PASCAL ESCUDIE

" L’amour te dira : " Sois comme les Compagnons de la Caverne, à la fois endormis et éveillés. "

Rûmî

 

Bab al-Yémen, Sana'a, 1994

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour aux Ahl al-Kahf

La plupart de mes expéditions au Yémen sur la piste des Ahl al-Kahf - ces Sept Dormants chrétiens dont l'histoire occupe une partie de la sourate XVIII du saint Coran - ont été réalisées en compagnie de Pascal Escudié. C'est pourquoi ces pages lui sont dédiées. Mais celui-ci fut bien plus qu'un compagnon de voyage, un ami dont le destin a croisé un jour, au Yémen, la vie simple d'un couple et de ses jeunes enfants, qui a vécu dans leur intimité alors qu'il se savait perdu à jamais pour cette vie qu'il aurait souhaitée pour lui-même.

      Notre première rencontre date du soir d'une conférence que je donnais à Sana'a sur Louis Massignon. Ignorant que j'étais le conférencier, il me fit part de son peu d'intérêt pour l'orientalisme, - il avait vécu en Égypte, en Irak, ce qu'il aimait était la langue arabe, la vie au quotidien des foules musulmanes - il préparait une thèse sur les hammams -, les souks... C'est en l'interrogeant sur son séjour en Égypte que nous apprîmes qu'il avait été mon successeur au Collège Saint-Marc d'Alexandrie quelque dix ans après mon premier séjour en Orient.

      Notre amitié date de ce jour. Les mois passèrent en visites amicales - il avait loué une maison traditionnelle qu'il rénovait avec deux amis irakiens -, en longues conversations, en séjours à travers le Yémen. Longtemps la pudeur de Pascal l'empêchât de nous avouer - ce que chacun savait déjà parmi la communauté française - qu'il était atteint du SIDA... à cause de nos enfants. 

      Mes modestes explorations l'intéressaient : il s'agissait à chaque fois de reconnaître des lieux très isolés, à peu près oubliés ou que l'histoire a retenus en ses marges, des lieux de pèlerinage surtout : tombes d'imams ismaéliens, sanctuaires des Ahl al-Kahf. Pascal appréciait ces lieux, autant pour la ferveur populaire qui les anime que parce qu'il était lui-même un homme de foi, chrétien certes, mais qui lisait et méditait le saint Coran chaque matin, un pèlerin et aussi un pèlerin d'Orient.

      Pascal parlait l'arabe avec une facilité rare, adoptant les intonations, le lexique de ses interlocuteurs, qu'il soit professeur d'arabe irakien, étudiant égyptien, commerçant yéménite ou femme de ménage somalienne... Rien non plus ne pouvait le retenir : ni le couvre-feu durant la lutte fratricide de 1995, ni les zones interdites ; au contraire, il cherchait le danger... Il aurait aimé être pris en otage, comme il arrive assez fréquemment au Yémen. Je partageais ces risques sans beaucoup de crainte. Son ange le gardait. En fait, il ne redoutait pas la mort, mais bien de ne pas vivre assez intensément les années puis les mois qu'il lui restait à vivre avant que la maladie ne lui ôte sa liberté de mouvement (je me souviens de sa déception lorsqu'une fois nous eûmes à rebrousser chemin à cause d'un oued impossible à traverser).

      Les dernières semaines au Yémen, il vint s'installer dans notre maison, fiévreux, gravement malade. Un matin, le médecin hollandais de la HUNT m'a téléphoné à l'Université : Pascal devait être rapatrié de toute urgence en avion militaire sur Djibouti. L'ambassadeur de France accéléra les démarches, l'accompagnant lui-même à l'aéroport.

      En février, de passage à Paris où il vécut les derniers mois,  je lui rendis une ultime visite. Il m'avait fait préparer un document inédit sur les sept Dormants... Pascal mourut au mois d'août.

      Je ne puis aujourd'hui m'empêcher de penser que Pascal aura été un des Dormants de notre temps, un de ces sept Jeunes Gens d'Éphèse : "Et tu les croirais éveillés, alors qu'ils dorment." (Coran, XVIII, 18), emmurés dans la Caverne de l'Amour, et qu'il ressuscitera avec eux.