Les Cahiers du Moulin

 

Un programme pour une vie

 

Par Marc Imberechts

 

 

 

Poète et éditeur (éditions Le Tétras Lyre)

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

 

Orgueil et humilité du traducteur, par Jean-Pierre Sicre

A propos de Melville, par Jean Moncelon

Un classique, par Claude Lafay

Moby Dick, présentation et critiques

 

 

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Au Vieux Moulin, le 10 mars 1973

Tourtrès 47380 Monclar

 

Cher ami,

 

Merci de vos deux lettres et nos compliments pour la petite, toute petite fée qui sera une heureuse compagne du garçon acrobate. Curieux pour nous, qui vous avons connus si jeunes, de vous savoir bi-parents. (Oui, j'ai été très malade, presque mort, l'an dernier, et malheureusement l'ulcère du duodénum qui avait profité de mes deux mois de lit à l'hôpital, s'est remis en activité cette année parce qu'on nous a complètement anéanti Tourtrès en nous plantant sous les yeux un château d'eau après avoir abattu les belles vieilles maisons et les arbres, nos amis). A votre seconde lettre, que j'ai relu plusieurs fois, je crois avoir (répondu?) en très grande partie avec les 2 volumes (surtout les Fragments) de Novalis qui vont sortir bientôt chez Gallimard. Il y a là tout ce qu'il faut pour vous réconcilier avec l'être, son diapason cosmique, et la vérité dont il est l'étincelle. Mais encore faut-il pouvoir apporter à cette lecture - qu'on ne peut pas faire du bout des yeux - la générosité de l'amour et son terrain profond, silencieux, où naturellement et surnaturellement germent des graines vivantes, qui ne sont pas des idées. Une pensée. Une foi. Quelque chose par où se rejoint une largeur qui fort heureusement dépasse les limites de notre ridicule être intellectuel. Nous avons des sens autres que le sinistre jus de cervelle dont nous nous abreuvons, pour épouser à la fin du compte une réalité plus solide que nous. Je vous ai dit que Breton et Teilhard étaient restés a mi-chemin. C'est vrai. Cette première partie de la route devait les amener jusqu'à entrer eux-mêmes dans le sanctuaire. Trop intelligents, ils se sont pris au jeu du miroir mental et sont restés dehors. Il y a ce degré où tout à coup il faut s'en remettre à autre qu'à soi, où l'on doit faire confiance à la vie elle-même, deviner, puis découvrir sa signification assurée et ses intentions sur chacun de nous. Cela réclame du respect devant les choses, une confiance en elles qui nous met au-delà de ce qu'on croit comprendre ou qu'on s'imagine savoir d'elles. Poser des questions, y répondre même ne sert à rien : il faut s'intégrer. L'homme est un tout petit point, mais c'est un point de communication immense. Une fois-là, on est sûr. Le malheur est souvent une élection, quoiqu'on pense.

 

Ma santé, en effet, n'est pas bonne.

Le travail, par contre, va bien.

 

Cordialement à vous

           Le 10 mars 1973, je reçois une lettre d'Armel Guerne: Un programme pour une vie.  Sept ans plus tard, la vie a quitté le poète en ce lieu d'élévation qu'est le moulin de Tourtrès et qui donnait à respirer.

 

           Sur sa tombe lorsque je le revisitai 15 ans plus tard :

 

Armel Guerne

poète.

 

          Un poète s'approche au pas d'homme et non au gré d'une mécanique automobile. C'est bien ainsi que je voyais cette rencontre aux alentours des années soixante six. Je quittais un lieu de vendanges au nord de Montpellier, l'automne s'annonçait.

   

          Au crépuscule, arrivé au bas de la butte du moulin après une journée de marche, je préférai passer la nuit dans une masure en ruine proche de l'habitation du poète. J'ai fait un feu pour me tenir compagnie et atténuer le froid  d'octobre. Le lendemain, lorsque je m'éveillai, une godasse à moitié cramée, j'attendis que le soleil réchauffe la terre pour me présenter au moulin.  C'est Madame Guillemin qui m'ouvre le moulin et appelle : "Armel, un belge." Et Armel de répondre: "Un épisodique comme les autres ?"

   

          Oui, les Belges, et combien d'autres, se présentaient épisodiquement au moulin : Max Gillau, Jacques Duez, élèves et amis de Frans Moreau et Madeleine Biefnot, tous deux poètes belges et admirateurs du poète et traducteur de Novalis.  Novalis comme un emblème de vraie vie au diapason du cosmos. Voilà.

 

          Personnellement, à cette époque, j'étais  un lecteur hypnotisé d'André Breton et de Teilhard de Chardin. Tous deux étaient restés à mi-chemin, m'écrira Guerne. Quel chemin, menant où? Breton asthmatique, Teilhard cardiaque étaient-ils à bout de souffle ? Sur le chemin de l'illumination ? Je n'oserais le prétendre.  Qui peut dire ce qui nous fera "passer" d'un air tranquille ?

   

         "Ce degré où tout à coup il faut s'en remettre à autre qu'à soi, où l'on doit faire confiance à la vie ... Cela réclame du respect devant les choses, une confiance en elles qui nous met au-delà de ce qu'on croit comprendre..." dira encore le poète.

   

          Oui, j'ai dit oui à ce message : faire confiance à la vie. Mais le chemin reste à parcourir car rien n'est définitivement acquis.

   

          Aujourd'hui, j'ai l'âge qu'il avait en 73. La poésie, pas la littérature, est ce qui compte absolument. Mais qu'en dire ?

 

          "Poser des questions, y répondre même ne sert à rien..."

 

          Les signes de vie ne manquent pas pourvu qu'on ouvre l'œil, le bon.                    

3 septembre 2004