
"A genoux dans mon
canot d'écorce", par Bruno de Cessole
« C'était au lendemain de la guerre, lorsqu'une
certaine jeunesse, avide d'horizons lointains,
réveillait l'esprit d'aventure et redonnait du
souffle au vénérable Club des explorateurs. Comme
nombre de jeunes gens de son âge, Jean Raspail avait
vibré au film de Jacques Becker, Rendez- Vous de
juillet, qui évoquait la destinée d'un groupe de
noctambules germanopratins trouvant en Afrique un
sens à l'existence. Pour sa part, ce n'était pas le
continent noir qui le faisait rêver, mais l'Amérique
des pionniers, celle de la Compagnie de la baie
d'Hudson, des «grands canots de traite servis par
vingt engagés s'élançant vers les territoires
vierges du nord, des voyages de surhomme, des
distances vertigineuses, avec quelques fortins de
loin en loin et, sur une tour en rondins cernée
de pieux, le drapeau de là Compagnie flottant
au vent »...
Par
l'entremise providentielle d'un prêtre canadien,
directeur diocésain des Mouvements catholiques de
jeunesse, ce rêve devint réalité. Au jeune chef
scout de 23 ans et à son équipe l'abbé Teissier
offrait deux canots, fabriqués à l'ancienne par un
vieux charpentier de marine québécois, et un contrat
pour des reportages. Ainsi, sous le patronage du
scoutisme catholique et avec la bénédiction
officielle du président Auriol, binôme pour le moins
paradoxal, Jean Raspail et ses équipiers, Philippe
Andrieu, Jacques Boucharlat et Yves Kerbendeau [sic,
pour Korbendeau], se
retrouvèrent par une froide journée de mai 1949 sur
le quai du port de Trois-Rivières, prêts à
renouveler l'épopée des "engagés du grand portage"
sur "les chemins d'eau du roi". Le but de
l'expédition? Rallier en canot, by fair means,
c'est-à-dire en usant seulement des moyens de
leurs lointains devanciers, à force d'aviron et de
portage, quand les rapides interdisaient la
navigation, La Nouvelle-Orléans et le golfe du
Mexique. Enjeu ? Pas seulement un exploit sportif,
mais une aventure spirituelle, hommage rendu aux
"robes noires" (les missionnaires jésuites), aux
trappeurs, aux coureurs des bois, aux marchands, aux
officiers et aux soldats des compagnies franches de
la Marine qui, à force de volonté et de courage,
taillèrent à la France un immense empire que la mère
patrie, ingrate, devait brader aux Anglais et aux
Américains, entre le désastreux traité de Paris de
1763 et la vente de la Louisiane en 1803.
Deux cents jours plus tard, le 10 décembre 1949, au
terme de 4 565 kilomètres sur les fleuves et lac du
Canada et des États-unis - le Saint-Laurent,
l'Outaouais, la rivière des Français, le lac Huron,
le lac Michigan, la Fox River, le Wisconsin, le
Mississippi - de quelques millions de coups
d'aviron, l'équipe Marquette atteignait le wharf du
port de la Nouvelle-Orléans, accueillie, en liesse,
par les officiels et une foule d'Américains, pour
qui les racines françaises de l'Amérique ne
signifiaient plus rien, mais qui tenaient à saluer
l'équipage des quatre crazy Frenchmen.»
Valeurs
actuelles, 18 novembre 2005
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