LES APPELS DE L’ORIENT

Louis Massignon - René Guénon

1925

SOMMAIRE

Aperçus biographiques

Note sur l'initiation

Le Roi du monde : Ce qu'en dit René Guénon

 

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Les Appels de l’Orients, Les Cahiers du Mois, 9/10, Paris, 1925, pp. 277-280 (Guénon) et pp. 297-298 (Massignon)

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 René Guénon - Louis Massignon  

En 1925, les Cahiers du mois lancent une enquête en cinq points sur le thème des rapports entre l’Orient et l’Occident. Un grand nombre d’intellectuels français est sollicité, parmi lesquels René Guénon et Louis Massignon. Le premier vient de publier Orient et Occident (1924), le second a soutenu sa thèse sur Mansûr Hallâj (1922) et, surtout, il commence à devenir une autorité en matière d’orientalisme, son second Annuaire du Monde Musulman paraissant justement en 1925. L’intérêt du présent document est de permettre la mise en regard de leurs réponses qui éclairent singulièrement leurs relations respectives avec l’Orient.

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1° Pensez-vous que l’Occident et l’Orient soient complètement impénétrables l’un à l’autre ou tout au moins que, selon le mot de Maeterlinck, il y ait dans le cerveau humain un lobe occidental et un lobe oriental qui ont toujours paralysés leurs efforts ?

             R.G. « Si les Occidentaux ne comprennent rien à l’Orient, c’est uniquement par l’effet d’une certaine déviation mentale qui caractérise proprement la civilisation moderne. Il n’y a donc à cela qu’un seul remède ; c’est de ramener l’Occident à la véritable intellectualité, dont il a perdu jusqu’à la notion. En dehors de cette condition, il n’y a aucune possibilité d’entente avec l’Orient ; par contre si les Occidentaux retrouvent la connaissance des principes vrais, l’accord se fera de lui-même dans tous les domaines. Aussi le rapprochement ne pourrait-il s’opérer que par en haut ; il devrait donc être l’œuvre d’une élite occidentale, dont la constitution, d’ailleurs, est fort loin d’être immédiatement réalisable. »

             L.M. : « Orient et Occident » : Est-ce la scission entre les deux Romes l’antique et la nouvelle, puis le schisme de la chrétienté, donc de la culture méditerranéenne : c’est-à-dire la « question d’Orient » ; où comme le disait Léon Bloy, la maîtrise de Constantinople, cette ville du triomphe chrétien, symbolise l’indépendance des Lieux Saints ?

            Vous ne nous proposez pourtant pas ce problème, - et vous n’accusez pas non plus le contraste, surtout linguistique, entre Aryens et Sémites, auxquels ces deux mots réfèrent souvent ; - le sens de vos autres questions les fait plutôt interpréter d’après une réaction politique récente, l’alliance slavo-japonaise contre l’hégémonie anglo-américaine ; réaction qui remet en question toute la colonisation mondiale entreprise par l’Europe.

Et je vous arrête là ; pour vous demande si l’essor colonial européen, depuis le XVIe siècle, ne devait pas précisément provoquer, en toute justice, cette réaction puissante des peuples colonisés malgré eux, - cette vengeance, tirée sur nous, des principes de morale que nous avons si peu pratiqués à leur égard. Par qui, sinon par nous, vint l’incompréhension ? Oubli, non pas seulement des autres, mais de ce que nous avons de meilleur à leur donner. »

 2° Si nous sommes pénétrables à l’influence orientale, quels sont les truchement – germaniques, slaves, asiatiques – par lesquels cette action vous semble devoir s’exercer le plus profondément sur la France ?

            R.G. : « L’influence orientale ne pourrait s’exercer directement que sur cette élite, qui y trouverait le plus puissant appui pour réaliser l’œuvre à laquelle elle se consacrerait. Naturellement je parle d’une influence orientale véritable, et celle-là ne serait sûrement pas transmise par des intermédiaires germaniques ou slaves. Non seulement les Allemands et même les Russes sont en réalité de purs Occidentaux, mais ils sont certainement, avec les Anglo-Saxons, les moins aptes à comprendre la pensée orientale ; on trouverait sans doute plus d’éléments favorables parmi les peuples dits latins. »

             L.M. : « A cause de notre conquête de l’Afrique du Nord, c’est dans un milieu dont ma spécialisation m’interdit d’ailleurs de vous parler longuement, le milieu musulman, qu’un vrai contact peut et doit s’établir entre France et Orient. »

            3° Etes-vous d’avis avec Henri Massis, que cette influence de l’Orient puisse constituer pour la pensée et les arts français un péril grave et qu’il serait urgent de combattre, ou pensez-vous que la liquidation des influences méditerranéennes soit commencée et que nous puissions, à l’exemple de l’Allemagne, demander à la « connaissance de l’Est » un enrichissement de notre culture générale et un renouvellement de notre sensibilité ?

