PATRICK RINGGENBERG

LA BEAUTE ET L’AMOUR CHEZ DJAMI

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Du même auteur

Guide culturel de l'Iran, Téhéran, 2006

L'union du Ciel et de la terre, La peinture de paysage en Chine et au Japon, Les Deux Océans, 2004

L'Art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu, Les Deux Océans, 2005

La peinture persane, Les Deux Océans, 2006

 

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Ce texte a paru dans le numéro 2 de la revue Aurora

 

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Dernier grand poète classique de l’Iran, Djâmi (1414-1492) fut aussi un savant et un mystique. Auteur de plusieurs traités en prose, il est surtout connu pour son œuvre poétique, notamment un Haft Awrang composé de sept œuvres. Trois d’entre elles sont des histoires d’amour à caractère mystique et initiatique : Yussuf et Zuleikhâ, Madjnun et Leylâ, Salâman et Absâl. Le premier de ces trois romans versifiés, Yussuf et Zuleikhâ, comprend un prologue remarquable, qui compte parmi les plus beaux textes de la poésie persane. Djâmi y développe la relation de l’amour et de la beauté, leur origine en Dieu, puis leur déploiement et leur jeu dans la création. Il s’inspire de deux hadiths célèbres pour renfermer une clef du mystère de la création, de l’amour et de la beauté. Le premier établit la relation de la Beauté et de l’Amour divins : « Dieu est beau et Il aime la beauté ». Le second, dans lequel Dieu parle à la première personne, est une allusion au « pourquoi » de la création : « J’étais un Trésor caché, j’ai voulu être connu, et donc j’ai créé le monde ». Le texte de Djâmi se présente comme une illustration et un commentaire poétiques de ces deux hadiths. 

Ainsi Djâmi raconte-t-il qu’avant la création des mondes, la beauté et l’amour étaient unis dans l’Infini.[1]

 

Dans cette retraite solitaire, où l’existence était dépourvue de signes,

Et où l’univers était caché dans le coin du néant,

Il y avait un Être loin de toute dualité,

Loin de tout dialogue entre « Moi » et « Toi ».

La Beauté, absolue et libre des limites des apparences,

Ne se manifestait qu’à elle-même et par sa propre lumière.

Belle ravissante dans la chambre nuptiale du Mystère,

Sa robe était pure de toute atteinte de l’imperfection.

Ni le miroir n’avait reflété son visage,

Ni la main peigné ses cheveux.

Le zéphyr n’avait détaché aucun fil de ses boucles.

Son œil n’avait jamais vu la poussière du khôl.

Aucun rossignol ne voisinait avec sa rose.

Son duvet n’avait jamais été orné de fleurs.

Son visage était libre de lignes [de maquillage] et de grain de beauté.

Aucun œil, jamais, n’avait eu une image d’elle.

Elle composait de la musique pour se charmer elle-même

Et jouait avec elle seule au jeu de hasard de l’Amour.

 

            L’Amour et la Beauté n’ont ni origine ni fin. Le monde émane de leur bi-unité, mais l’Éternité est, invariablement, avant toute création et après toute fin du monde. Djâmi décrit ensuite l’extériorisation de cette beauté qui, ne pouvant demeurer seule dans son secret et sa solitude, aspire à se dévoiler, à embraser l’horizon de la création, à illuminer tous les miroirs des mondes de sa lumière.

 

Mais la beauté, par nature, ne supporte pas d’être voilée,

Le beau visage ne peut endurer le voilement,

Et si tu fermes la porte à la belle face, elle se montrera par une autre ouverture.

Regarde la tulipe dans la montagne,

Comment elle se montre joyeuse et verdoyante au printemps,

Fendant la pierre dure

Et révélant alors sa beauté.

S’il te vient une idée dans ton âme,

Une idée brillante de rareté parmi les idées, 

Tu ne peux pas renoncer à elle,

Tu l’exprimes par la parole ou par l’écriture.

Lorsqu’il y a la beauté quelque part, telle est son exigence [de manifestation].

Pour la première fois, ce mouvement apparut dans la Beauté prééternelle,[2]

Qui dressa sa tente dans les régions saintes,

Puis se manifesta aux horizons et aux âmes,

Se révéla dans chaque miroir [des créatures et des mondes].

Partout, alors, on parlait d’elle.

 

Djâmi évoque alors les effets du rayonnement de la Beauté, dont la lumière embellit toutes choses. Chaque beauté est un miroir du Beau, et chacune enflamme d’amour. Aussi, l’Univers entier, les anges comme les hommes, est-il soumis à ces relations : l’amour engendre la beauté, la beauté éveille l’amour, en un mouvement sans fin et dont l’origine, éternellement présente, demeure l’unité divine de la Beauté et de l’Amour.

