"Ces hommes étaient très gais et
pleins de vie. Le pâturage était bon ; leurs chameaux, dont plusieurs étaient en train
de donner du lait, seraient bientôt gras. Selon leurs critères, la vie serait facile
cette année, mais, ce soir, ils dormiraient nus sur le sable glacé avec pour seule
couverture leur pauvre pagne. Certaines années, al Auf me l'avait raconté le matin
même, les hommes épuisés retournaient aux puits, pour parler de leurs lèvres noircies
et ensanglantées de la désolation du désert, du vide que j'avais vu sur la route en
venant de Muqshin; il y avait des années où les dernières plantes desséchées avaient
disparu et où hommes et animaux, véritables squelettes ambulants, tombaient et
mouraient. Je pensai aux puits amers dans la fournaise de l'été quand heure après
heure, inexorablement, les hommes faisaient boire leurs chameaux assoiffés et insistants,
jusqu'à ce que les puits finissent par s'assécher alors que les bêtes gémissantes
persistaient à réclamer une eau inexistante. Je pensai à la rigueur terrible de la vie
des Bédouins sur ces terres épuisantes, à leur courage, à leur endurance. Le lait
qu'ils nous donnèrent à la tombée du jour était réconfortant, contrairement à l'eau
amère qui nous avait râpé la gorge. Le matin, ils nous remirent une petite outre
remplie de lait à emporter... Nos hôtes nous souhaitèrent d'aller en paix et nous les
confiâmes à Dieu. Il n'y avait plus d'arabes devant nous jusqu'à notre arrivée à
Dhafrah."
"J'étais heureux en compagnie de ces hommes qui
avaient choisi de m'accompagner ; j'éprouvais de l'affection pour leur personne et de la
sympathie pour leur mode de vie. J'étais satisfait de l'aisance de leur relations mais je
n'imaginais nullement pouvoir être l'un des leurs. J'étais néanmoins leur compagnon et
un lien inviolable nous unissait, aussi sacré que le lien entre l'hôte et l'invité,
transcendant la loyauté à la tribu et à la famille. J'étais leur compagnon de route
et, pour me défendre, ils se battraient même contre les membres de leur propre tribu ;
ils en attendraient autant de moi. Mais je savais que pour moi l'épreuve la plus
difficile serait de vivre en harmonie et de maîtriser mon impatience ; de ne pas me
replier sur moi-même ni critiquer des critères et des modes de vie différents des
miens."
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