CASPAR DAVID FRIEDRICH

Lecteur de Novalis

 

Cercle « Boehme-Novalis »

Les conférences de Greifswald

 

 4 juillet 2005

 

 

 

Autoportrait, 1818

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caspar David Friedrich, L'automne, 1826

 

 

 

 

L'automne, détail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour à Conférences - Cercle "Boehme - Novalis" : Saxe et Poméranie, 1-6 juillet 2005

 

« Pour trouver, il faut entrer en soi-même. Alors le mystère se révèlera sans qu’il soit besoin de beaucoup chercher, car un enfant peut y accéder ! »

Jacob Boehme, La signature des choses, XII, 38

 

Introduction

         Caspar David Friedrich (1774-1840) est bien plus qu’un nom dans l’histoire de l’art romantique allemand, de l’histoire de l’art en général, et, pour cette raison, son œuvre attend d’autres approches que celles des spécialistes. Certes, comme pour toute œuvre picturale, on peut lui appliquer les critères d’appréciation habituels (la couleur, la composition, la qualité du trait, etc.), et la démarche est parfaitement légitime, mais, très rapidement, apparaît la nécessité de recourir à d’autres critères, dont le critère philosophique, par exemple.

La peinture de Friedrich est, en effet, d’une « peinture philosophique », selon l’expression de David d’Angers qui a laissé de remarquables notes sur son séjour à Dresde et ses rencontres avec le peintre, en 1834.

Ensuite, se présente l’évidence qu’il s’agit d’une peinture poétique, au sens où Novalis entend le mot poésie : « La poésie est représentation de l'âme, du monde intérieur dans sa totalité ». C’est ce qui explique le titre de la présente conférence : « Friedrich, lecteur de Novalis ».

Enfin, pour des disciples de Jacob Boehme, la dimension métaphysique de l’œuvre de Friedrich apparaît dans une grande clarté dans un bon nombre de ses tableaux, et, de ce point de vue, une approche théosophique, au sens de Jacob Boehme, paraît indispensable à sa compréhension.

Friedrich a sans doute lu Novalis, et Jacob Boehme, ce qui semble hors de doute, en tous les cas, c’est bien qu’il existe une parenté spirituelle entre l’œuvre de Novalis, celle du « théosophe de Görlitz » et son œuvre picturale. (Dresde est le centre géographique et spirituel d’un triangle dont les pointes sont Weissenfels, Greifswald et Görlitz, et les trois noms de Boehme, de Novalis et de Friedrich dessinent dans l’espace un territoire magique : Saxe, Thuringe et Poméranie).

 « Cette nature vraiment merveilleuse m'a ému intensément, bien que certains aspects de son essence me soient restés obscurs », dira Ludwig Tieck. Ce sont à ces aspects que nous nous attacherons, moins parce que nous aimons les énigmes ou par penchant métaphysique, mais parce ces approches philosophique, poétique et théosophique permettent de comprendre la véritable dimension spirituelle de l’œuvre picturale de Friedrich, le sens de sa vocation de peintre aussi, ainsi que de mesurer la hauteur de son exigence :

 « La beauté ne te sera accordée que si tu aspires aux choses les plus élevées et les plus magnifiques. »

A propos de Friedrich

       Tout a été dit sur Friedrich, sa mélancolie, son tempérament solitaire. Ici, il est question de sa personnalité, en relation avec son expérience spirituelle.

 Le divin

« L’homme n’est pas le but inconditionnel de l’homme, mais le divin, l‘infini est son but. Il doit tendre vers l’art, et non vers l’artiste ! L’art est infini, alors que tout le savoir et les capacités de l’artiste sont finis », dira-t-il, à propos de l’art. 

