PATRICK RINGGENBERG

LA PEINTURE PERSANE ou la vision paradisiaque

Patrick Ringgenberg, La peinture persane, Les Deux Océans, 2006

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Du même auteur

Guide culturel de l'Iran, Téhéran, 2006 [Nouveau]

L'union du Ciel et de la terre, La peinture de paysage en Chine et au Japon, Les Deux Océans, 2004

L'Art chrétien de l'image. La ressemblance de Dieu, Les Deux Océans, 2005

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Sommaire - Recensions

 

 

   L’intérêt que l’on porte en Occident à la peinture persane est réel : expositions et publications prétendent attirer un vaste public à cet art que l’on qualifie le plus souvent de mineur, mais qui n’en est pas moins le plus apprécié parmi les arts de l’Orient. Une interrogation demeure cependant : la peinture persane est-elle comprise en Occident comme elle doit l’être, autrement dit de la manière qu’elle l’est en Orient, spécialement dans le monde iranien ? Tel est le propos du présent ouvrage de Patrick Ringgenberg qui affirme : « L’art iranien dans son ensemble est solidaire d’une symbolique qui ne s’explicite qu’à travers une tradition religieuse et mystique ». Or, cette symbolique est loin d’être prise au sérieux en Occident, quand elle ne fait pas l’objet de mésinterprétations ou n’est pas purement et simplement passée sous silence. Tout le mérite de La peinture persane, ou la vision paradisiaque est dès lors de combler le fossé qui sépare une tradition occidentale qui a renoncé à sa propre symbolique d’une tradition orientale où elle est toujours vivante. Pour ce faire Patrick Ringgenberg s’inspire des recherches de Henry Corbin – ce précurseur et ce « passeur » à qui l’on doit la description, à l’usage des Occidentaux, du monde imaginal – monde intermédiaire, entre notre monde terrestre et le monde céleste –  Terre céleste qui reste l’explication unique de la peinture persane, laquelle, dira Patrick Ringgenberg, représente cet « entre-deux » cosmologique. Ailleurs, il ajoute : « L’esthétique persane n’est pas autre chose que la mise en scène poétique d’une réalité et d’une perception supraterrestres ».

La peinture persane, ou la vision paradisiaque est un ouvrage à bien des égards remarquable. Elle est l’œuvre d’un philosophe – on devrait dire, pour rester dans l’esprit de Henry Corbin, d’un théosophe. Quelques uns de ces aperçus – sur l’amour humain/divin, en particulier – dépassent le cadre de la peinture persane et s’inscrivent dans une démarche qui est occidentale/orientale. En ce sens, Patrick Ringgenberg apparaît à son tour un « passeur » entre l’Orient et l’Occident. - et son Guide culturel de l’Iran, à paraître, devrait constituer un volume très-précieux pour une approche non seulement de l’Iran contemporain, mais de sa tradition religieuse et mystique dont la connaissance est indispensable, en Occident, si l’on attend que sa propre tradition s’en inspire : pour renaître.

[Extraits]

Chaque monde constitue l'image conditionnée d'un monde supérieur : le terrestre reflète l'imaginal, l'imaginal le spirituel, le spirituel le Divin. La fleur que nous pouvons toucher, sentir, cueillir, offrir, se signale par une dimension de couleurs, un cycle de croissance, une localisation et une odeur. Cette fleur possède un archétype qui l'informe, tout comme l'âme anime le corps, et ce prototype se trouve dans le monde de l'Ame. Il s'agit de l'essence formelle de la fleur, qui est l'image psychique d'une essence spirituelle. Cette image réverbère à son tour un prototype invisible du Créateur.

        Autrement dit, le cyprès visible est le dernier maillon d'une procession cosmique, qui voit le cyprès divin devenir un cyprès spirituel dans les paradis angéliques, puis un cyprès immatériel dans les mondes de l'Ame, et enfin un cyprès représentable par l'artiste dans le cosmos terrestre. C'est pourquoi les mondes de l'Ame contiennent toutes les formes sensibles sous un mode extrasensoriel, alors que les mondes angéliques sont l'essence intelligible de ces formes. Ibn Arabî écrit que la réalité imaginale comprend "des jardins, des paradis, des animaux, des minéraux", dont la nature terrestre est l'image imparfaite, comme l'est le reflet imprécis d'un paysage dans un lac.

