LES DISCIPLES A SAIS

Conte de Hyacinthe et Fleur-de-Rose

 Novalis, Les disciples à Saïs, Œuvres complètes (traduction Armel Guerne) tome I, Gallimard, 1975, pp. 50-53

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A propos des Disciples à Saïs - Retour à Anthologie - Novalis

          « Voici bien longtemps que vivait, loin vers le couchant, un certain jeune homme. Il était très bon, mais il était aussi excessivement singulier : s’affligeant sans cesse et à propos de tout, allant, replié sur soi-même, s’asseyant solitaire quand les autres jouaient et se réjouissaient, et s’occupant de choses extraordinaires. Cavernes et forêts étaient son séjour préféré, et quelquefois il se mettait à parler sans arrêt avec les bêtes et les oiseaux, les arbres et les rochers; non pas, naturellement, le langage de la raison, mais une langue extravagante pour les mortels. Et, bien que l'écureuil, le singe, le perroquet et le bouvreuil fissent tous leurs efforts et se donnassent toutes les peines pour le distraire et lui montrer le droit chemin, toujours il demeurait renfrogné et sévère. L'oie disait des contes, le ruisseau, en sons argentins, chantait une ballade, une grosse et lourde pierre faisait de comiques sauts de bouc, la rose se coulait derrière lui, amicale, et se glissait dans ses cheveux, le lierre caressait doucement son front soucieux. Mais sa mélancolie et sa gravité restaient entières. Ses parents étaient très inquiets et ne savaient que faire. Il était en parfaite santé; jamais ils ne l'avaient heurté en quelque chose, et il y avait quelques années à peine qu'il était gai encore et heureux plus que nul autre, le premier à tous les jeux, sympathique à toutes les jeunes filles. Il était d'une beauté telle qu'on eût dit le chef-d'oeuvre d'un peintre, et il dansait comme un dieu.

            « Parmi les jeunes filles il y en avait une, enfant d'une rare et précieuse beauté; elle semblait faite de cire, ses cheveux de soie et d'or, ses lèvres du rouge des cerises, telle une poupée, et ses yeux d'un noir chaud et profond. Pour qui la voyait c'était à vouloir en mourir, tant elle était belle!

           « Lors, Fleur-de-rose - ainsi s'appelait-elle - était éprise en son coeur du bel Hyacinthe - ainsi s'appelait-il - et lui-même nourrissait pour elle un amour à en mourir. Les autres enfants n'en savaient rien. A eux, c'était une violette qui le leur avait dit la première; les jeunes chats de la maison s'en étaient bien aperçu aussi, car les demeures de leurs parents étaient toutes voisines. Si Hyacinthe, maintenant, se mettait le soir à sa fenêtre, et Fleur-de-rose à la sienne, et si, courant après les souris, les chats venaient à passer par là, ils éclataient de rire à les voir tous les deux ainsi et, souvent, ils riaient si fort que les amoureux les entendaient et se fâchaient.  La violette, en confidence, l'avait dit à la fraise, laquelle l'avait répété à son amie la groseille verte qui ne se faisait pas défaut, lorsque passait Hyacinthe, de le taquiner en le piquant; ainsi tout le jardin le sut bientôt, puis la forêt; et quand Hyacinthe sortait, c'était de tous les côtés qu'on criait : « Fleur-de-rose, petite Fleur-de-rose est mon bijou, mon trésor l » Alors Hyacinthe se fâchait; mais il dut de nouveau se mettre à rire aussi et de bon coeur lorsque arriva, furtif, le petit lézard qui s'arrêta sur une pierre bien chaude, frétilla de la queue et chanta :

Fleur-de-rose, la douce enfant

Devint aveugle si soudain !

Crut que maman c'était Hyacinthe,

Lui saute au cou rapidement;

Connaîtrait-elle pas ce visage?

Et, comme si tout était sage

Continue à toujours l'embrasser.

 

      « Mais hélas! combien peu dura cette joie, combien vite ce bonheur fut passé! Un homme s'en vint des pays étrangers, qui avait voyagé incroyablement loin. Il avait une barbe longue, des yeux profonds, d'effrayants sourcils, et il portait une robe merveilleuse qui retombait en plis nombreux avec, dans le tissu, des dessins et des figures étranges. Il s'assit devant la maison des parents de Hyacinthe. Alors Hyacinthe, sa curiosité éveillée, vint apporter le pain et le vin, et puis s'assit auprès de lui. L'homme sépara en deux sa blanche barbe et se mit à conter jusque très avant dans la nuit; Hyacinthe, lui, ne bronchait ni ne s'en allait, et il ne se lassait pas d'écouter. D'après ce qu'on en apprit par la suite, l'homme parla de pays étrangers, de contrées inconnues, de choses étonnantes et merveilleuses; il resta trois jours et, avec Hyacinthe, descendit tout au fond de fosses très profondes. Fleur-de-rose maudissait à suffisance ce vieux sorcier, car Hyacinthe était tout entier sous le charme de ses paroles et ne se souciait plus de rien; à peine s'il prenait, même, quelque nourriture. Enfin le vieil homme s'en alla, en laissant cependant à Hyacinthe un petit livre qu'aucun humain ne pouvait lire. Celui-ci lui avait encore donné des fruits, du pain et du vin et il l'avait accompagné loin sur sa route. Il en revint tout pensif et commença un genre de vie tout autre, une vie toute nouvelle. Fleur-de-rose en avait un très grand chagrin car, dès lors, il ne s'occupa presque plus d'elle et se tint refermé toujours sur soi-même.

