"Lorsqu'elle vint des régions
lointaines passer dans le voisinage du soleil, elle n'échappa pas à l'œil
observateur de l'homme. Elle parut petite, traînant après elle une longue
queue de lumière. Son mouvement devint rapide de plus en plus, jusqu'à ce
qu'on la perdît dans les rayons du grand astre. (...) On s'aperçut bientôt
d'un mouvement irrégulier dans les eaux, qui se gonflant franchirent leurs
bords, et dont les surfaces lisses étaient sillonnées d'écume. Une
altération étrange se fit sentir dans l'intérieur des corps de tous les
animaux, par un désordre inconnu dans leurs fluides. Ce qu'on voyait
encore des des étoiles, parut avoir changé de place; car l'axe de la terre
était déjà incliné, et ses parties les plus pesantes penchaient par une
force attractive vers cette masse nouvelle sans qu'on s'en fût aperçu. La
terre qui n'avait jamais été humectée que par la rosée du matin, se vit
inondée par des eaux qui tombaient du haut des cieux (...). L'homme qui peu
auparavant adora dans chaque astre, dans chaque fleur, dans chaque frère,
à chaque aurore, un Dieu propice dont le soleil parut le plus parfait
symbole, crut voir dans cet astre nouveau celui d'un Dieu vainqueur, plus
puissant que le sien; Dieu malfaisant, de destruction et de ténèbres; ce
qui fut la première source de la folle idée d'un bon et d'un mauvais
principe..."
*
"Dans l'âge d'or d'Hésiode et d'Hypsicles, l'homme était absolument
parfait, autant que la nature de son essence pouvait le permettre; et
quoiqu'il fût créé un être éternel, la nature de ses développements et de
ses jouissances était successive; mais le mouvement de cette succession
depuis le premier instant de sa naissance jusques dans l'éternité, était
uniformément accéléré, et la mort ne lui parut que l'un des développements
continuels et ordinaires de son essence. Après la grande catastrophe du
globe de la terre, où l'homme apparemment avait perdu des sensations, la
mort changea pour lui de face (...) La mort parut couper l'existence de
l'homme en deux parties, dont l'une était la vie présente et l'autre une
éternité vague, douteuse et tout au plus possible. Ensuite l'homme parvint
par ce principe de perfectibilité adhérent à sa nature, à cet âge d'or, ou
plutôt d'argent, dont nous avons parlé; à cet âge dont la fin ne pouvait
être qu'une perfection animale, et ce fut qu'après avoir passé au-delà de
cette perfection que l'homme devint un être malheureux sur la terre,
jusqu'à ce que le sage lui apprit par une philosophie éclairée, à lier de
nouveau le présent au futur, et à reconnaître l'homogénéité de son
existence éternelle.
Voilà deux âges d'or de nature fort
différente; et si nous suivons avec soin la marche naturelle des facultés
de l'homme dans cette vie, nous parviendrons à entrevoir un troisième âge
qui ne différera pas moins des précédents. Il aura lieu, mon cher, lorsque
les sciences de l'homme seront parvenues aussi loin qu'avec ses organes
actuels il aura pu les porter; lorsqu'il verra distinctement les bornes de
son intelligence dans les faces de l'Univers qu'il peut connaître;
lorsqu'il apercevra la disproportion absurde entre ses désirs et ce dont
il peut jouir sur la terre, et lorsque voyant les étranges effets
qui en résultent, il retournera sur ses pas, et trouvera son salutaire et
juste équilibre entre ses désirs et les objets placés dans sa sphère
d'activité actuelle (...).
Pour l'âge d'or de l'homme après
cette vie, ses jouissances y seront plus intimes, plus cohérentes; et
toutes ses connaissances s'y confondront, comme les couleurs de l'Iris se
confondent au foyer d'un cristal. (...) Voici, mon cher Alexis, autant
qu'il me paraît, tout ce que la philosophie peut nous apprendre sur les
différents âges de perfection auxquels la nature humaine peut prétendre."
Alexis ou De l'Age
d'or "Si vous
considérez maintenant la marche de ce principe qui
va toujours en avant (...), vous verrez qu'au moment
que cette perfectibilité était parvenue jusqu'à
quelque connaissance de saisons et d'agriculture,
les effets de ce principe étaient précisément
analogues et proportionnés à l'état de l'homme en
qualité d'habitant de ce monde, et voilà l'âge d'or.
Mais aussitôt que ce principe qui va toujours,
apprit aux hommes à mesure les cieux, à franchir les
mers, à tirer les métaux du sein de la terre, (...)
il est évident que ces effets de la perfectibilité
n'ont plus aucune analogie ni proportion quelconque
avec l'état primitif de l'homme en qualité d'animal
ou d'habitant de ce monde. Voilà ce qui s'en suit,
ma Diotime ! Si l'homme qui n'est qu'un animal sur ce
globe, a dans lui un principe qui par sa nature l'a
mené infiniment au-delà de l'âge d'or, c'est à dire
au-delà de son bonheur et de sa perfection (...) il
est de toute évidence que l'existence de l'homme sur
ce globe n'est que passagère et que par sa nature il
tient à tout autre chose. Je ferai ici trois petites
réflexions. 1 - Qu'il est impossible que l'homme
puisse retourner à cet âge d'or d'Hésiode. 2 - Que
du temps de cet âge d'or, si l'homme avait pu
réfléchir à ce que nous venons de dire, il aurait pu
donner une direction constante à la marche vagabonde
de sa perfectibilité, et 3 - Que lorsque la
perfectibilité de l'homme qui n'a point de bornes
dans la nature, en trouvera enfin dans
l'imperfection et le petit nombre de ses organes
comme habitant de la terre, l'homme retournera en
arrière, il corrigera les défauts absurdes de sa
marche désordonnée, et on verra de nouveau sur cette
même planète un âge d'or infiniment supérieur à
celui des poètes."
Lettre à la Princesse de Gallitzin, 23 novembre 1780 |