Sa vocation à l’amour

« Une douce mélancolie est le caractère véritable d’un amour authentique : l’élément du désir du cœur et de la communion »

SOMMAIRE

Introduction - Aperçus biographiques - Vers l'Orient - L'Orient de l'âme

"Un homme me désigna dans le lointain le château de Grüningen : j'avançais allègrement, franchis à cheval la rivière et me trouvai corps et âme à Grüningen, ou bien plutôt mon corps y rencontra mon âme qui déjà y résidait. » C’est le 17 novembre 1794 que Novalis fit la connaissance de celle qui sera le point de départ de tout le cheminement du poète vers l’Orient de son âme – et qui deviendra cet Orient-là, à savoir Sophie von Kühn. La jeune Sophie a douze ans et demi – elle était née le 17 mars 1782 – lorsque se produit leur première rencontre, au cours d’une tournée de service en compagnie du bailli Just, au manoir de Grüningen, près de Tennstedt.

De Sophie,  nous savons ce que Novalis lui-même en a dit, et surtout ce qu’il en a vu, à savoir l’ange en elle. « Elle veut ne rien être. Elle est quelque chose », note-t-il à son propos [1] et aussi, après sa mort : « Ce qui me tenait le plus à cœur, c’était qu’elle chemine vers sa perfection, sa personne » (28 mars 1797). Ce qui nous importe, est par conséquent le regard de Novalis sur elle et comment – avec quel courage – elle entrera dans cette souffrance physique qui la métamorphosera à la fin, moins de trois années plus tard, pour correspondre au désir de la mort et à la Nuit du poète : « L’union conclue aussi pour la mort, écrit Novalis, dans une note du commencement de l’été 1797, ce sont des noces qui nous donnent une compagne pour la Nuit. Dans la mort est l’amour le plus doux ; la mort est pour qui aime une nuit nuptiale : un secret de mystères très doux. » C’est ainsi que si l’on veut voir Sophie, et connaître sa beauté comme Novalis l’a connue, il faut les yeux de Novalis, il faut aussi le pressentiment de sa destinée qui le conduira à entrer dans le mystère de la Nuit, à être « illuminé » après la mort de Sophie.

 La rencontre de Sophie constitue pour Novalis une véritable initiation à l’Amour, en même temps qu’elle lui donne accès au Monde de l’âme, qui devient alors son Orient, et de la même manière que la mort prématurée de Sophie quelque deux années et demi plus tard lui fera quitter définitivement le monde « occidental » pour cheminer en direction de l’Orient de son âme, l’Orient majeur. Il s’élèvera ainsi d’Orient en Orient, à la suite de Sophie. Mais pour l’heure il s’agit d’emprunter le chemin amoureux qui le mène à l’initiation, chemin initiatique dont il a le pressentiment dans une note (sans doute de 1795) qui attire l’attention : « En apparence nous avançons. Pour Dieu, nous allons à proprement à reculons. Nous cheminons, à vrai dire, de la vieillesse à la jeunesse » (frag. 53 des Cahiers d’Études philosophiques). Symboliquement, car lui-même nous y invite, il faut dater son initiation du 15 mars 1795, jour de ses fiançailles secrètes avec Sophie. Celles-ci seront rendues officielles plus tard, avec le consentement du père de Novalis (fin juin 1796), mais déjà ce que Novalis éprouve à l’égard de Sophie, ce n’est pas de l’amour, « c’est de la religion », selon un fragment bien connu de 1797 : « Ce que j’ai pour Sophie, c’est de la religion – pas de l’amour. L’amour absolu, indépendant du cœur ; fondé sur la foi, est religion. » Naturellement, il ne faut pas entendre ici le mot « religion » en son sens profane, il s’agit ici de la Religion divine. De la même manière, dans une lettre à Friedrich Schlegel, du 8 juillet 1796, Novalis écrit : « Ma discipline préférée s’appelle au fond comme ma fiancée : elle s’appelle Sophie – Philosophie est l’âme de ma vie et la clé de mon propre moi. »

           Le rêve éveillé de Novalis quitte sa dimension terrestre le 19 mars 1797, avec la mort de Sophie, mort prématurée et douloureuse, sur laquelle les témoignages sont nombreux, car les frères de Novalis, ses amis et même Goethe ont assisté Sophie en ces mois d’agonie. Victime d’une inflammation aiguë au foie, dès novembre 1795 [2], elle sera opérée une première fois à Iéna le 5 juillet 1796. Commence alors sa longue et douloureuse agonie qu’elle affronte avec un courage exemplaire, dévoilant peu à peu, dans ses souffrances, ce qu’elle est – et qui force l’admiration de tous ceux qui l’assistent – dont Schlegel et Goethe [3]. Sophie meurt le 19 mars 1797, deux jours après son quinzième anniversaire, précédant Novalis dans le Monde de l’âme.