 

De la Beauté rayonna un éclair sur la terre et les anges,

Qui d’éblouissement les fit tourner comme le ciel.

Tous les chanteurs de louange de Dieu, cherchant sans cesse à Le louer,

A force d’être hors d’eux-mêmes, ne chantaient que la louange de Dieu.

C’est de ces plongeurs de l’océan céleste

Que s’éleva un cri : « Loué soit le Seigneur des mondes ! »

De l’éclat de la Beauté jaillit une lumière qui tomba sur la rose,

Et la rose enflamma la passion du rossignol.

La bougie a allumé son visage à ce feu [de la Beauté]

Et partout la bougie a brûlé des centaines de papillons.

De cette Lumière, un seul rayon embrasa le soleil

Et le nénuphar sortit de l’eau.

La face de Leylâ emprunta à la face de la Beauté l’ornement de son visage,

Et à chacun de ses cheveux Madjnun attacha son cœur.[3]

La Beauté a sucré les lèvres de Shirin [la Douce]

Qui a charmé le cœur de Parviz[4] et l’âme de Farhâd.[5]

La Beauté a sorti sa tête du col de la « lune de Canaan »[6],

Qui a complètement ruiné l’âme de Zuleikha.[7]

 

Pour Djâmi, tout amour, toute beauté participent à ce jeu éternel de l’Amour et de la Beauté.  

 

C’est cette Beauté qui partout s’est manifestée [dans les beautés des mondes],

Bien qu’Elle-même se soit retirée derrière un voile aux yeux de tous les amoureux.

Quel que soit le voile [de beauté] que tu voies, c’est Elle [la Beauté].

Quel que soit le mouvement d’amour, c’est Elle qui le meut.

L’amour [de cette Beauté] est la source de la vie du cœur,

Et par cet amour l’âme est comblée de bonheur.

Tout cœur amoureux des beautés charmantes

Qu’il le sache ou l’ignore n’aime au fond que la seule Beauté.

 

            Dans ce prélude, Djâmi a magnifié cette idée, omniprésente dans la poésie mystique persane, d’une Beauté divine qui embrase les mondes par l’amour, et d’un Amour sans cesse avivé par la présence multiple de la Beauté. Si Dieu a créé le monde, c’est pour jouer au jeu d’amour avec les créatures, pour révéler l’infinité de sa Beauté dans les transparences et les miroitements des créatures et des univers. Chaque atome danse une danse d’amour autour de Dieu ; chaque être est comme un fil de beauté et un nœud d’amour sur le tapis de la création. Pour l’Islam, les hommes sont issus de l’Unité divine, et ils y retournent. L’amour, quel qu’il soit, où qu’il soit, est un retour à Dieu, si bien que tous les amours sont finalement les rivières d’un seul océan sans rivages. Dieu est unique et son amour est aussi unique, même s’il touche les êtres de manière infiniment variée, subtile et différente. Chaque être est amoureux d’un seul Amour, aspire à la seule Beauté, et c’est la gloire de l’amour que de paraître inépuisable dans son unité. Djâmi traduit également bien les multiples paradoxes de l’amour, qui est à la fois plus haut que le ciel et plus près de l’homme que la veine de son cou. L’homme croit que le monde cache l’Amour, alors qu’en réalité, c’est lui-même qui se cache de l’Amour. L’amour est aussi comme la musique : on peut le savourer, non le comprendre : on ne peut pas parler de l’amour, on ne peut être qu’amoureux. L’amour est partout sans perdre son mystère, tout comme la beauté est à la fois l’apparence la plus éclatante et le secret le mieux gardé. Toutefois, si l’amour est partagé par tous, seuls ceux que l’amour a tués sont les vrais amoureux et les vrais connaissants de la Beauté. L’amour est dans toutes les rues, dans toutes les pupilles, mais seul l’œil du cœur peut le voir – cet œil qui voit dans une âme revenue à sa beauté première après s’être livrée corps et biens à l’amour.

