« Mais le véritable peintre des
romantiques, qui même théoriquement et en toute
conscience adhérait à la tendance nouvelle, c'était
Philippe Otto Runge, originaire comme Friedrich des
rives de la Baltique, plus précisément de Wolgast.
Ses amis le comparaient à Novalis ; il leur
apparaissait aussi comme un étranger sur terre. Pur
caractère romantique par cela même que la force
créatrice lui manquait, et se dissolvait chez lui
dans une pensée et dans une sensibilité trop
affinées. Mais c'était précisément ce qui lui
permettait, plus qu'aux artistes naïvement
créateurs, d'agir sur son entourage, et comme les
ignorants distinguent rarement la faculté de faire
des projets de celle de les exécuter, on attendait
en général de lui des merveilles. Nul autre des
jeunes peintres n'avait la conviction aussi vivante
que tout ce qu'on avait jusqu'ici appelé art avait
fait son temps, qu'au stade nouveau de l'évolution,
auquel on était parvenu, correspondait un nouvel art
lequel devait naître peu à peu et naturellement.
Déterminer le caractère de ce nouvel art, l’annoncer
et le provoquer, préparer son entrée triomphale, tel
était le but qu’il s’était assigné. »
Ricarda Huch
*
Runge et Brentano
« Et, toujours à Runge, le poète [Brentano]
explique comment il concevait les événements
terrestres dans un continuel rapport avec les
constellations, avec les destinées éternelles. Son
ambition fut de donner aux images qui le hantaient
une signification en quelque sorte étagée sur deux
plans; un symbolisme constant levait faire que
certains motifs, reparaissant sans cesse,
dessinassent peu à peu, au-dessus du récit et des
personnages, une sorte de trame différente, plus
immatérielle, un accompagnement céleste. Le
sentiment que Brentano avait toujours eu de vivre
dans un double monde, de rêve et de réalité,
s'enrichissait ici d'une interprétation religieuse :
le plan du rêve devenait le plan du mythe,
accompagnement en profondeur de tout ce qui se passe
sur terre.
En demandant à Runge d'illustrer son oeuvre,
le poète ne pensait pas simplement à en rendre plus
agréable la présentation. Il espérait une
collaboration plus intime, que l'art de ce peintre
lui semblait apte à réaliser. Il voulait que, là où
la parole ne suffirait plus à créer le prolongement
mythique, le dessin intervînt, et dessin ornemental,
ces arabesques par lesquelles Runge se rattache à
l'art baroque. Il s'agissait, explique-t-il au
peintre, de souligner par ses dessins les rapports
étroits entre certaines situations, racontées par le
poème, et des « constellations invisibles »;
d'évoquer leur continuelle référence aux mythes
chrétiens du monde supérieur et du monde inférieur,
sans toutefois en parler explicitement. »
« Runge mourut avant d'avoir pu se mettre à la
tâche; il était fait pour la mener à bien, car la
poétique des romances est très voisine de son art
symboliste. Cet art, qui nous reste assez
inaccessible, avec ses intentions trop littéraires
et les lourdeurs d'exécution qui le déparent,
ambitionnait, en effet, une transparence de la
forme, sous laquelle devait se deviner sans cesse
une signification secrète. Rarement la peinture a
été à ce point détournée de ses fins purement
picturales, et rien n'est plus loin du naturel que
les tableaux de Runge. Poète à ses heures, auteur de
Märchen romantiques, Runge reste écrivain
encore, dans son oeuvre de peintre. Les formes des
personnages, des objets, des paysages eux-mêmes, y
sont toujours doublées de leur répétition
ornementale, qui charge le pourtour du tableau, et
jusqu'au cadre, de fleurs entrelacées, d'anges, de
lignes et de figures abstraites. Il semble que le
peintre, par là, veuille insensiblement
immatérialiser les visages et les objets réels qui
occupent le centre de sa toile. On ne passe pas du
monde concret à l'infini par la fuite des horizons
comme chez Friedrich, mais par une espèce de
réduction de toute masse en ses éléments linéaires.
Runge est mort trop jeune pour qu'il soit permis de
juger de sa réussite; l'œuvre qu'il a laissée est
intéressante par ses intentions, malgré ses
faiblesses. Et, si, avec sa volonté de ramener toute
chose à des éléments spirituels, elle semble défier
la matière même de l'art pictural, elle permet du
moins de saisir, par comparaison, les ambitions de
Brentano. »
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