        La peinture persane représente cet "entre-deux" cosmologique. Ses formes sans matière, sa lumière surnaturelle, son harmonie non spatialisée, témoignent d'une réalité qui transcende notre monde. Son esthétique traduit symboliquement une situation cosmologique et la conscience qui la saisit. Pas plus que la peinture persane n'est naturaliste, le monde subtil n'obéit aux lois terrestres. Dans les mondes de l'Ame, la temporalité est celle de l'âme, l'espace est multidimensionnel, les volumes sont immatériels, la lumière est intangible et omnidirectionnelle, la vie est l'énergie pure de l'âme. Dès lors la miniature ne montre pas l'espace et la lumière terrestres, mais la radiance de l'âme et des mondes de l'Ame. Les jardins, les palais, les personnages posés sur le papier ne sont pas imités des phénomènes que nous voyons : ils sont comme des archétypes "dessinés" par l'Imagination divine dans les mondes de l'Ame, et saisis par le peintre, non dans le monde imparfait de notre terre, mais dans la pureté lumineuse d'un univers contemplatif propre à l'âme.

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Khosrow et Shirin

"Le dévoilement de la femme fait l'objet d'un épisode fameux de Khosrow et Shirin de Nezâmî : Khosrow observe secrètement Shirin se baigner dans une rivière, au milieu d'un paysage solitaire et isolé. Ces illustrations sont les rares miniatures contenant un nu, bien que le corps de Shirin soit voilé par un pantalon ample et son buste généralement caché par ses bras ou ses cheveux. La stupeur de Khosrow devant la beauté de Shirin s'apparente à l'étonnement de l'âme devant une manifestation divine ou dans une extase. L'érotisme discret de cette image instaure un jeu symbolique avec son spectateur. Shirin ne voit pas Khosrow et nez se sait pas observée, puisqu'elle lui tourne le dos, si bien que le peintre l'a toujours représentée de face ou de trois-quarts. Shirin est en quelque sorte placée entre Khosrow, qui la regarde du fond de la scène, et le spectateur de la miniature, qui peut la contempler sans risquer d'être découvert, et qui voit aussi Khosrow regardant sans être vu, selon un jeu de miroir typique de la miniature et de l'art persan. la composition de la scène transforme le spectateur en voyeur, et ce voyeurisme préfigure la vision de la beauté nue de Dieu. Au centre de toutes les attentions, Shirin est le miroir de beauté, dans lequel Khosrow et le spectateur contemplent leur propre essence désirée et leur propre identité amoureuse.

        Là réside le secret de l'amour : dans la beauté de l'être aimé, l'amant ne voit pas un autre que Dieu; il se voit lui-même en tant qu'objet et sujet de l'Amour. Khosrow voit dans Shirin la Beauté qu'il est en Dieu, de même que Madjnun voyait dans Leyla une présence de la Beauté qui l'aime. Hallâj fut condamné à mort pour avoir dit : "Je suis la vérité" ; il aurait aussi pu dire : "Je suis la Beauté". La fin de l'amour entre l'homme et la femme n'est pas l'union humaine, mais la réunion avec Dieu. L'infini est la beauté et l'amour communs du couple, la conjonction des opposés et la sublimation de tous les rapports. Pour s'épanouir, toute relation amoureuse doit s'ouvrir à l'Amour divin qui est la relation suprême et la résolution des dualités amant-amante."

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"La miniature rappelle que tout art devrait être un miroir tourné vers Dieu, et monter dans son reflet la trace d’un regard porté par Dieu sur l’homme. La peinture persane ne relève rien de l’Essence divine – aucun art et aucune philosophie ne le pourraient, sous peine d’imposture. Elle signale pourtant  la présence d’un paradis spirituel, tout comme la lune témoigne du soleil ; et ce paradis, s’il n’est pas la Réalité dernière, est tout de même une étape d’un pèlerinage un degré dans l’échelle de la transcendance."

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Actualité des Deux Océans : http://www.lesdeuxoceans.fr