►Les Peaux-Rouges aujourd'hui, 1978

Jean Raspail

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Voir En canots sur les traces de Marquette, de Philippe Andrieu

 

 

 

 

"Lorsque j'arrivai devant sa petite maison en bois, pauvre d'aspect, je ne m'attendais pas à une audience..."

Jean Raspail avec la Princesse Nowadonah

 

Les photographies sont d'Aliette Raspail

 

 

"Heureux hommes! En dépit de leur destin tragique et du monde nouveau qui s'avance - comme il s'avance, tout aussi inquiétant, à notre propre rencontre -, ils ont conservé l'essentiel, le ferment de l'éternité, peut-être ce qui nous manque le plus aujourd'hui, à nous autres les Blancs : ils ont conservé le mythe."

"Une réserve indienne, en 1978, c'est ce qui appartient aux Indiens! C'est réservé aux Indiens. Les réserves sont des territoires privés, propriétés tribales sous la protection du gouvernement des États-Unis et solennellement garanties par traités. On peut s'indigner des traités passés entre Peaux-Rouges et Américains, même en rire et les Indiens n'y manquent pas. Plus de mille traités ont été signés en trois siècles et tous ont été violés. Mais à l'ultime phase du rétrécissement des réserves, d'autres traités ont été signés et, cette fois, le gouvernement américain les respecte, et même les fait respecter. Au pire, quelles que soient les convoitises qui surgissent, notamment à l'égard des richesses du sous-sol indien, il ne peut plus aujourd'hui ne pas les respecter.

Car les Indiens tiennent à leurs réserves comme à la prunelle de leurs yeux. Il existe entre l'Indien et la nature, entre les tribus et le sol qu'elles foulent sous leurs pieds, des relations sentimentales, affectives, religieuses, d'une profondeur qui n'existe chez nul autre peuple au monde! C'est-à-dire que si l'Indien n'a plus de terre, si les tribus n'ont plus de réserves, eh bien! il n'y a plus d'Indiens et il n'y a plus de tribus!  C'est clair!"

"Écrivain français, que viens-je faire dans cette histoire de Peaux-Rouges ?

J’y ai quelque droit. Le droit du rêve, d’abord. La sublimation de toute chose que tout homme bien né porte en lui.

J’ai commencé à rêver sur les rivages du Lac Huron. Au début de l’été 1949. J’avais vingt-trois ans et déjà, derrière moi, près de mille kilomètres en canoë indien, à la pagaie, remontant fleuve et rivières, Saint-Laurent, Ottawa, Mattawa et tout le tremblement, depuis Québec, en route pour la Nouvelle-Orléans avec trois compagnons de jeunesse sur la grande piste liquide des hommes rouges, la fraîche via des tribus disparues, peuplée d'ombres, coupée de milliers de lacs et de centaines de rapides. J'avais retrouvé les vieux chemins de portage inutilisés depuis cent ans, comme ça, tout naturellement, le canoë sur mon dos, parce que j'accomplissais les mêmes gestes que des milliers d'indiens sur la même route, naguère.  Mais d'Indiens, point.

Seulement un village abandonné, au fond d'une baie déserte du lac Huron. Des cabanes de rondins aux portes béantes, des traces de feu, un échafaudage écroulé qui devait être un séchoir à viande et une affiche clouée sur un tronc d'arbre. Une vieille affiche comme on les faisait dans le temps, en toile, imprimée à la main en caractères inégaux : No Trespassers on Indian Reserve. Défense d'entrer dans la réserve indienne. Suivait une longue liste d'interdictions concernant les visiteurs blancs et protégeant les ruisseaux, les sources, les arbres, les animaux sauvages et tous les êtres vivants... C'était signé d'un commissaire aux Affaires indiennes vers 1895. Le coin n'intéressait plus personne. Plus âme qui vive depuis longtemps. J'avais emporté l'affiche. Elle ne m'a plus quitté. Elle est mon droit.

Ce droit, je l'ai affirmé. Il m'a fallu, pour cela, attendre vingt-six ans. Vingt-six ans à tourner autour du monde et autour de ma tête à écrire des romans. Et l'affiche de toile, dans mon salon, comme un rappel. Enfin, nous y sommes! J'en viens. La moitié d'une année à bourlinguer de réserve en réserve comme un navire d'une île à l'autre. Car les États-Unis sont immenses et les réserves, des îles parsemant cet océan un tout petit peu ennuyeux de blanche efficacité.

Autant l'avouer, je n'ai pas toujours été bien reçu. Pas toujours mal reçu mais..."

"L'écrivain indianiste moderne - il en existe des milliers de tout pays et de toute variété - a fabriqué un piédestal, il y a hissé l'Indien et puis il le regarde d'en bas en se roulant dans la cendre. Il bat sa coulpe à se défoncer la poitrine, proclame que nous avons tout à apprendre de l'Indien et d'abord le sens de la vie, ce qui n'est pas tout à fait faux mais quand même pas tout à fait vrai, à la fin du XXe siècle. Et cela produit chaque année des centaines de chantres de l'indianité qui s'abattent sur les réserves indiennes comme des nuées de corbeaux. Écoutez-moi bien, car c'est très amusant : cela énerve considérablement les Indiens, qui crient, non sans raison, au vol culturel à grande échelle. Vine Deloria, qui est un des rares écrivains indiens, assure qu'il était plus facile à son peuple de combattre la cavalerie yankee que l'armée des ethnologues."