« Pour trouver, il
faut entrer en soi-même. Alors le mystère se
révèlera sans qu’il soit besoin de beaucoup
chercher, car un enfant peut y accéder ! »
Jacob Boehme, La
signature des choses, XII, 38
Introduction
Caspar
David Friedrich (1774-1840) est bien plus qu’un nom
dans l’histoire de l’art romantique allemand, de
l’histoire de l’art en général, et, pour cette
raison, son œuvre attend d’autres approches que
celles des spécialistes. Certes, comme pour
toute œuvre picturale, on peut lui appliquer les
critères d’appréciation habituels (la couleur, la
composition, la qualité du trait, etc.), et la
démarche est parfaitement légitime, mais, très
rapidement, apparaît la nécessité de recourir à
d’autres critères, dont le critère philosophique,
par exemple.
La peinture de
Friedrich est, en effet, d’une « peinture
philosophique », selon l’expression de David
d’Angers qui a laissé de remarquables notes sur son
séjour à Dresde et ses rencontres avec le peintre,
en 1834.
Ensuite, se
présente l’évidence qu’il s’agit d’une peinture
poétique, au sens où Novalis entend le mot poésie :
« La poésie
est représentation de l'âme, du monde intérieur dans
sa totalité ». C’est ce qui explique le titre de la
présente conférence : « Friedrich, lecteur de
Novalis ».
Enfin, pour des
disciples de Jacob Boehme, la dimension métaphysique
de l’œuvre de Friedrich apparaît dans une grande
clarté dans un bon nombre de ses tableaux, et, de ce
point de vue, une approche théosophique, au sens de
Jacob Boehme, paraît indispensable à sa
compréhension.
Friedrich a sans
doute lu Novalis, et Jacob Boehme, ce qui semble
hors de doute, en tous les cas, c’est bien qu’il
existe une parenté spirituelle entre l’œuvre de
Novalis, celle du « théosophe de Görlitz » et son
œuvre picturale. (Dresde est le centre géographique
et spirituel d’un triangle dont les pointes sont
Weissenfels, Greifswald et Görlitz, et les trois
noms de Boehme, de Novalis et de Friedrich dessinent
dans l’espace un territoire magique : Saxe,
Thuringe et Poméranie).
« Cette nature
vraiment merveilleuse m'a ému intensément, bien que
certains aspects de son essence me soient restés
obscurs », dira Ludwig Tieck. Ce sont à ces aspects
que nous nous attacherons, moins parce que nous
aimons les énigmes ou par penchant métaphysique,
mais parce ces approches philosophique, poétique et
théosophique permettent de comprendre la véritable
dimension spirituelle de l’œuvre picturale de
Friedrich, le sens de sa vocation de peintre aussi,
ainsi que de mesurer la hauteur de son exigence :
« La beauté ne te
sera accordée que si tu aspires aux choses les plus
élevées et les plus magnifiques. »
A propos de
Friedrich
Tout a été
dit sur Friedrich, sa mélancolie, son tempérament
solitaire. Ici, il est question de sa personnalité,
en relation avec son expérience spirituelle.
Le divin
« L’homme n’est pas
le but inconditionnel de l’homme, mais le divin,
l‘infini est son but. Il doit tendre vers l’art, et
non vers l’artiste ! L’art est infini, alors que
tout le savoir et les capacités de l’artiste sont
finis », dira-t-il, à propos de l’art.
L’esprit d’enfance
L’esprit
d’enfance est un trait typique de la personnalité de
Friedrich, qui n’avait pas échappé à ses
contemporains : « Préserve en toi l'esprit pur de
l'enfance et obéis absolument à ta voix intérieure;
car elle est le divin en nous et ne nous égare
pas! » Novalis, pour sa part, notait : « Le premier
homme est le premier voyant spirituel. Tout lui
apparaît comme esprit. Que sont les enfants, sinon
de premiers hommes ? Le frais regard de l’enfant a
autrement plus d’élan et de richesse que le
pressentiment du voyant le plus résolu » (Fragments
préparés pour de nouveaux recueils, 183).
