"Sais-tu où nous allons, Irène? Nous allons
chez les Oumiâtes. Ce sont des gens qui vivent dans la grande forêt. Ils portent des
bonnets pointus de fourrure et grandes bottes de peau brodées de fil d'argent. Quand ils
se déplacent, ils ne laissent aucune trace et ne font aucun bruit. C'est pourquoi ils
n'ont pas de fusils, seulement des arcs et des flèches. Ils habitent des huttes rondes
recouvertes d'écorce de pin. Leur chef s'appelle Djoungar et chacun lui obéit. Il ne
doit de compte à personne mais ne se trompe jamais..."
Jean Raspail, Septentrion
"Quand Pierre le Grand donna le gouvernement
de Sykhyvkar au premier seigneur d'Oukhta, mon aïeul, avec mission de pacifier la région
et de russifier la population, Djoungar tenait les forêts à la tête d'un millier
d'Oumiâtes. C'est vrai qu'ils se déplaçaient d'arbre en arbre, qu'ils communiquaient
par tambours et qu'ils étaient insaisissables. A la fin, Djoungar dut traiter et accepter
de se soumettre. mais c'était un personnage de légende, brave et noble. Il le fit à sa
façon, selon le cérémonial de son clan ; il n'en aurait pas consenti d'autre : cadeaux
déposés en lisière de sa forêt, du poisson, du gibier, puis le poignard du chef
planté dans le tronc d'un arbre et offert en gage de paix. Après quoi, seulement, il se
montrait, et il y avait une grande fête. La tradition voulait aussi que le pacte fût
renouvelé avec chaque héritier du domaine durant l'année de ces onze ans. Cela assurait
la continuité de la paix. Comme Djoungar vécut très vieux, la cérémonie se
répéta trois fois. Pour les jeunes seigneurs d'Outhka, c'était devenu une initiation,
un symbole.
Puis la forêt se dépeupla. On avait russifié les Oumiâtes et les
Oumiâtes s'étaient dispersés."
Jean Raspail, Pêcheur de lunes
*
Ce que Jean Raspail dit des Ghiliaks
"Les Ghiliaks se comptaient encore
environ 3 000 cinquante ans avant le passage de Tchékhov. De race
jaune, ils ne se rattachaient ni aux Mongols ni aux Toungouz de
Sibérie, mais à une tribu inconnue qui fut puissante et domina
peut-être toute l'Asie. De redoutables guerriers, "vêtus de
fourrures et de bottes qui avaient l'air d'avoir été arrachées cinq
minutes plus tôt à un chien crevé", mais que leur petit nombre précipitait
aussi dans l'impasse, talonnés qu'"ils étaient par l'avant-garde
russe débarquée de Sibérie, soit des milliers de Cosaques. (...)
Des Ghiliaks, il n'en est plus question
aujourd'hui. La hache des steppes est tombée de leurs mains, Tchékhov
en dénombra 320 au total, en 1890. Établissant des comparaisons avec
le premier recensement de 1856, il en conclut "que d'ici cinq ou
dix ans, il ne restera plus un seul Ghiliak dans l'île"
[Sakhaline]. Pas si mauvais prophète! Dans le remarquable ouvrage de
Walter Kolarz, bilan édifiant des minorités ethniques d'Asie russe et
le seul existant aujourd'hui, je n'ai retrouvé aucune trace des
Ghiliaks. Kolarz relève à Sakhaline un milliers d'Aïnos - dotés,
paraît-il, d'un parlement (soviet) "national" littéraire -,
300 Toungouz, 100 Nivhis, mais pas de Ghiliaks. Pas un seul, fût-ce à
l'état de souvenir ou de tombe. Escamotés dans les oubliettes de
l'humanité!"
La hache des steppes, 1974 |