"Heureux
hommes! En dépit de leur destin tragique et du monde nouveau qui s'avance
- comme il s'avance, tout aussi inquiétant, à notre propre rencontre -,
ils ont conservé l'essentiel, le ferment de l'éternité, peut-être ce qui
nous manque le plus aujourd'hui, à nous autres les Blancs : ils ont
conservé le mythe."
"Une réserve indienne, en
1978, c'est ce qui appartient aux Indiens! C'est réservé aux
Indiens. Les réserves sont des territoires privés, propriétés
tribales sous la protection du gouvernement des États-Unis et
solennellement garanties par traités. On peut s'indigner des traités
passés entre Peaux-Rouges et Américains, même en rire et les Indiens n'y
manquent pas. Plus de mille traités ont été signés en trois siècles et
tous ont été violés. Mais à l'ultime phase du rétrécissement des
réserves, d'autres traités ont été signés et, cette fois, le gouvernement
américain les respecte, et même les fait respecter. Au pire, quelles que
soient les convoitises qui surgissent, notamment à l'égard des richesses
du sous-sol indien, il ne peut plus aujourd'hui ne pas les respecter.
Car les Indiens tiennent à
leurs réserves comme à la prunelle de leurs yeux. Il existe entre l'Indien
et la nature, entre les tribus et le sol qu'elles foulent sous leurs
pieds, des relations sentimentales, affectives, religieuses, d'une
profondeur qui n'existe chez nul autre peuple au monde! C'est-à-dire que
si l'Indien n'a plus de terre, si les tribus n'ont plus de réserves,
eh bien! il n'y a plus d'Indiens et il n'y a plus de tribus! C'est
clair!"
"Écrivain français, que viens-je faire
dans cette histoire de Peaux-Rouges ?
J’y ai quelque droit. Le droit du rêve,
d’abord. La sublimation de toute chose que tout homme bien né porte en
lui.
J’ai commencé à rêver sur les rivages du
Lac Huron. Au début de l’été 1949. J’avais vingt-trois ans et déjà,
derrière moi, près de mille kilomètres en canoë indien, à la pagaie,
remontant fleuve et rivières, Saint-Laurent, Ottawa, Mattawa et tout le
tremblement, depuis Québec, en route pour la Nouvelle-Orléans avec trois
compagnons de jeunesse sur la grande piste liquide des hommes rouges, la
fraîche via des tribus disparues, peuplée d'ombres, coupée de
milliers de lacs et de centaines de rapides. J'avais retrouvé les vieux
chemins de portage inutilisés depuis cent ans, comme ça, tout
naturellement, le canoë sur mon dos, parce que j'accomplissais les mêmes
gestes que des milliers d'indiens sur la même route, naguère. Mais
d'Indiens, point.
Seulement un village abandonné, au fond
d'une baie déserte du lac Huron. Des cabanes de rondins aux portes
béantes, des traces de feu, un échafaudage écroulé qui devait être un
séchoir à viande et une affiche clouée sur un tronc d'arbre. Une vieille
affiche comme on les faisait dans le temps, en toile, imprimée à la main
en caractères inégaux : No Trespassers on Indian Reserve. Défense
d'entrer dans la réserve indienne. Suivait une longue liste
d'interdictions concernant les visiteurs blancs et protégeant les
ruisseaux, les sources, les arbres, les animaux sauvages et tous les êtres
vivants... C'était signé d'un commissaire aux Affaires indiennes vers
1895. Le coin n'intéressait plus personne. Plus âme qui vive depuis
longtemps. J'avais emporté l'affiche. Elle ne m'a plus quitté. Elle est
mon droit.
Ce droit, je l'ai affirmé. Il m'a fallu,
pour cela, attendre vingt-six ans. Vingt-six ans à tourner autour du monde
et autour de ma tête à écrire des romans. Et l'affiche de toile, dans mon
salon, comme un rappel. Enfin, nous y sommes! J'en viens. La moitié d'une
année à bourlinguer de réserve en réserve comme un navire d'une île à
l'autre. Car les États-Unis sont immenses et les réserves, des îles
parsemant cet océan un tout petit peu ennuyeux de blanche efficacité.
Autant l'avouer, je n'ai pas toujours été
bien reçu. Pas toujours mal reçu mais..." "L'écrivain
indianiste moderne - il en existe des milliers de tout pays et de
toute variété - a fabriqué un piédestal, il y a hissé l'Indien et puis il
le regarde d'en bas en se roulant dans la cendre. Il bat sa coulpe à se
défoncer la poitrine, proclame que nous avons tout à apprendre de l'Indien
et d'abord le sens de la vie, ce qui n'est pas tout à fait faux mais quand
même pas tout à fait vrai, à la fin du XXe siècle. Et cela produit chaque
année des centaines de chantres de l'indianité qui s'abattent sur les
réserves indiennes comme des nuées de corbeaux. Écoutez-moi bien, car c'est
très amusant : cela énerve considérablement les Indiens, qui crient, non
sans raison, au vol culturel à grande échelle. Vine Deloria, qui est un
des rares écrivains indiens, assure qu'il était plus facile à son peuple
de combattre la cavalerie yankee que l'armée des ethnologues."
|