« Dans tout ce qu’il a écrit, et plus librement à mesure qu’il maîtrise
davantage ses moyens et ses images, on retrouve, de façon toujours plus
précise et plus mystérieuse, cette vision de l’avenir dans le passé,
qu’il faut dégager, libérer, disons plus : l'espérance et la certitude
d'avoir contribué à cette réalisation, d'avoir à la notifier. En toutes
choses, il cherche à indiquer ce qui arrive, ce qui du passé peut être
appelé et délivré par le coeur; il veut rendre saisissable et concevable
le mode d'action et de présentification en notre monde de l'autre monde,
celui qui vient, ce monde intérieur qui coexiste avec le monde
extérieur. Tieck prétend que Ofterdingen,
devait se terminer par l'apothéose de la poésie; il se peut bien que
Novalis, parlant le langage de ses amis, se soit exprimé de la sorte, mais
on ne peut douter que son projet fût la description du royaume remémoré
comme avenir, celui où ne règne plus l'être, mais bien l'avoir réciproque
dans l'amour, et ainsi Dieu et le Christ. Tout comme l'article
Christianisme ou Europe,
comme les Hymnes à la Nuit,
comme les Cantiques
- et surtout l'énigmatique Septième Hymne -
Ofterdingen
aurait, lui aussi, annoncé ce jour dont Novalis déclare prophétiquement à
la fin de Christianisme ou
Europe :
Quand et quand plutôt
? C'est une question qu'il ne faut pas poser. Ayez seulement patience et
il viendra, il ne peut pas ne pas venir, ce temps sacré de la paix
éternelle, celui où la nouvelle Jérusalem sera la capitale du monde ; et
jusque-là soyez sereins et courageux dans les périls du monde, compagnons
de la foi, annoncez en paroles et en actes l'Évangile divin et demeurez
jusqu'à la mort fidèles à la foi véritable et sans fin (I, 303).
Dans son rêve de l'âge d'or
et dans sa décision d'imiter sa bien-aimée et, pour cela, de graduer sa
mort, recommençant ainsi, il le saura plus tard, l'événement que fut la
mort des martyrs, Novalis a voulu l'impossible, quelque chose qui ne
pouvait que se briser au contact du réel, de ce monde où nous naissons; de
la même façon échouèrent maints rêves juvéniles d'hommes de tous les
temps. Mais, dans la mesure où il prit ce rêve au sérieux, l'impossible
projet l'incita à l'attentive observation de tous les signes qui, dans
notre monde, renvoient à l'autre monde, qui sont, dans le monde extérieur
les représentants du monde intérieur, la présence du non-présent. Ces
signes existent, le coeur les comprend, ils sont intelligibles à celui qui
aime, qui vise Dieu à travers l'être aimé.
Tout ce que nous a prenons par expérience
est communication. Ainsi le monde est en fait une communication – une
révélation de l'esprit. Le temps n'est plus où l'Esprit de Dieu était
compréhensible. Nous avons perdu le sens du monde. Nous sommes restés à la
lettre. Nous avons perdu ce qui se manifeste au-delà du phénomène -
l'essence de la formule (frag. 2228).
Novalis
a cherché le mot et sa puissance, la proposition et non la lettre. Or nos
sciences n'ont pas dépassé la connaissance de la lettre. C'est pourquoi
Novalis peut nous enseigner à découvrir ce qui se manifeste derrière le
phénomène, le mot qui libère le coeur de son faux amour du monde de la
mort - celui que hantent la lumière et l'éternelle agitation. Qui veut
comprendre Novalis doit être prêt à chercher le « mot mystérieux », non la
lettre. De tout ce qu'il a dit vaut aussi cette phrase de « Foi et Amour »
Tout vrai mystère se dévoile
nécessairement aux profanes par leurs propres forces. Qui le comprend est
de lui-même, à bon droit, un initié (I, 349).
Mais celui qui ne le comprend
pas lira des formules incompréhensibles. Il y a toujours eu des hommes
pour aimer le poète Novalis et pour pressentir son message, pour
s'attacher à son verbe, pour le saisir, et d'autres toujours pour se
détourner de lui, scandalisés, sans parler de ceux qui ne le connaissent
que comme « romantique », comme poète de la « fleur bleue », cette fleur
qui aujourd'hui, alors que l' « essence de la formule » règne partout, ne
nous touche plus d'aucune façon. Je le disais au début de ce bref essai
sur Novalis prophète de la productivité du coeur, son oeuvre eût été son
destin et le monde de sa création poétique, qu'il ne put jamais nous
révéler dans sa pleine clarté, eût été présent au fond de son âme avant
qu'il le connût, présent sur le mode de la non-présence, comme avenir
remémoré, plus réel pour lui que la réalité même. Sa tâche, sa destinée
était de parler de cet avenir, d'en donner communication. Mais ce qu'il
avait à dire est demeuré fragment. De cela aussi il eut le pressentiment
au plus profond de lui-même. Dans son « journal après la mort de Sophie »,
le 14 juin 97, il écrit :
L'engagement n'était pas pour ce monde.
Ici-bas je ne dois pas trouver mon achèvement. Il suffit que toutes mes
dispositions soient touchées et éveillées.
«
Ici-bas » Novalis ne trouva point son achèvement - au reste, ici-bas,
quelle vie humaine est achevée ? Ce qu'il nous a laissé est fragment,
cristal qui renvoie à l'« infini cristal », comme il le dit une fois du
monde (fragm. 459) « vision du monde à travers un cristal, à travers une
plante, à travers un corps d'homme », mais en vérité vision à travers un
homme, cet homme unique en son genre que fut Novalis. Telle est son
oeuvre, de même que toute oeuvre poétique, philosophique, toute oeuvre
d'homme est bien vision du monde à travers cet homme, et par là plus que
nature et en même temps fragment. Tout est fragment, et voilà l'ultime
symbole dans la vie et dans l'oeuvre de Novalis.
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