L’esprit d’enfance

         L’esprit d’enfance est un trait typique de la personnalité de Friedrich, qui n’avait pas échappé à ses contemporains : « Préserve en toi l'esprit pur de l'enfance et obéis absolument à ta voix intérieure; car elle est le divin en nous et ne nous égare pas! » Novalis, pour sa part, notait : « Le premier homme est le premier voyant spirituel. Tout lui apparaît comme esprit. Que sont les enfants, sinon de premiers hommes ? Le frais regard de l’enfant a autrement plus d’élan et de richesse que le pressentiment du voyant le plus résolu » (Fragments préparés pour de nouveaux recueils, 183).

 Symbolique dans l’œuvre de Caspar David Friedrich

         Le premier degré de la symbolique de Friedrich est une symbolique religieuse. Si l’on considère un tableau comme La Croix au bord de la Baltique, il est aisé de reconnaître des symboles simples comme la Croix et l’Ancre, symboles de la Foi et de l’Espérance chrétiennes, ou la Lune, comme symbole du Christ, ou encore le bateau, symbole de l’âme.

Cependant, si nous y prêtons attention, nous passons insensiblement d’une dimension religieuse à une dimension spirituelle qui forme le second degré de la symbolique de Friedrich.

La Croix sur le rivage qui figure notre monde terrestre, en marque aussi l’extrémité. Ce qui s’étend au-delà de ce rivage et que domine la Croix, n’est pas le monde terrestre, mais son « extension », la Terre céleste.

Le bateau, symbole de l’âme chrétienne, qui s’éloigne en direction de l’horizon, annonce une traversée qui n’est pas seulement la succession des jours et des nuits, de la naissance à la mort, et l’horizon qu’il a en vue n’est pas l’horizon terrestre, mais celui de la Terre céleste, l’horizon métaphysique.

Dès lors, la mer où navigue notre bateau/âme, n’est plus seulement une image de notre vie terrestre, elle est le symbole de ce monde qu’il faut traverser pour en atteindre l’extrémité orientale.

Ce monde est le Monde de l’Ame, notre « vraie patrie ».

Le ciel est alors la « signature », au sens de Jacob Boehme, du Monde céleste, car « l’être extérieur est la signature de l’être intérieur » (La signature des choses, IX, 3)

         De ce tableau, Friedrich écrira, le 9 mai 1815 : « Le tableau destiné à votre amie est déjà esquissé mais vous n’y verrez ni église, ni arbre, ni plante, ni brin d’herbe. Sur le bord de mer nu, caillouteux, s’élève la croix, haut érigée : pour ceux qui voient, une consolation ; pour ceux qui ne voient pas, une croix. »

         On sait que cette symbolique, en relation avec la « vraie patrie » est explicite dans certains tableaux, et particulièrement dans Matin dans le Reisengebirge (1810-11).

         Si c’est au terme de son existence terrestre que l’homme est accueilli par sa propre âme au pied de la Croix, c’est aussi durant cette vie terrestre que l’homme intérieur qui a atteint l’extrémité de la Terre céleste se trouve réuni à cette âme qui est à sa ressemblance. Si elle se tient au pied de la Croix, c’est qu’elle est la médiatrice, et une figure de Sophia, comme le Christ lui-même est médiateur. « Christus und Sophie », disait Novalis. Ici, le Maître intérieur est clairement identifié comme étant le Christ-Sophia. Du sommet qu’il a atteint, guidé par sa propre âme, son « guide de lumière », l’homme peut s’élever dans une ascension céleste, qui démarre au pied de la Croix.

La symbolique de Friedrich s’adresse à ceux qui ont les yeux pour voir, les yeux de ceux qui se tiennent de dos dans ses tableaux, pour bien signifier que le regard qu’ils portent sur les choses, essentiellement la Nature, est un regard d’intériorité, le regard de l’homme intérieur.

