Ce qu'en dit Paul Claudel
dans sa préface aux Carnets de route
"Mais jamais amant n'a couru au rendez-vous
accordé par sa maîtresse d'un cur plus impétueux et plus abandonné que ce jeune
homme, dont j'ai reçu mission de présenter au public le journal de découverte et
d'agonie, n'a désiré cet endroit sur la carte au milieu de solitudes inhumaines où
d'imperceptibles italiques forment les deux syllabes : Smara. Rien ne lui coûte, la
fatigue, le danger, la faim, la soif, la nourriture grossière, l'eau pourrie, la vermine,
les sables et les feux de l'Enfer. Il donne tout son argent, il se confie tout seul à
quelques brigands dont la langue même lui est inconnue. Il passe des heures roulé dans
un ballot, lié par les quatre membres comme une bête qu'on sacrifie. Une première
tentative échoue ; il recommence et réussit. Ce n'était pas payer trop cher le droit
d'errer pendant deux heures dans ce village fait de quelques tas de pierres amassées par
les nomades et déjà évacué par eux. Ce n'était pas trop cher, car celle-là qu'il
désirait a été fidèle au rendez-vous. Il n'a pas plus tôt gravi la selle de son
chameau comme un trône de torture, il n'a pas plus tôt dirigé vers le Nord les naseaux
de cet animal douloureux, qu'il a reconnu sur sa bouche ce baiser glacé et au fond de ses
entrailles ce frisson dévastateur. La route qu'il a faite dans la contraction de
l'espérance, il la refait dans celle de l'agonie. Mais l'intelligence et l'attention
restent éveillées dans ce corps indomptable, vidé par la dysenterie et secoué par
l'affreux galop d'une bête elle-même à moitié morte : jusqu'au dernier moment la
boussole, la montre, le crayon relèvent tous les détails et tous les fléchissements à
travers le vide de l'inestimable itinéraire ; le regard pur et acéré perce, domine les
êtres obscurs qui l'entourent. Il arrive enfin, il tombe expirant entre les bras de son
frère, un avion emporte jusqu'à la couche suprême ce triomphateur épuisé. Lui seul
comprend ce qu'il a fait, il a rempli sa destinée, il a fourni d'un seul coup ce qu'on
attendait de lui, le plus pur de son sang, la moelle de son intelligence et de sa
volonté. Il ne pouvait pas faire plus." Retour à Michel
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