     « Alors il advint qu'il entra à la maison, un jour, tout transformé comme s'il venait de naître à nouveau. Il se jeta au cou de ses parents et pleura. « Je dois partir au loin, leur dit-il, aller dans les pays étrangers; la vieille femme merveilleuse de la forêt m'a appris comment je dois recouvrer la santé; elle a lancé le livre au feu et m'a pressé de venir à vous et de vous demander votre bénédiction.  Peut-être reviendrai-je bientôt, peut-être jamais plus. Faites mes adieux à Fleur-de-rose. J'aurais aimé lui parler, mais je ne sais ce qu'il y a en moi : quelque chose me pousse en avant; si je veux me rappeler le temps passé, des pensées plus puissantes se jettent en travers; enfuie est toute quiétude, et avec elle mon coeur et mon amour; il faut que je parte à leur recherche. Où, je voudrais bien vous le dire, mais je ne le sais pas moi-même : c'est où réside la Mère des Êtres, la Vierge Voilée. Mon coeur s'embrase et aspire après elle.  Adieu. »

    « Il s'arracha de leurs bras et s'éloigna. Ses parents se lamentèrent et répandirent des larmes; Fleur-de-rose ne quitta plus sa chambre et pleura amèrement.

    « Hyacinthe, alors, se hâtait à travers forêts et déserts, par-dessus monts et torrents, vers le pays mystérieux. Partout il interrogeait sur la déesse sacrée (Isis) les hommes et les animaux, les rochers et les arbres. Certains riaient, certains se taisaient; nulle part il n'avait de réponse. Au commencement, ce fut à travers un âpre et sauvage pays qu'il passa, avec des nuées et des brouillards qui se jetaient sur son chemin et l'ouragan qui grondait sans arrêt; puis ce furent, à perte de vue, des déserts de sables incandescents, et à mesure qu'il cheminait son âme aussi se métamorphosait; le temps lui devint lent à s'écouler et son inquiétude intérieure s'apaisa; il s'adoucissait et cette force violente, qui le poussait, se transforma en lui peu à peu en une attirance calme, mais puissante, où son âme se résolvait toute.  Derrière lui s'étendaient comme de très nombreuses années. Maintenant les paysages redevenaient aussi plus riches et plus divers, l'air tiède et bleu, le chemin plus égal; de verts bosquets l'invitaient de leur ombre séduisante, mais il ne comprenait pas leur langage; ils ne parlaient pas non plus, semble-t-il, et pourtant ils emplissaient son coeur de couleurs vertes et d'une essence faite de calme et de fraîcheur. Toujours plus fort, en lui, montait le doux appel, et plus larges et virides devenaient les feuilles, plus criards et plus joyeux les oiseaux et les bêtes, plus balsamiques les fruits, plus foncé le ciel, l'air plus chaud, et plus brûlant son amour; le temps s'accélérait de plus en plus, se précipitait comme si, lui-même, il se fût vu approchant du but. Un jour, il rencontra une source cristalline et une abondance de fleurs qui descendaient au creux d'une vallée entre de noires colonnes dressées jusqu'au ciel. Amicales, elles le saluèrent de paroles familières.

     « Chères compatriotes, leur dit-il, où trouverai-je donc la très sainte résidence d'Isis? Elle ne doit pas être loin et vous êtes, ici, plus que moi peut-être, en pays de connaissance. »

    « Ici, nous ne faisons que passer nous aussi, répondirent les fleurs; une famille d'esprits est en route : nous lui préparons la voie et nous aménageons le lieu de son repos. Mais il y a peu de temps, cependant, que nous avons traversé une contrée où nous avons entendu prononcer votre nom. - Que tu ailles seulement jusque là-haut d'où nous venons, et tu en apprendras davantage ! » Et en disant cela les fleurs et la source rirent; elles lui offrirent à boire de l'eau fraîche et poursuivirent leur route.

      « Hyacinthe suivit leur conseil, questionna et questionna, et enfin parvint à la demeure si longtemps cherchée qui était là, cachée sous des palmiers et d'autres végétaux aux essences précieuses. Son coeur battait, un désir infini le gonflant, et la plus douce des angoisses le saisissait devant cette résidence des saisons éternelles.  Entouré de célestes parfums il s'endormit; car c'était le rêve seul qui devait le mener au saint des saints : Merveilleux, passant à travers une infinité de salles pleines de choses extraordinaires, bercé d'harmonies enchanteresses aux accords changeants, le rêve le mena. Tout lui semblait parfaitement connu, et cependant dans une telle gloire jamais vue que s'y évanouissaient les derniers vestiges du terrestre, - et il se trouva devant la vierge céleste ! il souleva le léger, le brillant voile, et Fleur-de-rose fut dans ses bras !... Une lointaine musique entourait le mystère de la rencontre des amants, qui se referma sur le secret des confidences de l'amour, interdisant à tout étranger l'accès de ce lieu d'extase.

    « Hyacinthe vécut ensuite encore de longs temps avec Fleur-de-rose, au milieu de ses parents et de ses camarades; et des petits-enfants sans nombre rendirent grâces à la vieille femme merveilleuse de son conseil et de son feu; - car en ce temps-là, les hommes avaient autant d'enfants qu'ils en voulaient. »