Si
la douleur l'avait conduite jusqu'au seuil d'un monde supérieur et
inconnu de moi, aurait-elle été si désespérée?
"Christina,
je suis privée de la profondeur qui vivait dans votre regard, de votre
universelle exigence, de votre inextinguible soif d'absolu.
Lorsque la nouvelle de votre mort
m'a frappée comme une imposture, ma pensée a repris le chemin que nous
parcourûmes ensemble. Et lentement, avec peine, le nombre des pages a
grandi. Même si votre évocation n'y est pas apparente, vous êtes
présente dans chacune d'elles; chacune est un reflet du tourment et du
remords qui m'attachèrent à vos pas. Pourrez-vous pardonner mes
lourdeurs et mes méprises dans le rappel de vos gestes?..." (1945
& 1948) "La
première fois que la vis - je me rappelle bien l'impression qu'elle me
fît - elle avait gravi les marches usées du Schwarzen Baer à
Zurich, auberge vieux jeu et silencieuse où mon oncle l'ingénier avait
un pied-à-terre. C'était une claire journée d 'été. Sans chapeau,
chic dans un tailleur gris, si mince qu'elle en était presque
éthérée, assise, elle demeurait silencieuse et penchée. Et soudain
un sourire confiant s'esquissait. D'abord il sembla qu'elle écoutait
une musique intérieure. Ensuite je sentis qu'elle cherchait. Elle écoutait
au-delà des mots prononcés, dans l'espoir d'y saisir comme une résonance
d'un monde doté de plus de sens que le nôtre : elle attendait la note
fondamentale. Ou bien, pour utiliser une autre métaphore, elle
regardait au-delà de nous, qui ne sommes que des prismes, afin de
capter un rayon de lumière originelle non différencié."
"Kini
[le surnom d'Ella Maillart], depuis quelque temps je voulais vous
demander : pourquoi vous faites-vous tant de souci à mon sujet?
Pourquoi m'avoir emmenée avec vous?
Pourquoi je me fais du souci à votre sujet?... Je
ne sais pas. Impossible de dire si c'est parce que je vous aime ou parce
que je vous déteste, lorsque je vois des dons comme les vôtres
pareillement gaspillés. Je parle des dons: vous n'en êtes pas
l'auteur; ils affirment une intelligence plus magnifique que votre
actuelle folie. Ne comprenez-vous pas que vous les avez reçus à seule
fin de les faire fructifier? Quant à répondre à votre seconde
question, à vrai dire je voyage avec vous... parce que je voyage avec
vous! Ce n'est qu'après coup que l'on arrange des explications."
"Cet
être doué de qualités rares, qui charmait tous ceux qui
l'approchaient, eut une vie tragique. Bien que dans ces dernières
lettres elle m'eût dit qu'elle comprenait enfin mes explications de
deux ans auparavant, il est clair que ne pas parvenir à la sauver
d'elle-même avait été un échec. Et je commençais à voir que tout
au contraire c'était elle qui m'avait aidée dans une évolution qui
devait me permettre d'assimiler l'enseignement de l'Inde" (1950) |