Parler de l’Islam
européen, plutôt que de l’Islam en Europe n’est pas
neutre.
Parler de l’Islam en
Europe, c’est évoquer les modalités d’intégration des
musulmans qui vivent en Europe dans une civilisation qui
leur est a priori étrangère.
Parler de l’Islam
européen, c’est considérer que l’Europe peut s’enrichir
d’une civilisation qui lui est a priori
étrangère.
La situation de l’Islam
en Europe pose la question de son intégration.
La présence d’un Islam
européen, celle d’un échange entre deux civilisations.
Il n’est donc pas
exagéré de dire, qu’avec l’Islam européen, les
conditions sont réunies d’un véritable enrichissement
mutuel de deux civilisations anciennes et
longtemps rivales, mais en fin de compte
complémentaires.
Les
premières années du 21ème siècle sont placées
devant la réalité d’un « choc des civilisations », qui
donne lieu à des affrontements de plus en plus violents
dans le monde : les guerres (en Afghanistan, en Irak),
les actions terroristes en Europe, le conflit
palestinien.
Ce
commencement du siècle est par conséquent partagé entre
la peur des uns, les aspirations des autres, et aussi
l’espoir de quelques uns, qu’ils soient chrétiens ou
musulmans, d’une nouvelle rencontre entre l’Islam et
l’Europe.
Peut-on
préciser ?
On
connaît, d’abord, la peur, en Occident, de l’Islam
européen, qui fait que certains pays européens
réagissent de manière à interdire tout dialogue. On
pense naturellement, en France, à la Loi sur la laïcité,
mais la politique de ghettos de la Grande-Bretagne, le
Londonistan, est-elle préférable ?
On
n’ignore pas non plus les aspirations, en Orient, des
peuples musulmans à l’égalité des chances Nord/Sud, à la
reconnaissance de l’Islam, religion et communauté à
l’échelle de la planète, à côté de l’Europe, du monde
anglo-saxon, de l’Asie.
Mais on connaît moins,
enfin, l’espoir d’une nouvelle forme de rencontre de
l’Orient et de l’Occident, par le biais de l’Islam
européen, qui commence à prendre forme, chez des
intellectuels, européens et musulmans. On pense ici, en
particulier, à Tariq Ramadan et à Alain Gresh.
Or, cet
espoir est fondé sur une autre réalité, historique, qui
est l’existence, pendant des siècles, d’échanges
culturels et religieux entre l’Europe, la Chrétienté et
l’Islam. Cependant, dans le sens d’une influence de
l’Orient sur l’Occident, il s’agit d’exemples qui
remontent au moyen âge.
Et
depuis ?
L’influence existe en sens unique, de l’Occident en
direction de l’Orient – si l’on veut bien oublier
l’Orient de pacotille, des Mille et une nuits,
mis à la mode à l’époque romantique (à l’exception de
Nerval : voir son Voyage en Orient).
Il faut
surtout reconnaître que l’apport de l’Orient vers
l’Occident est tari.
C’est
l’Europe désormais qui influence l’Orient, exporte sa
technologie vers l’Orient et avec elle sa civilisation –
démocratie, droits de l’homme, etc., mais aussi films
insipides ou violents, télé-réalité, Mac Donald, etc.
Avec également son architecture déplorable : Il suffit
de visiter certaines cités du monde arabo-musulman,
telles que Fez, Le Caire, ou Sana’a, pour constater
qu’autour de ce que les guides appellent « la vieille
ville », qui forme un témoignage brillant de l’art
islamique, s’élèvent des bâtiments modernes typiques
d’un Occident que l’on peut dire de « deuxième ordre ».
En fait
il s’agit presque exclusivement d’une influence d’ordre
technologique, et, de ce point de vue, on connaît depuis
longtemps le problème de l’apport de la technologie en
Orient. C’est, par exemple, Ernest Psichari rapportant dans
Voix qui crient dans le désert son dialogue avec un
Mauritanien, en 1920 : « Oui, vous autres, Français,
vous avez le royaume de la terre, mais nous les Maures,
nous avons le Royaume du Ciel ».
Vers la
même époque, René Guénon disait aussi : « On peut faire
preuve d’intelligence autrement qu’en construisant des
machines».
Est-ce à
dire qu’il existe une supériorité spirituelle de
l’Orient sur l’Occident ?