Avec le Journal intime de Novalis nous sommes en possession d’un document exceptionnel qui permet de suivre jour après jour, exactement du 31ème jour après la mort de Sophie (18 avril 1797) au 110ème (6 juillet), les étapes du cheminement qui le conduisent à « l’illumination » du 13 mai. Ce Journal est un donc un document d’une grande rareté [4].

Dès le 1er jour de ce Journal (mardi de Pâques), Novalis note : « Un faisceau de pensées sur Elle et sur moi », puis, le 4 mai, il ajoute : « N’aspire donc qu’à la réflexion supérieure, permanent, cultive en toi l’état d’âme en harmonie avec elle ». Les premiers jours paraissent consacrés au seul deuil, mais déjà s’élabore le climat mental qui va déboucher sur l’illumination du 13 mai : « Dans la soirée, d’une façon générale, j’ai pensé à elle, tout intimement, vraiment avec profondeur » (5 mai) ; « « J’ai cueilli des fleurs – les déposai sur la tombe – je me sentais en intimité avec elle – pendant cette demi-heure je fus très heureux, très serein – tout animé et vivifié par sa pensée » (11 mai).

           C’est à la date du 13 mai 1797 que Novalis rapporte dans son Journal, cette « l’illumination » qui va décider de son destin et qui détermine – en termes d’ésotérisme – l’accès au centre de son être : « Au soir, je suis allée voir Sophie. Là-bas je fus dans une joie, dans un bonheur inexprimables – des moments d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant moi, je l’ai soufflée comme une poussière – les siècles étaient comme des instants ; - sa présence sensible : à tout moment je croyais la voir s’avancer devant moi ». Il y a dans cette dernière notation une indication précieuse, car celui que l’on voit s’avancer au-devant de soi, c’est lui qui nous invite à le suivre. - Ainsi Sophie s’avancera-t-elle bientôt au-devant de lui pour le conduire dans la Royaume de la Nuit.

           Par ailleurs, ce que nous lisons dans le Journal, à propos de ce 13 mai 1797, Novalis s’en inspirera pour écrire sans doute la plus spirituelle de ses œuvres, le 3ème des Hymnes à la Nuit  [5] :

           « Un jour que je versais amèrement des larmes, que défaite en douleur, mon espérance allait s'évanouir, - et j'étais solitaire, debout près de ce tertre aride qui, dans son lieu obscur et resserré, détenait l'être de ma vie - solitaire comme aucun solitaire n'avait jamais été - oppressé d'une angoisse indicible, à bout de force, plus rien qu'un souffle de détresse... Comme alors je quêtais des yeux quelque secours, ne pouvant avancer ni reculer non plus, un immense regret me retenait à la vie qui fuyait, s'éteignait; - alors, du fond des bleus lointains, de ces hauteurs de ma félicité ancienne, vint un frisson crépusculaire, - et par un coup se rompit le lien natal : la chaîne de la lumière.

Loin s'est enfuie la terrestre splendeur, et avec elle ma désolation : - le flot de la mélancolie est allé se résoudre en un nouveau, un insondable monde. O nocturne enthousiasme, toi le sommeil du ciel, tu m'emportas : - le site s'enlevait doucement en hauteur, et sur le paysage flottait mon esprit libéré de ses liens, né à nouveau. Le tertre n'était plus qu'un nuage de poussière, que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la bien-aimée. L'éternité reposait en ses yeux - j'étreignis ses mains, et ce fut un étincellent, un indéfectible lien que nous firent les larmes. Les millénaires passaient au loin comme un orage. Et ce furent des larmes d'extase que je versai sur son épaule, au seuil de la vie nouvelle.

Ce fut là le premier, l'unique rêve, - et depuis lors, à jamais, je sens en moi une foi éternelle, immuable, en le ciel de la Nuit et sa lumière, la Bien-Aimée. »

           Ce que Novalis appelle la Nuit, c’est l’Orient, le Monde de l’âme, lequel est aussi la clarté obscure qui entoure l’Orient de l’âme, et ce qu’il désigne comme la Bien-Aimée, c’est Sophie, ou l’ange de Sophie, « la jeune fille à la ressemblance de son âme, qui deviendra bientôt Sophia, « le Saint, l’Inconnu », à l’Orient du Monde de l’âme. Cet « unique rêve », qui constitue l’expérience intime de Novalis, lui donne accès aussi à ce paradis céleste qu’il vient d’entrevoir et qu’il lui reste à atteindre désormais : l’Orient de l’âme.

