► Ewald WASMUTH

Retour à Novalis - A propos de Novalis

 

 

  Ewald Wasmuth, Postface à Werke, Briefe, Dokumente, tome III, 1957

          « Dans tout ce qu’il a écrit, et plus librement à mesure qu’il maîtrise davantage ses moyens et ses images, on retrouve, de façon toujours plus précise et plus mystérieuse, cette vision de l’avenir dans le passé, qu’il faut dégager, libérer, disons plus : l'espérance et la certitude d'avoir contribué à cette réalisation, d'avoir à la notifier. En toutes choses, il cherche à indiquer ce qui arrive, ce qui du passé peut être appelé et délivré par le coeur; il veut rendre saisissable et concevable le mode d'action et de présentification en notre monde de l'autre monde, celui qui vient, ce monde intérieur qui coexiste avec le monde extérieur. Tieck prétend que Ofterdingen, devait se terminer par l'apothéose de la poésie; il se peut bien que Novalis, parlant le langage de ses amis, se soit exprimé de la sorte, mais on ne peut douter que son projet fût la description du royaume remémoré comme avenir, celui où ne règne plus l'être, mais bien l'avoir réciproque dans l'amour, et ainsi Dieu et le Christ. Tout comme l'article Christianisme ou Europe, comme les Hymnes à la Nuit, comme les Cantiques - et surtout l'énigmatique Septième Hymne - Ofterdingen aurait, lui aussi, annoncé ce jour dont Novalis déclare prophétiquement à la fin de Christianisme ou Europe :

Quand et quand plutôt ? C'est une question qu'il ne faut pas poser. Ayez seulement patience et il viendra, il ne peut pas ne pas venir, ce temps sacré de la paix éternelle, celui où la nouvelle Jérusalem sera la capitale du monde ; et jusque-là soyez sereins et courageux dans les périls du monde, compagnons de la foi, annoncez en paroles et en actes l'Évangile divin et demeurez jusqu'à la mort fidèles à la foi véritable et sans fin (I, 303).

            Dans son rêve de l'âge d'or et dans sa décision d'imiter sa bien-aimée et, pour cela, de graduer sa mort, recommençant ainsi, il le saura plus tard, l'événement que fut la mort des martyrs, Novalis a voulu l'impossible, quelque chose qui ne pouvait que se briser au contact du réel, de ce monde où nous naissons; de la même façon échouèrent maints rêves juvéniles d'hommes de tous les temps. Mais, dans la mesure où il prit ce rêve au sérieux, l'impossible projet l'incita à l'attentive observation de tous les signes qui, dans notre monde, renvoient à l'autre monde, qui sont, dans le monde extérieur les représentants du monde intérieur, la présence du non-présent. Ces signes existent, le coeur les comprend, ils sont intelligibles à celui qui aime, qui vise Dieu à travers l'être aimé.

Tout ce que nous a prenons par expérience est communication. Ainsi le monde est en fait une communication – une révélation de l'esprit. Le temps n'est plus où l'Esprit de Dieu était compréhensible. Nous avons perdu le sens du monde. Nous sommes restés à la lettre. Nous avons perdu ce qui se manifeste au-delà du phénomène - l'essence de la formule (frag. 2228).

         Novalis a cherché le mot et sa puissance, la proposition et non la lettre. Or nos sciences n'ont pas dépassé la connaissance de la lettre. C'est pourquoi Novalis peut nous enseigner à découvrir ce qui se manifeste derrière le phénomène, le mot qui libère le coeur de son faux amour du monde de la mort - celui que hantent la lumière et l'éternelle agitation. Qui veut comprendre Novalis doit être prêt à chercher le « mot mystérieux », non la lettre. De tout ce qu'il a dit vaut aussi cette phrase de « Foi et Amour »

Tout vrai mystère se dévoile nécessairement aux profanes par leurs propres forces. Qui le comprend est de lui-même, à bon droit, un initié (I, 349).

         Mais celui qui ne le comprend pas lira des formules incompréhensibles. Il y a toujours eu des hommes pour aimer le poète Novalis et pour pressentir son message, pour s'attacher à son verbe, pour le saisir, et d'autres toujours pour se détourner de lui, scandalisés, sans parler de ceux qui ne le connaissent que comme « romantique », comme poète de la « fleur bleue », cette fleur qui aujourd'hui, alors que l' « essence de la formule » règne partout, ne nous touche plus d'aucune façon. Je le disais au début de ce bref essai sur Novalis prophète de la productivité du coeur, son oeuvre eût été son destin et le monde de sa création poétique, qu'il ne put jamais nous révéler dans sa pleine clarté, eût été présent au fond de son âme avant qu'il le connût, présent sur le mode de la non-présence, comme avenir remémoré, plus réel pour lui que la réalité même. Sa tâche, sa destinée était de parler de cet avenir, d'en donner communication. Mais ce qu'il avait à dire est demeuré fragment. De cela aussi il eut le pressentiment au plus profond de lui-même. Dans son « journal après la mort de Sophie », le 14 juin 97, il écrit :

L'engagement n'était pas pour ce monde. Ici-bas je ne dois pas trouver mon achèvement. Il suffit que toutes mes dispositions soient touchées et éveillées.

         « Ici-bas » Novalis ne trouva point son achèvement - au reste, ici-bas, quelle vie humaine est achevée ? Ce qu'il nous a laissé est fragment, cristal qui renvoie à l'« infini cristal », comme il le dit une fois du monde (fragm. 459) « vision du monde à travers un cristal, à travers une plante, à travers un corps d'homme », mais en vérité vision à travers un homme, cet homme unique en son genre que fut Novalis. Telle est son oeuvre, de même que toute oeuvre poétique, philosophique, toute oeuvre d'homme est bien vision du monde à travers cet homme, et par là plus que nature et en même temps fragment. Tout est fragment, et voilà l'ultime symbole dans la vie et dans l'oeuvre de Novalis.