Symbolique
dans l’œuvre de Caspar David Friedrich
Le premier degré de la symbolique de Friedrich est
une symbolique religieuse. Si l’on considère un
tableau comme La Croix au bord de la Baltique,
il est aisé de reconnaître des symboles simples
comme la Croix et l’Ancre, symboles de la Foi et de
l’Espérance chrétiennes, ou la Lune, comme symbole
du Christ, ou encore le bateau, symbole de l’âme.
Cependant, si nous
y prêtons attention, nous passons insensiblement
d’une dimension religieuse à une dimension
spirituelle qui forme le second degré de la
symbolique de Friedrich.
La Croix sur le
rivage qui figure notre monde terrestre, en marque
aussi l’extrémité. Ce qui s’étend au-delà de ce
rivage et que domine la Croix, n’est pas le monde
terrestre, mais son « extension », la Terre céleste.
Le bateau, symbole
de l’âme chrétienne, qui s’éloigne en
direction de l’horizon, annonce une traversée qui
n’est pas seulement la succession des jours et des
nuits, de la naissance à la mort, et l’horizon qu’il
a en vue n’est pas l’horizon terrestre, mais celui
de la Terre céleste, l’horizon métaphysique.
Dès lors, la mer où
navigue notre bateau/âme, n’est plus seulement une
image de notre vie terrestre, elle est le symbole de
ce monde qu’il faut traverser pour en atteindre
l’extrémité orientale.
Ce monde est le
Monde de l’Ame, notre « vraie patrie ».
Le ciel est alors
la « signature », au sens de Jacob Boehme, du Monde
céleste, car « l’être extérieur est la signature de
l’être intérieur » (La signature des choses,
IX, 3)
De ce
tableau, Friedrich écrira, le 9 mai 1815 : « Le
tableau destiné à votre amie est déjà esquissé mais
vous n’y verrez ni église, ni arbre, ni plante, ni
brin d’herbe. Sur le bord de mer nu, caillouteux,
s’élève la croix, haut érigée : pour ceux qui
voient, une consolation ; pour ceux qui ne voient
pas, une croix. »
On sait
que cette symbolique, en relation avec la « vraie
patrie » est explicite dans certains tableaux, et
particulièrement dans Matin dans le Reisengebirge
(1810-11).
Si c’est
au terme de son existence terrestre que l’homme est
accueilli par sa propre âme au pied de la Croix,
c’est aussi durant cette vie terrestre que l’homme
intérieur qui a atteint l’extrémité de la Terre
céleste se trouve réuni à cette âme qui est à sa
ressemblance. Si elle se tient au pied de la
Croix, c’est qu’elle est la médiatrice, et une
figure de Sophia, comme le Christ lui-même est
médiateur. « Christus und Sophie », disait
Novalis. Ici, le Maître intérieur est clairement
identifié comme étant le Christ-Sophia. Du sommet
qu’il a atteint, guidé par sa propre âme, son
« guide de lumière », l’homme peut s’élever dans une
ascension céleste, qui démarre au pied de la Croix.
La symbolique de
Friedrich s’adresse à ceux qui ont les yeux pour
voir, les yeux de ceux qui se tiennent de dos
dans ses tableaux, pour bien signifier que le regard
qu’ils portent sur les choses, essentiellement la
Nature, est un regard d’intériorité, le regard de
l’homme intérieur.
Novalis
disait : « De même que le peintre voit les objets du
monde visible d’un tout autre œil que l’homme
ordinaire – de même le poète vit autrement que
l’homme du commun les événements de son monde
intérieur et du monde extérieur. »
Notre approche de
l’œuvre de Friedrich doit être, par conséquent,
essentiellement intérieure. Il faut
considérer ses œuvres picturales avec l’œil de
l’esprit – en dehors de toute considérations
esthétiques, de toute émotion extérieure
aussi, de ces émotions que procure extérieurement
le Beau. En un mot, il est indispensable de se
mettre à son diapason, à la hauteur de son
exigence du Beau qui est une théophanie :
« Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau
d’abord par l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce
que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision
agisse sur d’autres, de l’extérieur vers
l’intérieur » (Considérations
à propos d’une collection de peintures, papiers
posthumes).
