"Sans doute Dieu a-t-il créé la Patagonie
dans un accès de colère...
C'est une des terres les plus rudes du
monde. Avec les Andes médianes en épine dorsale, elle est plantée comme un
coin très allongé dans l'océan Austral, le cap Horn et la Terre de Feu au
sud, au nord le 40e parallèle qui marque la frontière climatique. Entre
ces limites séparées par deux mille kilomètres, la Patagonie pourrait
contenir deux fois la France en son entier et ne compte, hors des quelques
villes isolées de la côte, pas plus de deux cent mille habitants.
Il y a trente ans, jeune
écrivain-explorateur, j'y fis un très long voyage, suivi d'un autre plus
tard. La Patagonie occupe toutes mes pensées, envahit les rayons de ma
bibliothèque, peuple mes vitrines, excite mon imagination et s'étend
jusqu'aux romans que j'écris, à tel point qu'elle m'est devenue comme une
seconde patrie, parfois même la première quand mon propre pays, la France,
semble par trop s'éloigner de l'idée que je m'en fais. La Patagonie est
une patrie de l'âme et de l'esprit. On peut l'emplir tout entière de ses
chimères et je n'y ai pas manqué, à la suite d'Orélie-Antoine 1er,
roi de Patagonie, qui régna là-bas en 1860 et dont je m'honore d'être
aujourd'hui l'unique consul général. On peut aussi l'emplir de sa
mélancolie. Darwin, en 1835, l'avait déjà excellemment définie: en parfait
Britannique, il jugeait « irrésistibles ses qualités négatives ».Roger
Caillois, académicien voyageur, la baptisa « contrée toute d'espace et
d'appel qui compose sur le sol un site comme il faudrait avoir l'âme ».
Mais c'est Blaise Cendrars, le magicien, qui a le mot le plus vrai: « Rien
ne convient plus à mon immense tristesse que la Patagonie... » Pour des
millions d'individus migrateurs de vacances, le Sud exprime le soleil, la
molle chaleur, la facilité, la vacuité. Là-bas, en Patagonie, le Sud
signifie tout le contraire. Au moins une fois dans sa vie, il faut
savoir se tromper de Sud. C'est ce qu'ont admirablement compris, au péril
de leur vie, Jean-Louis Hourcadette et ses compagnons...
Que je décrive tout d'abord ce pays: plus
que tout autre, c'est par sa nature impitoyable qu'il envoûte. La
Patagonie a un roi naturel, le vent. Il y souffle en tempête les trois
quarts de l'année et détruit toute tentative de la végétation de se
hausser au-dessus de l'élévation d'une touffe d'herbe. Quand je plantais
ma tente, le soir, je devais le plus souvent m'y employer en rampant,
plaqué au sol, pour ne pas être emporté par ce vent d'outre-monde que les
habitants de la Patagonie nomment tout simplement el viento, le
vent, comme ils diraient Dieu, en se signant les nuits d'ouragan. En
Patagonie chilienne, sur l'autre versant des Andes, là où la côte n'est
plus qu'un terrifiant labyrinthe de rochers soumis à toutes les
tempêtes de l'océan Pacifique mal nommé, le vent est accompagné de sa
reine impitoyable, la pluie.
Elle y étend son voile opaque trois cents
jours par an, faisant naître sur les basses pentes des Andes un
foisonnement de forêts monstrueuses et impénétrables. A l'extrême sud,
enfin, le vent et la pluie s'allient à un troisième génie maléfique, la
neige, et ses serviteurs polaires que sont la glace, la grêle et le
grésil, pour envoyer au martyre les rares êtres humains pris dans les
tourmentes de leurs embrassements. Au détroit de Magellan, au cap Horn,
sont morts bien des navires de vingt nations maritimes, dont la nation
bretonne qui a laissé là-bas, dans ce cimetière marin, des équipages
entiers des meilleurs de ses fils. Naviguant dans les parages de l'île
Désolation au nom prédestiné, j'ai même vu les croix symboliques,
hautes vergues décharnées d'un trois-mâts qui émergeaient encore de
l'eau... Et j'ai bivouaqué à Port-Famine, sur le détroit de Magellan, un
site abandonné qui fut la première capitale de la Patagonie australe, au
temps des conquistadors. En 1585, Andres de Viedma, capitaine général, y
tenait garnison pour le roi d'Espagne. Trois ans plus tard, quand
débarqua à Port-Famine le corsaire anglais Cavendish, le fort n'était
gardé que par des squelettes. D'autres pendaient à des gibets. Les
cadavres étaient encore dans les maisons où ils étaient morts de faim. Il
ne subsiste de cette ville que son nom. Y avoir passé la nuit, seul, sous
le poids de tant de souvenirs, restera pour l'éternité l'une des grandes
émotions de ma vie... Plus loin, au cap Froward, l'air était empli d'un
vacarme de fin du monde.
C'était un glacier qui se brisait et
tombait dans la mer, opéra familier de la Patagonie australe.
Mais là-haut, c'est pire encore. Là-haut,
c'est la montagne, la cordillère des Andes et le terrible Hielo, cet
immense plateau glaciaire où sévit la plus effroyable météorologie du
monde. Un de mes amis, Lionel Terray, premier vainqueur du Fitz Roy, y
avait souffert autrefois jusqu'à l'épuisement. « C'était, disait-il, la
conquête de l'inutile... » Après Blaise Cendrars, toute la Patagonie est
ramassée dans ces mots. Et c'est là-haut, sur le Hielo, que Jean-Louis
Hourcadette et ses compagnons ont vécu près de trois mois, «ermites
glaciaires, fous de vent, aveugles de brouillard, dans des conditions
suicidaires», si bien qu'ils furent donnés pour morts et qu'à leur
réapparition quasi miraculeuse, ils durent, comme l'écrit Hourcadette,
«réapprendre à rire». C'est ce récit que vous allez lire. Il dépasse
l'aventure, il dépasse l'exploit, il enfonce le bon sens. C'est un récit
initiatique.
Et pour quoi? Par quelle folie? Par quel
besoin de dépassement? Son cosas de Patagonia, un proverbe de
là-bas. Ce qui signifie à peu près: c'est la Patagonie, que personne ne
cherche à comprendre..."
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