et traducteur de Novalis.
Novalis comme un emblème de vraie vie au diapason du
cosmos. Voilà.
Personnellement, à cette époque, j'étais un lecteur
hypnotisé d'André Breton et de Teilhard de Chardin.
Tous deux étaient restés à mi-chemin, m'écrira
Guerne. Quel chemin, menant où? Breton asthmatique,
Teilhard cardiaque étaient-ils à bout de souffle ?
Sur le chemin de l'illumination ? Je n'oserais le
prétendre. Qui peut dire ce qui nous fera "passer"
d'un air tranquille ?
"Ce degré où tout à coup il
faut s'en remettre à autre qu'à soi, où l'on doit
faire confiance à la vie ... Cela réclame du respect
devant les choses, une confiance en elles qui nous
met au-delà de ce qu'on croit comprendre..." dira
encore le poète.
Oui, j'ai dit oui à ce message :
faire confiance à la vie. Mais le chemin reste à
parcourir car rien n'est définitivement acquis.
Aujourd'hui, j'ai l'âge qu'il avait
en 73. La poésie, pas la littérature, est ce qui
compte absolument. Mais qu'en dire ?
"Poser des questions, y répondre même ne sert à
rien..."
Les signes de vie ne manquent pas pourvu qu'on ouvre
l'œil, le bon.
3 septembre 2004
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