Une tradition nous apprend que c’est par un laïc
illuminé, par un « Ami de Dieu du Pays d’en-Haut » (Gottesfreund
vom Oberland) qu’il [Jean Tauler]l a été amené à
cet accomplissement. Il s’agit là d’une histoire
mystérieuse. Au sujet de l’endroit où a vécu cet Ami
de Dieu, il n’existe que des suppositions; quant à
savoir qui il était, il n’en existe même pas. Cet
Ami de Dieu semble avoir souvent entendu parler de
la façon dont Tauler prêchait, et c’est à la suite
de ces informations qu’il se serait décidé à aller
voir Tauler qui était prédicateur à Strasbourg,
d’aller le voir pour accomplir une mission auprès de
lui. Les rapports entre Tauler et l’Ami de Dieu,
puis l’influence de ce dernier sur le premier ont
été consignés dans un texte qui a été ajouté aux
plus anciennes éditions des sermons de Tauler sous
le titre Le livre du Maître. Un Ami de Dieu,
en qui l’on croit reconnaître celui qui est entré en
rapport avec Tauler, y parle d’un « Maître » dont on
pense qu’il s’agit de Tauler lui-même. II raconte
comment une conversion, une renaissance spirituelle,
a été provoquée chez un « Maître », et comment
celui-ci, à l’approche de sa mort, a fait venir
auprès de lui l’ami et l’a prié d’écrire l’histoire
de son « illumination », tout en veillant à ce que
jamais personne n’apprenne de qui il est question
dans ce livre. Il demande cela parce que toutes les
connaissances qui viennent de lui ne sont pourtant
pas de lui. « Car sachez bien, Dieu a fait tout en
agissant à travers moi, pauvre ver de terre que je
suis, et de ce fait tout cela n'est pas de moi mais
de Dieu. » Une dispute entre savants s'est
déclenchée à la suite de cette affaire, mais elle
est sans la moindre importance pour le fond de cette
affaire. D’un côté on a essayé de démontrer que
l’Ami de Dieu n’a jamais existé, et on a prétendu
que son existence relève de l’imaginaire, que les
livres qui lui sont attribués on été écrits par un
autre personnage (Rulman Merswin). De l’autre côté,
Wilhelm Preger a avancé de nombreux arguments pour
soutenir la thèse en faveur de l’existence, de
l’authenticité des écrits ainsi que de l’exactitude
des faits qui se rapportent à Tauler. II ne
m’incombe pas de donner ici, à partir d’une
recherche approfondie, un éclairage sur une relation
humaine dont celui qui est en mesure d’étudier les
documents en question sait très bien qu’elle doit
rester secrète. Lorsqu’on dit de Tauler qu’à une
certaine étape de sa vie s’est réalisée une
conversion, comme celle que je vais vous décrire,
cela suffit amplement. La personnalité qui est
spécifique à Tauler importe alors peu; ce qui
compte, c’est une personnalité « en général ». En ce
qui concerne Tauler, la seule chose qui nous
importe, c’est de comprendre sa propre conversion
d’après les points de vue suivants. Lorsque nous
faisons une comparaison entre son activité d’après
et celle d’avant, la réalité de cette conversion est
évidente. Je laisse de côté tous les faits
extérieurs et je ne relate que les processus intimes
dans l’âme du « Maître » sous « l’influence du laïc
». Ce que mon lecteur entend par « laïc » et par «
Maître » dépend entièrement de son état d’esprit; ce
que j’en pense moi-même je ne puis savoir pour qui
cela peut encore être intéressant. Un maître
instruit ses auditeurs et leur parle des rapports de
l’âme avec l’Être universel des choses. Il évoque le
fait que l’homme, lorsqu’il regarde dans le tréfonds
de son âme, ne ressent plus l’effet des forces
naturelles et limitées de la personne individuelle.
Là, ce n’est plus l’homme individuel qui parle, mais
Dieu. L’homme n’y voit ni Dieu, ni le monde; là,
Dieu se voit Lui-même. L'’homme est devenu un avec
Dieu. Mais le Maître sait que cet enseignement n’a
pas encore entièrement pris vie en lui. Il le pense
au moyen de son intelligence, mais il ne vit pas
encore entièrement et de toutes les fibres de sa
personne dans cet enseignement. Ce qu’il enseigne,
c’est un état que lui-même n’a pas encore
entièrement éprouvé. La description de cet état est
conforme à la vérité, mais cette vérité n’a aucune
valeur tant qu’elle ne devient pas vivante, tant
qu'elle ne devient pas réalité. Le « laïc » ou « Ami
de Dieu » entend parler du Maître et de ses
enseignements. Il n’est pas moins pénétré de la
vérité dont parle le Maître, que celui-ci lui-même.
