La plupart de mes expéditions au Yémen
sur la piste des Ahl al-Kahf - ces Sept Dormants chrétiens dont l'histoire
occupe une partie de la sourate XVIII du saint Coran - ont été réalisées en compagnie
de Pascal Escudié. C'est pourquoi ces pages lui sont dédiées. Mais celui-ci fut bien
plus qu'un compagnon de voyage, un ami dont le destin a croisé un jour, au Yémen, la vie
simple d'un couple et de ses jeunes enfants, qui a vécu dans leur intimité alors qu'il
se savait perdu à jamais pour cette vie qu'il aurait souhaitée pour lui-même.
Notre première rencontre date du soir d'une conférence que je
donnais à Sana'a sur Louis Massignon. Ignorant que j'étais le conférencier, il me fit
part de son peu d'intérêt pour l'orientalisme, - il avait vécu en Égypte, en Irak, ce
qu'il aimait était la langue arabe, la vie au quotidien des foules musulmanes - il
préparait une thèse sur les hammams -, les souks... C'est en l'interrogeant sur son
séjour en Égypte que nous apprîmes qu'il avait été mon successeur au Collège
Saint-Marc d'Alexandrie quelque dix ans après mon premier séjour en Orient.
Notre amitié date de ce jour. Les mois passèrent en visites
amicales - il avait loué une maison traditionnelle qu'il rénovait avec deux amis
irakiens -, en longues conversations, en séjours à travers le Yémen. Longtemps la
pudeur de Pascal l'empêchât de nous avouer - ce que chacun savait déjà parmi la
communauté française - qu'il était atteint du SIDA... à cause de nos enfants.
Mes modestes explorations l'intéressaient : il s'agissait à chaque
fois de reconnaître des lieux très isolés, à peu près oubliés ou que l'histoire a
retenus en ses marges, des lieux de pèlerinage surtout : tombes d'imams ismaéliens,
sanctuaires des Ahl al-Kahf. Pascal appréciait ces lieux, autant pour la ferveur
populaire qui les anime que parce qu'il était lui-même un homme de foi, chrétien
certes, mais qui lisait et méditait le saint Coran chaque matin, un pèlerin et aussi un pèlerin
d'Orient.
Pascal parlait l'arabe avec une facilité rare, adoptant les
intonations, le lexique de ses interlocuteurs, qu'il soit professeur d'arabe irakien,
étudiant égyptien, commerçant yéménite ou femme de ménage somalienne... Rien non
plus ne pouvait le retenir : ni le couvre-feu durant la lutte fratricide de 1995, ni les
zones interdites ; au contraire, il cherchait le danger... Il aurait aimé être pris en
otage, comme il arrive assez fréquemment au Yémen. Je partageais ces risques sans
beaucoup de crainte. Son ange le gardait. En fait, il ne redoutait pas la mort, mais bien
de ne pas vivre assez intensément les années puis les mois qu'il lui restait à vivre
avant que la maladie ne lui ôte sa liberté de mouvement (je me souviens de sa déception
lorsqu'une fois nous eûmes à rebrousser chemin à cause d'un oued impossible à
traverser).
Les dernières semaines au Yémen, il vint s'installer dans notre
maison, fiévreux, gravement malade. Un matin, le médecin hollandais de la HUNT m'a
téléphoné à l'Université : Pascal devait être rapatrié de toute urgence en avion
militaire sur Djibouti. L'ambassadeur de France accéléra les démarches, l'accompagnant
lui-même à l'aéroport.
En février, de passage à Paris où il vécut les derniers mois,
je lui rendis une ultime visite. Il m'avait fait préparer un document inédit sur
les sept Dormants... Pascal mourut au mois d'août.
Je ne puis aujourd'hui m'empêcher de penser que Pascal aura été
un des Dormants de notre temps, un de ces sept Jeunes Gens d'Éphèse : "Et tu les croirais éveillés, alors qu'ils dorment."
(Coran, XVIII, 18), emmurés dans la Caverne de l'Amour, et
qu'il ressuscitera avec eux.
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