Quoi qu’il en soit, ce qui reste indéniable, c’est
l’apport historique considérable de l’Orient à la
chrétienté latine et donc à l’Europe, dans des domaines
aussi divers que la philosophie, la musique, la
linguistique, les mathématiques, l’astronomie, etc.,
c'est aussi que
ces apports
peuvent désormais se renouveler, à la
faveur de la présence de millions de musulmans en
Europe, dans le contexte d'un Islam européen.
Pour une « culture islamique européenne »
Le concept de « culture islamique européenne » marque,
selon les mots de Tarek Ramadan, « le passage de la
simple intégration dans une société où l’on a trouvé sa
place au stade de la contribution à son enrichissement ». Cette idée est fondamentale et elle engage l’avenir de
tous.
C’est pourquoi il revient aux musulmans de
France, ou plus exactement aux « citoyens français de
confession musulmane », et même sans attendre leur
intégration dans la société française, de participer à
la construction d’un Islam européen.
Leur intégration viendra d’elle-même.
Il leur faut donc de ne pas attendre :
Pour
renouer avec ce génie de l’invention qui caractérise le
monde arabo-musulman et lui donner les moyens de
s’exprimer.
Pour témoigner par leur présence dans les
arts et la culture, en France, de l’immense richesse de
la civilisation musulmane.
Pour retrouver la vocation philosophique et
scientifique de la pensée arabe, par l’étude non
seulement du saint Coran, mais aussi des philosophes,
des penseurs, des savants de l’Islam.
En philosophie, par exemple, il y a une
place à prendre.
On sait que la philosophie arabe ne s’est
pas arrêtée avec la mort d’Averroès. Elle a pu
s’enrichir de la pensée occidentale, pendant la deuxième
moitié du 20ème siècle, à l’époque de la
philosophie marxiste, mais elle ne l’a pas enrichie. Ce
n’est pas de cela qu’il s’agit. Il vaut mieux prendre
l’exemple du philosophe pakistanais Mohammed Iqbal, mort
en 1948. Mais la pensée de Mohammed Iqbal n’a pas
enrichi la philosophie occidentale, parce que l’Occident
ne s’y est pas intéressé. Pourtant, sa critique de
Nietzsche, par exemple, est d’une remarquable
intelligence.
Il s’agit
de construire, dans le contexte de l’Islam européen, une
philosophie qui puisse enrichir à son tour la
philosophie occidentale.
Dans tous
les domaines de la Science, évidemment, il y a aussi une
place à prendre.
Dans les
arts également, il y a une place à prendre, mais pas la
place que l’on prétend laisser aux musulmans, sous
prétexte d’intégration. Ce n’est ni de rap ni de tags
qu’il s’agit ici. Mais c’est un art inspiré des règles
de l’art islamique et puisant dans ses richesses. Alors
l’Europe pourra s’enrichir de ses réalisations.
On pense tout naturellement à la
calligraphie.
A la musique, également. On a présent à
l’esprit le succès du Raï, dans les années 80, mais on
rencontre aujourd’hui des tentatives plus riches encore,
telles les œuvres du jeune musicien tunisien Dhafer
Youssef qui sont un remarquable exemple
d’interpénétration culturelle. Mais cela peut être vrai
aussi en architecture.
Quant à la langue arabe, il
est évidemment indispensable, pour les musulmans qui
vivent en Europe, de la maîtriser. Alors on
verra les langues européennes s’enrichir de cette
langue, qui est non seulement une langue sacrée, mais
une langue de culture. Mais, ce dont l’Europe a besoin, ce ne sont plus
des termes argotiques, issus de la colonisation, ni des
expressions de la « deuxième génération », mais de l’apport
de la langue arabe dans tous les domaines de la science
et de la culture.
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La
construction d'un l’Islam européen, son existence même,
active, pacifique, brillante, demandent de la part des
jeunes musulmans un travail considérable, mais à la
hauteur d’une civilisation à laquelle ils appartiennent,
à laquelle ils n’ont pas à renoncer, mais qu’ils ont à
élever toujours plus, dans tous les domaines de la
science et de l’art où l’histoire montre que leurs pères
ont excellé : dans ce contexte nouveau désormais de
l’Islam européen, pour l’enrichissement mutuel de
l’ensemble des citoyens qui vivent en Europe, quelle que
soit leur confession religieuse.
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