C’est bien en cela que Friedrich
est le peintre romantique par excellence, selon le
coeur de Novalis : « Le peintre, à vrai dire, peint
avec l’œil ; - son art est l’art de voir
esthétiquement, harmonieusement beau. Son voir est
un agir totalement positif, absolument imageant. Son
image n’est que son chiffre, son expression, son
instrument de reproduction » (Fragments préparés
pour de nouveaux recueils, 210).
Personnages vus de
dos
Parmi les
personnages vus de dos que l’on rencontre sur les
tableaux de Friedrich, tous ne revêtent pas la même
signification. Pourtant, en règle générale, s’ils
sont représentés en cette posture, c’est parce que
ce qu’ils contemplent s’avance au-devant de
nous. C’est en cela que Friedrich peut être dit un
peintre visionnaire, même si ses visions ne
présentent que rarement un aspect visionnaire, comme
un William Blake. L’expérience spirituelle de
Friedrich est celle des théosophes, pas des
visionnaires. Il ne confond pas la Terre céleste et
le Monde céleste, comme un Swedenborg.
C’est le monde
de l’Esprit qu’il nous donne à contempler.
Ses visions
s’originent dans le « fond de l’être ».
La
jeune fille à sa fenêtre, qui représente sans
doute Caroline Bommer, son épouse, regarde à
l’extérieur, mais sa contemplation est intérieure.
Elle est une image de la contemplation, comme nombre
de personnages de l’œuvre de Friedrich. Dans son
célèbre tableau : « les blanches falaises de
Rügen », un personnage désigne du doigt un point où
porter son regard, à un second personnage. Le
troisième contemple, et sa contemplation est
intérieure.
Le
voyageur au-dessus de la mer des nuages
contemple un paysage qui ne peut être qu’intérieur.
Ce qu’il voit, depuis le sommet où il se tient,
c’est un paysage intermédiaire, intermédiaire
entre le monde terrestre et le monde céleste, ce
qu’il contemple, c’est la Terre céleste.
C’est
aussi l’image de ce Ciel tel que le contemple les
Anges.
La
femme au coucher du soleil (1818), n’est pas un
personnage du monde terrestre, elle figure notre âme
contemplant le monde intérieur, qui est son
monde, le Monde de l’Ame.
La grande
réserve
Dans
La grande réserve (1833), il n’y a pas de
personnages, car nous entrons avec ce tableau dans
la dimension la plus secrète de la contemplation,
celle qui est de l’ordre des théophanies.
Le monde
qui est donné à voir dans ce tableau n’est pas le
monde terrestre, ni le monde intermédiaire, il
procède d’une vision intérieure et il marque un
seuil, le seuil de ce « désert » dont toutes les
images sont absentes. Il s’agit par conséquent d’un
paysage visionnaire très particulier, qui n’est pas
du monde intermédiaire, mais qui procède du « fond
de l’être ».
« Nous percevons
plus que ce que nous percevons ; mais nous
conservons seulement ce que nous percevons », dira
Friedrich. Dans La grande réserve, quelque
chose a été conservé de ce qui habituellement nous
échappe, et c’est pourquoi ce tableau, dont tout
symbolisme est absent, constitue une œuvre majeure,
non seulement dans l’œuvre de Friedrich, mais de
l’histoire de l’art, d’Orient et d’Occident.
C’est un paysage
qui s’avance au-devant de nous, c’est-à-dire
depuis le « fond de l’être ». On sait qu’au-delà
cessent toutes les images – les théophanies
formelles.
C’est pourquoi, en
conclusion, il est possible de dire : « Visionnaire,
l’œuvre de Friedrich l’est incontestablement,
pourtant elle nous conduit en un désert ». |