         Novalis disait : « De même que le peintre voit les objets du monde visible d’un tout autre œil que l’homme ordinaire – de même le poète vit autrement que l’homme du commun les événements de son monde intérieur et du monde extérieur. »

         Notre approche de l’œuvre de Friedrich doit être, par conséquent, essentiellement intérieure. Il faut considérer ses œuvres picturales avec l’œil de l’esprit – en dehors de toute considérations esthétiques, de toute émotion extérieure aussi, de ces émotions que procure extérieurement le Beau. En un mot, il est indispensable de se mettre à son diapason, à la hauteur de son exigence du Beau qui est une théophanie : « Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau d’abord par l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur » (Considérations à propos d’une collection de peintures, papiers posthumes).

C’est bien en cela que Friedrich est le peintre romantique par excellence, selon le coeur de Novalis : « Le peintre, à vrai dire, peint avec l’œil ; - son art est l’art de voir esthétiquement, harmonieusement beau. Son voir est un agir totalement positif, absolument imageant. Son image n’est que son chiffre, son expression, son instrument de reproduction » (Fragments préparés pour de nouveaux recueils, 210).

Personnages vus de dos

          Parmi les personnages vus de dos que l’on rencontre sur les tableaux de Friedrich, tous ne revêtent pas la même signification. Pourtant, en règle générale, s’ils sont représentés en cette posture, c’est parce que ce qu’ils contemplent s’avance au-devant de nous. C’est en cela que Friedrich peut être dit un peintre visionnaire, même si ses visions ne présentent que rarement un aspect visionnaire, comme un William Blake. L’expérience spirituelle de Friedrich est celle des théosophes, pas des visionnaires. Il ne confond pas la Terre céleste et le Monde céleste, comme un Swedenborg.

C’est le monde de l’Esprit qu’il nous donne à contempler.

Ses visions s’originent dans le « fond de l’être ».

         La jeune fille à sa fenêtre, qui représente sans doute Caroline Bommer, son épouse, regarde à l’extérieur, mais sa contemplation est intérieure. Elle est une image de la contemplation, comme nombre de personnages de l’œuvre de Friedrich. Dans son célèbre tableau : « les blanches falaises de Rügen », un personnage désigne du doigt un point où porter son regard, à un second personnage. Le troisième contemple, et sa contemplation est intérieure.

         Le voyageur au-dessus de la mer des nuages contemple un paysage qui ne peut être qu’intérieur. Ce qu’il voit, depuis le sommet où il se tient, c’est un paysage intermédiaire, intermédiaire entre le monde terrestre et le monde céleste, ce qu’il contemple, c’est la Terre céleste.

         C’est aussi l’image de ce Ciel tel que le contemple les Anges.

         La femme au coucher du soleil (1818), n’est pas un personnage du monde terrestre, elle figure notre âme contemplant le monde intérieur, qui est son monde, le Monde de l’Ame.

La grande réserve

          Dans La grande réserve (1833), il n’y a pas de personnages, car nous entrons avec ce tableau dans la dimension la plus secrète de la contemplation, celle qui est de l’ordre des théophanies.

         Le monde qui est donné à voir dans ce tableau n’est pas le monde terrestre, ni le monde intermédiaire, il procède d’une vision intérieure et il marque un seuil, le seuil de ce « désert » dont toutes les images sont absentes. Il s’agit par conséquent d’un paysage visionnaire très particulier, qui n’est pas du monde intermédiaire, mais qui procède du « fond de l’être ».

« Nous percevons plus que ce que nous percevons ; mais nous conservons seulement ce que nous percevons », dira Friedrich. Dans La grande réserve, quelque chose a été conservé de ce qui habituellement nous échappe, et c’est pourquoi ce tableau, dont tout symbolisme est absent, constitue une œuvre majeure, non seulement dans l’œuvre de Friedrich, mais de l’histoire de l’art, d’Orient et d’Occident.

C’est un paysage qui s’avance au-devant de nous, c’est-à-dire depuis le « fond de l’être ». On sait qu’au-delà cessent toutes les images – les théophanies formelles.

C’est pourquoi, en conclusion, il est possible de dire : « Visionnaire, l’œuvre de Friedrich l’est incontestablement, pourtant elle nous conduit en un désert ».