 Le surlendemain de cet épisode, Novalis retourne à la tombe de Sophie où il a « quelques instants de joie d’une folle intensité ». C’est au cours d’une autre visite, le 19 mai, qu’il note : « L’idée m’est venue, quand j’étais à la tombe, que par ma mort je fournirai l’humanité de cette fidélité jusque dans la mort – Que je lui rendrai possible en quelque sorte un pareil amour. »

            On trouve dans ce Journal, quantité de notations d’une extrême importance qui nous enseignent autant sur l’ascèse de Novalis que sur les différentes étapes de son initiation à la Fidélité d’Amour : « A mesure que la douleur sensible cède et s’atténue, écrit-il le 22 mai, le deuil spirituel grandit et l’affliction spirituelle s’accroît en moi, une sorte de désespoir paisible s’élève toujours plus haut. Le monde me devient toujours plus étranger. Les choses autour de moi, toujours plus indifférentes. » Et, le 26 mai : « Ma mort sera la preuve de mon sentiment pour ce qu’il y a de plus haut, un authentique acte de sacrifice – pas une fuite – pas un remède de détresse ».  De toute évidence « l’illumination » du 13 mai consacre une étape fondamentale du cheminement intérieur de Novalis : l’horizon de sa vie n’est plus seulement l’Occident d’une part et l’Orient d’autre part, tant qu’il a vécu de l’amour humain de Sophie, cet Orient auquel il a accédé par son amour pour Sophie est devenu son nouvel « occident », tandis que se lève à l’horizon ultime de sa vie un autre Orient, qui est l’Orient de l’âme. Novalis a réellement donné congé au monde terrestre, en termes ésotériques, nous dirions au « monde occidental ». Il le note d’ailleurs dans les dernières lignes de son journal, le 6 juillet : « Les hommes ne sont plus ce qui convient pour moi, de même que je ne suis plus moi-même à ma place parmi les hommes. »

             Dès lors, il faut comprendre tous les événements qui vont se succéder dans l’existence de Novalis, à partir de cette nouvelle disposition intérieure où l’Orient est devenu son « occident », tandis que cet Orient est « l’occident » d’un autre Orient plus élevé. On a vu, en particulier, combien la connaissance de cette disposition importe pour comprendre ses fiançailles avec Julie von Charpentier. Nous ne sommes plus désormais dans l’ordre d’un cheminement jusqu’au centre de l’être, mais dans une ascension depuis ce centre même, vers un paradis céleste. Cela, Novalis l’a expérimenté moins de trois mois après la mort de Sophie, et ce centre de son être, il nous l’a livré dans une page de son Journal intime, du 16 au 29 juin 1797 : « Exerce-toi incessamment à l’activité consciente – aie perpétuellement devant les yeux la chère petite Sophie – n’oublie pas combien c’est court, trois mois – ne prends pas trop sur toi – sois modéré et ne t’abandonne pas à ton penchant de moquerie et d’enjouement. – Ce ne sont maintenant plus des choses qui te conviennent justement – sinon, du moins, avec une extrême mesure.

Le Christ et SOPHIE ».

             Désormais, Sophie qui l’a donc précédé dans la mort ne cessera de s’avancer au-devant de lui, comme il en avait eu le pressentiment sur sa tombe, le jour de son « Illumination », et c’est bien Sophie et le Christ qui l’accueillent et le guident ensemble dans son ascension en direction de l’Orient de l’âme :

« Qui ai-je vu ? et qui, lui donnant la main

Ai-je pu voir ? Ne le demandez pas.

Je ne verrai jamais plus qu’eux… » (Chant religieux, IV)


[1] Dans un texte personnel intitulé « Clarisse », repris de manière un peu indiscrète dans les Œuvres complètes de Novalis (cf. pp. 143-145, dans l’édition française)

[2] Mars-novembre 1795 : c’est ce qui fera dire à son frère Karl : « Le véritable printemps de son existence tomba au printemps et à l’été 1795, où durant plusieurs semaines il passa à Grüningen avec ses deux frères tous ses jours de loisir. »

[3] Il se rendra à son chevet à la mi-septembre 1796. Le grand Goethe se déplaçant pour rendre visite à la jeune Sophie dont certains ont peut-être conclu un peu vite à l’insignifiance…

[4] A-t-il seulement son équivalent dans la littérature occidentale ? On peut le rapprocher d’Aurelia de Nerval, à ceci près que ce « journal » est marqué du sceau de la folie qui emportera Nerval à la fin.

[5] 3ème dans l’ordre définitif adopté par Novalis, mais certainement le premier quant à la conception. Les Notes de Karl von Hardenberg, frère de Novalis, laissent supposer que ce dernier l’a conçu immédiatement après l’illumination du 13 mai 1797.