SOHRAVARDI

Hûrqalyâ - Rulman Merswin - Eranos

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Retour à Henry Corbin

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Voir aussi Aperçus sur l'Ordre des Fidèles d'Amour

 

 

 Le maître de Henry Corbin aura été finalement un jeune théosophe perse, Sohravardî, mort tragiquement le 29 juillet 1191, à l’âge de 36 ans, dont le projet était rien de moins que de « ressusciter la philosophie de la Lumière des sages de l’ancienne Perse ». De ce projet grandiose que Sohravardî paiera de sa vie, puisqu’il fut condamné à mort à Alep, Henry Corbin en a été le commentateur « oriental » en Occident, mais le mot « oriental » est ici placé entre guillemets, selon ce que Henry Corbin en dira dans son Prélude à L’Archange empourpré : « Le Shaykh al-Ishrâq nous a appris les sens spirituel des mots « Orient » et « Occident » (…). Lors donc que nous parlons avec lui de « l’exil occidental », il ne s’agit pas d’une mise en accusation des pays d’occident au sens géographique, pas plus que, lorsque nous parlons de « théosophie orientale », il s’agit tout simplement de se rendre tout simplement à l’Orient géographique pour la trouver ».

         Cette précision faite, la théosophie « orientale » (hikmat al-Ishrâq) de Sohravardî a inspiré nombre des recherches de Henry Corbin, à commencer par la doctrine ishrâqî elle-même et ses développements à travers les œuvres de ses disciples qu’il nomme « les Platoniciens de Perse ». Mais, elle a surtout influé sa Quête personnelle. Pour cette raison, il n’est pas inutile de rappeler, après lui, les caractéristiques essentielles de la doctrine ishrâqî qui sont, d’une part, « la volonté délibérée de renouer avec la théosophie de la Lumière professée par les sages de l’ancienne Perse », et, d’autre part,  une « spiritualité dont la caractéristique est de conjoindre indissociablement la recherche philosophique de la Connaissance et la fructification de cette Connaissance en conversion, une métamorphose intérieure de l’homme ». Il s’agit là d’un thème majeur de Henry Corbin et qui fait de lui un gnostique, au sens où la gnose est essentiellement une « connaissance salvifique », et même une « connaissance amoureuse » au sens où l’entendra cette fois un autre de ses maîtres, Rûzbehân Baqlî de Shîrâz (1128-1209) dont il parlera comme d’un Maître Eckhart « qui aurait écrit quelque chose comme l’histoire de Tristan et Yseult ». La formule est heureuse, s’agissant de l’« Enfant divin », comme l’appelait Louis Massignon - qui aurait préféré d’ailleurs que Corbin se complaise plus dans la compagnie de Rûzbehân Baqlî que de Sohravardî ou d’Ibn ‘Arabî. Il le lui écrira, dans une lettre du 8 juillet 1958!

            Pour revenir à Sohravardî deux œuvres en particulier méritent l’attention, Le Récit de l’Exil occidental, d'abord, qui est un traité initiatique, portant sur la voie ésotérique qui conduit « l’exilé » dans le pays d’Occident jusqu’à sa patrie « orientale », sa vrai patrie.

            De ce récit initiatique, on retiendra l’appel à se détourner de l’occident de notre monde terrestre pour marcher en direction de son horizon oriental : « Si tu veux te délivrer en même temps que ton frère, ne tardez pas à vous résoudre au voyage » (12), mais aussi l’ascension périlleuse, et obscure, jusqu’au terme de cette première étape qui aboutit à la Source de la Vie :

            « Je sortis des grottes et des cavernes, et j’en finis avec les vestibules : je me dirigeais droit vers la Source de la Vie. Voici que j’aperçus les poissons qui étaient rassemblés en la Source de la Vie, jouissant du calme et de la douceur à l’ombre de la Cime sublime. « Cette haute montagne, demandai-je, qu’elle est-elle donc ? Et qu’est ce que ce Grand Rocher ? » (37)

            Commence alors la seconde étape, l’ascension du Sinaï mystique, de ce « Grand Rocher », selon Sohravardî, auquel il est difficile de ne pas associer le Mont Carmel de Saint Jean de la Croix.

            « Puis je fis l’ascension de la montagne, écrit-il. Et voici que j’aperçus notre père à la façon d’un Grand Sage, si grand que les Cieux et la Terre étaient près de se fendre sous l’épiphanie de sa lumière » (39).

            L’intérêt de ce Récit de l’exil occidental réside également dans la manière dont le « retour » est vécu par le pèlerin de l’esprit, avant que la mort ne vienne le délivrer tout à fait. Il lui est promis ceci : « Il te sera possible de revenir de nouveau vers nous et de monter facilement jusqu’à notre paradis, quand tu le voudras » (41). A cette première promesse s’ajoute celle-ci : « C’est que tu finiras par être délivré totalement ; tu viendras te joindre à nous, en abandonnant complètement et pour toujours le pays occidental » (41).

            Le second traité s’intitule le Vade-mecum des fidèles d’amour. Il s’agit également d’un récit initiatique qui éclaire singulièrement l’expérience intérieure d’un Dante et de ceux que l’on appelle après lui les fedeli d’amore.

            A l’origine de toute initiation à l’Ordre des fedeli d’amore se place une expérience amoureuse – qui est le point de départ d’un développement spirituel, au cours duquel l’amour deviendra un amour de passion - à ne pas confondre avec l’amour passion des romantiques ! Mais ce développement reste réservé à un petit nombre : « Amour n’ouvre pas à n’importe qui la voie qui conduit à lui ». Comme pour n’importe quelle initiation, l’être épris doit en manifester les dispositions. Mais dès qu’Amour en vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que celui-ci purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il s’agit donc d’une première étape dans le développement personnel de l’être sincèrement épris qui est celle de l’initiation. Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour de la demeure et descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit certaines choses ; il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les variantes du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde étape que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là-même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ». C’est alors qu’Amour « se résout à se rendre à la cour de Beauté ». Dans cette dernière étape, l’être épris devra connaître « les étapes et les degrés par lesquels passent les fidèles d’amour » et surtout il devra « donner son assentiment total à l’amour ». C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle d’amour et « c’est après cela seulement que seront données les visions merveilleuses ».