
La publication de textes inédits en français de Paracelse
est toujours un événement et le présent volume, aux
éditions Dervy, est l’occasion d’entreprendre pour
les lecteurs français une nouvelle incursion au sein
de l’œuvre du « Prince des deux médecines », d’abord
grâce à un excellent choix de textes - il regroupe
les Archidoxes de Théophraste, les
Commentaires des Aphorismes d’Hippocrate ainsi
que La philosophie aux Athéniens - ensuite,
par la qualité irréprochable de la traduction de
Charles Le Brun et de Ruth Klemm.
On sait, en effet, combien les écrits de Paracelse
sont difficiles à traduire : une langue
« effroyablement lourde et confuse » rend la tâche
périlleuse ; et il faut assurément toute la maîtrise
et la longue familiarité du traducteur avec la
pensée de Paracelse pour parvenir au présent
résultat - on doit aussi à Charles Le Brun la
traduction de l’Herbarius, Dervy, 1987, et de
Quatre traités de Paracelse, Dervy, 1992,
dont le fameux Labyrinthe des Médecins errants.
Outre sa traduction, l’intérêt de ce volume réside
donc dans le choix des textes. Paracelse était
médecin, avant d’être astrologue, alchimiste ou
philosophe. Il estimait que
« le
médecin doit être le plus élevé parmi les hommes, le
meilleur, le plus expert dans toutes les parties de
la philosophie, de la physique et de l’alchimie ».
Les Archidoxes de Théophraste ouvrent des
perspectives sur le Paracelse médecin et
alchimiste. Certes, la préface du traducteur nous
alerte sur ce point essentiel : « Nous ne
conseillons à personne de tenter pratiquement les
expériences alchimiques décrites dans les
Archidoxes. Compte tenu des activités auxquelles
nous nous livrons et du monde qui nous les livre, il
est presque impossible d’entrer de plain-pied dans
cette œuvre, et par le bon côté. » Toutefois, si
l’on met à part les « recettes » de Paracelse, il
reste un admirable traité sur l’art alchimique à
l’usage des médecins où l’auteur s’attaque, de tout
son cœur, selon expression, au « mystère de la
nature ».
Les Commentaires des Aphorismes d’Hippocrate
se rapportent plus précisément à la médecine. Les
vues de Paracelse y apparaissent audacieuses, comme
dans toute son œuvre, et s’imposent par une humilité
qui concerne autant la médecine de son temps que
celle d’aujourd’hui : « Le médecin ne doit pas trop
se vanter : il a un maître au-dessus de lui, et
c’est le temps, qui joue avec lui comme le chat avec
la souris » - « Le médecin doit savoir ce que veut
la nature et qu’elle est le Premier Médecin. L’homme
vient ensuite. »
Enfin,
c’est au Paracelse philosophe que se rapporte
l’important traité intitulé La philosophie aux
Athéniens. Il y est question du Mysterium
Magnum, de cette « matrice pour toutes les
créatures, les sensibles et les insensibles, toutes
les plantes, les animaux et autres », mais, et c'est
le point essentiel, matrice elle-même incréée
: notion aussi fondamentale que négligée par la
philosophie occidentale depuis Descartes et qui
trouvera cependant une expression grandiose dans
l’œuvre de Jacob Boehme.
[Extrait]
Toutes les choses créées dont la nature est
périssable ont une origine commune dans laquelle
elles ont été déterminées. Elles sont saisies et
contenues entre les éthers. Il faut comprendre que
toutes les créatures proviennent d’une matière
unique et que chacune, en conséquence, n’a pas sa
matière spécifique. Cette matière, c’est le
Mysterium Magnum. Elle échappe à toute
investigation, ne repose sur aucune essence et n’est
pas non plus formée d’une image. Elle n’a pas
d’attribut propre et de même elle est sans couleur
et sans nature élémentaire. Aussi loin que s’étend
l’éther, aussi loin s’étend le cercle du
Mysterium Magnum. Ce Mysterium Magnum est
une mère pour tous les éléments et une grand-mère
pour toutes les étoiles, les arbres et les créatures
de chair. Et de même que les enfants naissent d’une
mère, ainsi, du Mysterium Magnum, sont nées
toutes les créatures, les sensibles, les insensibles
et toutes celles qui appartiennent au même ordre. Le
Mysterium Magnum est une mère unique pour
toutes les choses mortelles, lesquelles ont pris
leur origine en lui et non ailleurs, dans une unique
création, une substance, une matière, une forme, une
essence, une nature et une inclination données.
[Extrait de la préface]
Dans l’œuvre de Paracelse, tout est scruté, tout est
envisagé de ce qui regarde le destin des êtres et
leur place dans la Création : leur origine, leur
situation au sein des règnes de la nature, le sens
de leur vie, le sens de leur mort. Le mystère du
temps. Le mystère de Dieu. L’éternité. La
Philosophie aux Athéniens est riche en remarques
et réflexions portant sur ces questions. Toutes
mériteraient des développements tant elles sont
chargées de sens, de sous-entendus : le Mysterium
Magnum, la séparation primordiale, la Turba
magna, l’evestrum, le grand Rassemblement
et la grande Récolte, le chaos et la Terre
fondamentale. Autant d’évocations lourdes de
suggestions et susceptibles d’éveiller chez le bon
lecteur les bonnes interrogations et, qui sait ?
d’appeler les bonnes réponses. Or le bon lecteur,
c’est celui qui ne s’est pas verrouillé dans les
limites étroites de la pensée rationnelle ; celui
qui sait encore qu’autour de lui se déploie le vaste
miroir du macrocosme : ce prodigieux monde invisible
avec ses myriades de créatures qu’aucune logique ne
gouverne, dont le rôle, les pouvoirs, l’efficience
n’obéissent pas à nos lois. Tout ce pan de la
réalité qui échappe à l’homme pressé, à l’homme
hâtif, ce fruit inattentif de la modernité ;
l’égaré, l’absent, aveugle aux signes de plus en
plus insistants et de moins en moins reçus que lui
livre à profusion l’écrasante et dérisoire
"actualité".
Les hommes d’alors - et plus encore leurs devanciers
- avaient leurs raisons de croire ce qu’ils
croyaient. Et ces raisons n’étaient pas forcément
mauvaises. Leur univers, bruissant de vies
immatérielles, s’ouvrait sur des horizons différents
et répondait à des structures que nos investigations
actuelles ont totalement rejetées. Paracelse, pour
sa part, n’en finit pas d’énumérer ces entités qu’il
faut évidemment se garder d’estimer pour ce qu’elles
ne sont pas. Une suite d’appellations résolument
sibyllines telles que lorint, anwat,
trifertes, neufareni, durdales,
diemaeae, mechili. Et beaucoup
d’autres, obstinément, opiniâtrement résistantes à
l’analyse. Tout un assortiment vocabulaire propre à
mettre un nom sur ce qui précisément n’en a pas. Ne
relève d’aucune nomenclature. |