Nul doute que le poème persan de Djâmi se veut aussi un miroir de beauté et une parole de l’amour. Si, dans le monde iranien, l’arabe est toujours demeuré la langue de la Parole divine révélée par le Coran, la langue persane, à partir de Ferdowsi et de son épopée du Livre des rois (Shâhnâmeh) au XIe siècle, est devenu le véhicule privilégié d’une sagesse spirituelle, mystique et théosophique. A propos de ce qu’il nomme (entre guillemets) une « sacralisation » du persan, Nasrollah Pourjavady note que celle-ci a commencé au début du XIe siècle puis, pendant plusieurs siècles, elle « est passée par des étapes de perfectionnement spirituel jusqu’à son apogée dans la poésie mystique de Hâfez, surnommée « la langue du mystère » ».[8] Nezâmi, dans le premier texte de son Khamseh, ne disait-il pas que « le poème, voile du mystère, est une ombre du voile prophétique » ? [9] Dans le prologue de Yussuf et Zuleikhâ, comme dans ses autres œuvres, Djâmi conçoit également la poésie et le persan comme les moyen privilégiés d’un dévoilement d’ordre intérieur et intuitif. L’intelligence et la beauté des vers, des symboles et des métaphores sont là pour révéler un trésor caché, autrement dit une vérité accessible par l’intelligence contemplative et la connaissance du cœur : une vérité, manifeste dans la beauté symbolique de l’univers, mais aussi enfouie dans le tréfonds de l’âme et qui remonte, par-delà la création, « loin de tout dialogue entre « Moi » et « Toi » », à l’Être divin en « sa retraite solitaire ». La poésie est l’écho profond de cette intellection, inséparable de l’ivresse sobre de l’amour ; et la langue persane, avec sa musicalité et ses raffinements, est la voix privilégiée d’une intuition impossible à raconter et pourtant nécessaire à transmettre. La poésie, alors, épouse le mystère de dévoilement d’une Beauté par essence indicible, mais qui, par nature, tend à se rendre dicible pour illuminer amoureusement le monde du poète, du poème et de ses auditeurs ou lecteurs. 

 

    


[1] Traduction Andia Abai-Ringgenberg, d’après l’édition complète du Haft Owrang, Edited by A. Afsahzâd et H. A. Tarbiyat, vol. II, Centre for Iranian Studies, Tehran, 1999, p. 34-35. Voir aussi la traduction française par E. Bricteux : Djami, Youssouf et Zouleikha, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1927, p. 20-22. La traduction proposée ici ne saurait évidemment rendre compte de la beauté de la langue de Djâmi. On l’a voulue aussi la plus littérale possible, car chaque formule poétique recèle un trésor de formulation métaphysique et une précision philosophique que les traductions « littéraires » tendent parfois à sacrifier.

[2] Si l’Éternité est une, sans passé ni futur, la mystique persane adopte un point de vue humain et cosmique et distingue l’Éternité avant la création (la prééternité, en persan : azal) et l’Éternité à venir ou l’Éternité après la création (la post-éternité, en persan : abad).

[3] Leyla et Madjnun sont des célèbres amoureux de la littérature arabe, persane et turque. 

[4] Il s’agit d’un autre couple d’amoureux célèbre de la littérature : la princesse arménienne Shirin et le roi sassanide Khosrow Parviz, devenus les héros d’une histoire romancée, magistralement illustrée par Nezâmi au XIIe siècle (Khosrow et Shirin).

[5] Sculpteur, amoureux malheureux de Shirin dans l’histoire de Khosrow et Shirin.

[6] C’est-à-dire le prophète Joseph (Yussuf dans la tradition arabe), emmené en Egypte après avoir été abandonné par ses frères et devenu l’assistant de Putiphar, chef des gardes de Pharaon. Dans la tradition islamique et soufie, Yussuf est l’archétype de la beauté humaine et un symbole de l’Esprit. Son histoire, reprise de la Genèse, se trouve dans le Coran (Sourate XII, 4-111).

[7] La femme de Putiphar, laquelle, selon la Bible et le Coran, tente de séduire Joseph. Dans le soufisme et dans le récit de Djâmi, Zuleikha est une figure de l’âme ardente et passionnée, qui entreprend tout pour son amour, s’humiliant et prête à mourir. Quant au prophète Joseph, il est l’image de l’Esprit pour la beauté duquel l’âme mondaine, païenne et profane (Zuleikha, l’Égyptienne), accepte de s’humilier, de lutter contre ses tendances négatives et de se sacrifier.

[8] « Philosophie iranienne et caractère sacré de la langue persane », in Nasrollah Pourjavady, Mélanges littéraires et mystiques, Presses Universitaires d’Iran, Téhéran, 1998, p. 19.

[9] Nezamî de Gandjeh, Le trésor des secrets, Traduction Djamchid Mortazavi, Desclée de Brouwer, Paris, 1987, p. 46.