Mais pour le laïc, cette vérité n’est pas une
affaire d'intelligence. Elle est en lui l’entière
force de sa vie. Il sait que cette vérité,
lorsqu'elle nous parvient du dehors, on peut en
parler même sans y conformer, si peu soit-il, sa
vie. Dans ce cas on ne dépend toujours que de la
connaissance naturelle de l’intelligence. On parle
alors de cette connaissance naturelle comme si elle
était la plus élevée, comparable à l’action de
l’Être universel. Elle ne l’est pas parce qu’elle
n’a pas été acquise dans une vie déjà transformée et
qui est passée par une renaissance au moment
d’approcher cette connaissance. Ce que l’on acquiert
en tant qu’homme simplement naturel ne demeurera
toujours que naturel, même si ensuite on exprime en
paroles le principe fondamental de la connaissance
supérieure. La conversion doit s’accomplir à partir
de la nature elle-même. La nature qui s’est
développée de façon vivante jusqu’à un certain degré
doit poursuivre son développement grâce à la vie et
par elle. Ce développement doit engendrer quelque
chose de nouveau. L’être humain ne doit pas se
contenter de regarder en arrière vers le
développement déjà accompli; il ne doit pas
considérer que l’image qu’il se fait en esprit de ce
développement est ce qu’il y a de plus élevé; bien
au contraire, il doit développer une vision par
anticipation pour ce qui n’est pas encore créé. Sa
connaissance doit être le commencement d’un contenu
nouveau, et non la fin du contenu de l’évolution
déjà accomplie. La nature progresse du ver au
mammifère, du mammifère à l’homme, non par un
processus conceptuel mais par un processus réel.
L’être humain n’est pas appelé à simplement répéter
en esprit ce processus. La répétition spirituelle
n’est que le commencement d’un nouveau développement
véritable qui est cependant une réalité spirituelle.
L’homme ne reconnaît alors pas seulement ce que la
nature a engendré; il continue la nature, il
transforme sa connaissance en activité vivante. Il
engendre en lui l’esprit, et dès lors l’esprit
progresse dans la connaissance, étape par étape,
ainsi que le fait la nature. L’esprit engage un
processus naturel à un degré supérieur. Parler d’un
Dieu, qui se voit lui-même à l’intérieur de l’homme,
prend un tout autre caractère pour celui qui s’en
est rendu compte. Il attache peu de valeur au fait
qu’une connaissance déjà acquise l’ait conduit dans
les profondeurs de l’Être universel; par contre son
aspiration spirituelle reçoit alors une nouvelle
empreinte. Il évolue dans la direction que détermine
l’Être universel. Un être humain ainsi touché, non
seulement observe le monde autrement que celui qui
s’en remet simplement à l'entendement ; il vit la
vie autrement. Il ne parle pas du sens que la vie a
déjà par les forces et les lois du monde, mais c’est
lui qui donne à cette vie un nouveau sens. Pas plus
que le poisson ne contient déjà en lui ce qui, à une
phase ultérieure de l’évolution, apparaîtra sous la
forme de mammifère, l’homme doué de raison ne
possède pas déjà ce qui devra naître de lui sous la
forme d’un être humain supérieur. Si le poisson
pouvait se reconnaître ainsi que les choses
alentour, il considérerait que le fait d’être un
poisson donne à sa vie un sens suffisant. Il dirait:
l’Erre universel est identique au poisson ; dans le
poisson, l’Être universel se voit lui-même. C’est
ainsi que peut parler un poisson tant qu’il ne s’en
tient qu’à sa connaissance intellectuelle des
choses. En réalité il ne s’y tient pas. Par son
activité il va au-delà de sa connaissance. Il
devient animal rampant, et plus tard mammifère. Le
sens qu’il se donne dans la réalité va au-delà du
sens que lui inspire la simple observation. Il doit
en être de même chez l’homme. Dans la réalité il se
donne un sens; il ne s’en tient pas à ce sens qu’il
possède déjà et que l’observation lui indique. La
connaissance se dépasse elle-même dès qu’elle se
comprend correctement. La connaissance ne peut pas
envisager un monde qui découlerait d’un Dieu fini;
c’est seulement à partir d’un germe qu’elle peut se
développer en direction d’un Dieu. Tout homme qui a
compris cela ne veut pas considérer Dieu comme
quelque chose d’extérieur à lui; il veut traiter
Dieu comme un être qui chemine avec lui vers un but
qui, au début, est aussi inconnu que l’est pour le
poisson la nature des mammifères. Il ne veut pas
être quelqu’un qui connaît le Dieu caché ou révélé,
mais un ami de l’action divine qui se situe
au-dessus de l’être et du non-être. Un Ami de Dieu
en ce sens, c’est ce qu’avait été le laïc venu
auprès du Maître. C’est grâce à lui que le Maître,
ce contemplateur de l’entité de Dieu, est devenu un
« être vivant en esprit » qui ne se contente pas de
regarder, mais qui vit, entendu en un sens
supérieur. Celui-ci n’allait donc pas chercher dans
son intérieur certains concepts et idées tirés de
l’intelligence, mais ces concepts et idées émanaient
de lui sous la forme d’une essence vivante de
l’esprit. Il n’édifiait plus simplement ses
auditeurs, il les bouleversait. Il ne plongeait plus
leurs âmes au fond de leur être intérieur, il les
conduisait vers une vie nouvelle. Il nous est conté
symboliquement que près de quarante personnes ont
été foudroyées par ses prédications et sont
demeurées comme mortes. |