« Parvenus là où nous en sommes, intéressons-nous –
au-delà de la vertu théologale de l'Espérance, commune
aux trois religions abrahamiques et de qui la couleur
est le vert, au-delà du Graal, vase de cristal vert qui
contient le sang du Crucifié, au-delà du récit de saint
Jean qui contemple le trône de Dieu et le voit «entouré
d'un arc-en-ciel comme un nuage d'émeraude», au-delà des
croix vertes de la Résurrection qu'on observe dans bien
des tableaux du Moyen Âge, au-delà du Christ Rédempteur
des peintres byzantins dont le monogramme, selon Claude
d'Ygé, est formé des deux consonnes du mot vert -
oui, au-delà de tous ces signes d'exaltation de la
couleur fertile, intéressons-nous brièvement au
personnage islamique d'Al-Khidr, dont le nom veut dire
«le vert» précisément, et qui est l'équivalent mahométan
de saint Georges. L'Homme Vert, Khidr ou Khisr, est en
Islam le compagnon de route des voyageurs de terre ou de
mer, un passeur d'hommes et un passeur d'âmes. Georges,
ai-je dit, mais il est également Élie, le saint au char
de feu, le rouge en lui venant contrebalancer, pour la
sous-tendre et la sous-entendre, la tonalité première
comme il advient souvent. Fils d'Adam, peut-être, Khidr
chemine dans l'étendue désertique, tenant un poisson sec
à la main et, s'il vient à rencontrer un point d'eau, il
plonge ce poisson dans la source : aussitôt ce dernier
reprend vie et frétille. Cette source, en plein désert,
à la recherche de quoi, brûlé d'obscur désir, s'en va le
fils d'Adam, c'est la source d'immortalité. Il
s'y baigne lui-même et le voici, à son tour, immortel.
Les caravaniers perdus dans les immensités sans fin
l'invoquent à l'heure du grand péril, les marins égarés
sur la mer le supplient à l'instant du grand tourment :
il est celui qui lève les doutes, et qui sauve. «Il
s'assied sur une fourrure blanche et elle devient
verte», affirment les soufis: cette fourrure, nous le
devinons, c'est la terre. Si, comme le déclarent aussi
les soufis, il protège l'homme «contre la noyade et
l'incendie, contre les Rois et les Diables», c'est qu'il
est l'homme de la plus haute sagesse et qui parvient à
concilier les inconciliables, à résoudre les
antagonismes pour faciliter notre avancée commune vers
l'unité et vers la transparence. Ce guide spirituel, ce
passeur des gués et des isthmes, ce libérateur des
ensablés, cet affranchisseur à la main verte, ce
médiateur, c'est par lui, assure la tradition, que
verdoie ce qui en nous est désert et que s'éclaire ce
qui de nous est désir. Parmi les frères probables de
Khidr, je citerai Héraclite pour qui «mortels sont les
immortels et sont immortels les mortels, échangeant
perpétuellement la vie et la mort», je citerai Novalis
pour qui «l'eau est une flamme mouillée». Ce familier du
désert et de l'eau, de l'eau née du désert et par le
désert absoute, l'aurais-je identifié ? Un peu plus
loin, j'énoncerai son nom. »
« Quant à ce Khidr qui hante les alentours de l'oasis et
qui toujours est repris par la récurrente dune,
n'avais-je pas promis de le nommer ? Il est celui qui, à
la stérilité de l'univers, n'a rien à opposer que
l'espérance portée par son prénom ou son nom, cette
unique syllabe : Khidr. Tout notre langage
d'homme, langage métaphorique, serait-il donc autre
chose lui-même que la métaphore de l'oasis, jamais
trouvée, jamais prouvée ? Et si donc tu as nom dans le
langage des hommes, ô Khidr, passeur d'âmes, ce nom est
nom commun de tous les poètes, et ta fonction, seuls la
savent le sable et l'eau qui te sont auxiliaires et qui
nous sont destin. Soeur spirituelle de Khidr, Râbi'â
al-Adawlya, qui vécut au VIII' siècle, s'était retirée
dans le désert, «sol absolu». Elle priait jour et nuit.
Celle qui, plus tard, se promènera à Bassorah portant
d'une main une cruche d'eau pour éteindre l'enfer et de
l'autre un brandon enflammé pour brûler le paradis, eut
soif. Elle tendit le bras pour prendre l'eau, et ne put
saisir le récipient qui se brisa. «Ô mon Dieu, dit-elle,
que me fais-Tu ? Ne suis-je pas assez misérable ?» «Ô
Râbl'â, lui fut-il répondu, tu as un désir et J'ai un
désir. Moi et ton désir ne pouvons cohabiter dans
le même coeur.» Râbi'â se tut et se détacha encore
plus. »
Salah Stétié, Réfraction du désert et
du désir, Babel éditeur, 1994 |