             R.G. : « L’influence de l’Orient, si elle existait, ne pourrait être qu’éminemment bienfaisante pour l’Occident ; mais je dois constater que, pour le moment, elle est absolument inexistante, sauf le cas de quelques rares individualités isolées, car l’Occident est incapable de la recevoir. Ceux qui perdent leur temps à dénoncer le « péril oriental », alors que les Orientaux ne menacent personne, ne font aucun prosélytisme et demandent simplement qu’on les laisse tranquilles chez eux, ce qui est assez légitime, ceux-là, dis-je, devraient bien se rendre compte que le vrai péril, pour l’Occident moderne, est celui qui vient de ses propres défauts. Si certains combattent telles ou telles influences germaniques ou slaves, ils n’ont peut-être pas tort, mais précisément parce que ce sont là des influences occidentales, même quand elles s’affublent d’un masque oriental. Encore une fois, qu’on ne confonde pas l’Orient avec ce qui n’en est qu’une grossière caricature ; les idées « pseudo-orientales » sont, bien souvent, ce qu’il y a de plus opposé au véritable esprit de l’Orient ».

             L.M. : « Au point de vue culturel, la contre-attaque prétendue de « la connaissance de l’Est » sur le front européen n’est qu’une ruse stratégique des transfuges européens qui montent à l’assaut de notre vielle Cité en poussant devant eux, comme des otages, pour se couvrir, un certain nombre d’Orientaux européanisés ; victimes innocentes dont le langage d’occasion, décalqué sur le nôtre, à notre intention, ne saurait rien livrer de véridique sur la psychologie orientale.

            Je ne vois aucun inconvénient à ce que telle offensive, d’un français combatif comme Massis, se prononce contre de pseudo-hindous, ou d’improbables Japonais, qui font danser devant nous des « paradoxes orientaux », fabriqués en Europe de longue date. »

            4° Quel est le domaine – arts, lettres, philosophie – dans lequel cette influence vous semble devoir donner des résultats particulièrement féconds ?

             R.G. : « Je suis fort peu compétent en fait d’art et de littérature, mais je puis affirmer que ce n’est pas dans ce domaine essentiellement relatif qu’il serait possible d’obtenir des résultats réellement profitables, surtout pour débuter ; ce pourrait même être tout le contraire, s’il s’y mêlait un certain « snobisme » comme il arrive presque toujours en pareil cas ; le goût de « l’exotisme » comme tel me semble parfaitement ridicule. Quant à la philosophie, ce n’est là qu’un point de vue exclusivement occidental, et qui, par les étroites limitations qui lui sont inhérentes et par les préjugés qu’il implique inévitablement, ne peut être qu’un obstacle à la compréhension de la pensée orientale, comme de tout ce ne rentre pas dans ses carres. D’autre part, les travaux d’érudition auxquels se livrent les orientalistes sont sans aucune portée et pour le moins inutiles à l’égard de cette même compréhension, quand ils ne sont pas nuisibles par les fausses interprétations qu’ils répandent, car l’ignorance pure et simple vaut encore mieux que l’erreur. J’ajouterai que la « culture générale » au sens où vous l’entendez, paraît s’identifier à un savoir tout « profane », qui n’a que fort peu de rapports avec ce que nous regardons comme la véritable connaissance ; tout cela est extérieur et superficiel, incapable d’exercer une action profonde comme celle dont j’envisage la possibilité. Il faut commencer par le commencement, je veux dire par les principes ; en d’autres termes, il faut se placer avant tout sur le terrain de la métaphysique vraie, qui, malheureusement est tout à fait étrangère aux Occidentaux actuels. »

             L.M. : Le véritable orientalisme, qui n’a pas encore acquis droit de cité dans notre grande presse, établit : d’abord, que les vieilles civilisations des nations orientales furent très supérieures à leur état présent ; ensuite, que tous les modes d’expressions classiques défaillent irrémédiablement ; faute d’instruments, linguistique et graphique, robustes, aptes à les défendre contre la concurrence des outils de pensée européens. Il n’y a donc plus de « nouveautés » en fait d’idées à recueillir chez les Orientaux. Existe-t-il d’ailleurs pour nous, hommes, un nombre indéfini de combinaisons intellectuelles possible ? Non, et la plupart des originalités si attachantes du vieil Orient peuvent se réduire, moyennant une table de transposition convenable, à une présentation structurale différente de concepts partout semblables, dont liste fut dressée chez nous, dès l’antiquité gréco-romaine.

            Ce qui subsiste de précieux et de rare en Orient, ce sont les hommes, c’est une réserve naïve de jeunesse, désir de science, respect de la nature et de la raison, une grâce, qui s’ignore, et que nous n’avons pas encore su en faire sourdre. Quel viatique, d’ailleurs, donnons-nous à nos jeunes étudiants orientaux, si nombreux à Paris depuis la guerre, quand ils repartent de chez nous ? »

            5° Quelles sont, à votre sentiments, les valeurs occidentales qui font la supériorité de l’Occident sur l’Orient, ou, quelles sont les fausses valeurs qui, à votre avis, rabaissent notre civilisation occidentale ?

             [La Rédaction des Cahiers du mois précise que ce dernier point lui a été suggéré « par la lecture des ouvrages de M. René Guénon »]

             R.G. : « En fait de supériorité, je n’en puis reconnaître à l’Occident qu’une seule, la supériorité matérielle, que personne ne lui envie. On ne saurait trop insister sur ce caractère exclusivement matériel de la civilisation moderne, dont le développement dans ce sens unique a entraîne fatalement la perte de l’intellectualité. Il serait trop long de dresser la liste complètes des illusions, des préjugés, des superstitions de toutes sortes qui, à notre époque, concourent à fausser la mentalité occidentale : croyance au progrès et à l’évolution, amour du changement et de l’agitation, rêveries démocratiques et humanitaires. Tout cela peut se résumer en deux tendances principales, parfois opposées en apparence, mais en réalité complémentaires : rationalisme et scientisme d’une part, sentimentalisme et moralisme de l’autre, tels sont les deux pôles entre lesquels oscille l’Occident moderne. Si les choses continuent à aller de la sorte, cela risque fort d’aboutir à quelque catastrophe, amis les Occidentaux seuls en auront toute la responsabilité ; comprendront-ils la nécessité de revenir à un état normal avant qu’il ne soit trop tard ?

Si un rapprochement doit se produire entre l’Orient et l’Occident, ce n’est pas à l’Orient d’en faire les frais ; c’est en Occident qu’une transformation essentielle devra s’opérer. Du reste, puisque c’est l’Occident qui y a le plus grand intérêt, et de beaucoup, c’est à lui qu’il appartient de faire les premiers pas dans la voie de ce rapprochement, et de donner tout au moins les preuves d’une bonne volonté sans laquelle nulle action efficace ne serait possible. On ne sauve pas malgré lui un malade qui ne veut pas guérir ; et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que l’Occident actuel se complaît dans sa maladie et, loin de la reconnaître comme telle, s’en fait gloire comme d‘une supériorité. (…)

 L.M. : « Quant à la Cité occidentale et à son patrimoine d’expérience séculaire, tant religieuse que scientifique, notre devoir est de la défendre jusqu’au bout, non seulement contre les transfuges, mais plus profondément contre nous ; puisque la lutte qui ébranle notre cité fait rage au fond de nous-mêmes entre nos évidences et nos conjonctures, entre nos crimes et nos vertus. En ce moment, où par une coïncidence singulière, l’enseignement laïque se diffusant à travers l’Orient, assiste à la chute des dernières idoles, le champ clos semble s’aplanir pour un duel final ; - et j’entrevois dans les lignes ennemis, derrière les masques, étranges ou pervers, que nos apostats du dehors brandissent pour séduire notre curiosité, la grâce toute franche et fraternelle d’adversaires juvéniles qui pourraient, si nous savions leur expliquer enfin comment s’est fondée notre Cité d’Occident, devenir, auprès de ses premiers ouvriers un peu las, ceux de la onzième heure ».