NOVALIS ou l’Orient de l’âme

Aperçus biographiques 

SOMMAIRE

IntroductionVocation à l'amour - Vers l'Orient - L'Orient de l'âme 

            Novalis est né le 2 mai 1772 au manoir familial d’Oberwiederstedt, une demeure austère et froide [1], située dans le comté de Mansfeld. Il était le premier fils et le second enfant – une sœur, Caroline, était née l’année précédente – du baron de Hardenberg et de sa femme Bernhardine, née Bolzig [2]. Au sujet de son enfance, nous disposons de peu d’informations. Les Notes de Karl von Hardenberg, son frère nous apprennent qu’il fut « un enfant délicat, sans pour autant connaître de maladie grave jusqu’à neuf ans ». A l’âge de neuf ans, continue Karl von Hardenberg, « il contracta une dysenterie, puis à la suite de cette maladie, une atonie de l’estomac qui ne céda qu’aux stimulants les plus douloureux et à un traitement long et pénible. – C’est alors que son esprit sembla tout à coup s’éveiller ».

 A l’âge de 10 ans, pendant une maladie de sa mère (dépression nerveuse), il fit un séjour à Lucklum, chez son oncle paternel, le Commandeur Frédéric-Guillaume de Hardenberg. Si l’on mentionne cet oncle, qui faisait partie de l’Ordre Teutonique, c’est pour le soin qu’il prit de son éducation de Novalis. C’est aussi pour le contraste qu’il faisait avec son frère, le père de Novalis, qui était lui disciple de Zinzendorf – et ceci nous enseigne sur l’atmosphère qui a entouré l’enfance de Novalis : « Lui nous exhortait à l’assiduité et à la frugalité, et manifestait sa joie de nous voir suivre notre cœur sans prêter attention à l’opinion du monde. Il nous vantait le bonheur d’une situation domestique discrète, et nous demanda de ne jamais agir ni choisir en fonction de l’intérêt et de l’ambition » [3].

 Deux ans plus tard, en 1784, toute la famille vient habiter à Weissenfels, le père de Novalis étant nommé directeur des Salines de Weissenfels. Novalis suivra ses études secondaires au Gymnasium d’Eisleben : « Il était très assidu à l’étude, raconte son frère Karl, et dès l’âge de onze ans maniait le latin et le grec avec une certaine habileté (…) – Dans ses moments de repos, ses lectures favorites étaient des poèmes et des contes, qu’il aimait aussi, pour ce qui était des seconds, raconter à ses frères et sœurs. »

 Le 23 octobre 1790, Novalis s’inscrit à l’université de Iéna pour y suivre des études de droit, études qu’il délaisse rapidement pour la philosophie (Schiller est l’un de ses professeurs) et la poésie : « A Iéna, j’entrai en contact étroit avec des savants éminents, et l’amour des Muses s’accrut d’autant plus que la mode démocratique du moment me détournait de l’ancienne foi aristocratique. La philosophie commença à m’intéresser, mais j’étais beaucoup trop superficiel pour dépasser une certaine habileté à manier le langage philosophique » [4].

Le 24 octobre 1791, c’est donc à l’Université de Leipzig qu’il s’inscrit pour une nouvelle année. Voici ce qu’il rapporte de ce séjour : « Je gagnai Leipzig et y entrai dans des société charmantes qui me ramenèrent à nouveau aux espérances de jadis et ranimèrent ma vanité. Mon cœur s’éveilla là pour la première fois et une vive passion pour une jeune fille [] (…) me fit tout à coup embrasser une voie intermédiaire, à savoir l’état militaire. (…) Ma bien-aimée s’éloigna de moi après que j’eusse déjà fait des démarches décisives pour changer ma situation, et mes parents employèrent tous les moyens pour me faire revenir sur ma décision. ». A Leipzig aussi, il va se lier d’amitié avec Frédéric Schlegel. Malgré sa longueur, il faut citer cette lettre de Schlegel, car elle apporte un précieux témoignage sur Novalis, à peine sorti de l’adolescence – il n’a pas encore 20 ans ! 

           "La destinée a déposé entre mes mains un jeune homme qui peut devenir tout. Il me plaisait plus que beaucoup et je fus plus que prévenant ; aussi n'a-t-il point tardé à m'ouvrir tout grand le sanctuaire de son cœur. J'y ai élu domicile et c'est le lieu de mes méditations. - C'est un homme très jeune encore, d'une taille élancée et de belle allure, visage aux traits fins avec des yeux noirs d'une expression magnifique quand il parle avec feu de quelque chose de beau - avec un feu inexprimable - parlant trois fois plus vite, trois fois plus que nous autres, l'intelligence la plus vive et la compréhension la plus ouverte. Il s'est acquis par les études de philosophie une facilité luxuriante à penser philosophiquement en beauté - ce n'est pas à la vérité qu'il vise, mais à la beauté - ses écrivains préférés sont Platon et Hemsterhuys; il m'a développé son opinion avec intensité et avec feu l'un des tout premiers soirs; qu'il n'y a dans le monde point de Mal, absolument rien de mauvais, et que tout de nouveau s'approche de l'Age d'Or. Jamais je n'ai vu ainsi le pur éclat de la jeunesse. Sa sensibilité a une manière de chasteté dont le fond est dans l'âme et non dans l'inexpérience. Car il est déjà beaucoup sorti (il devient aussitôt intime avec chacun), a passé une année à Iéna où il a bien connu les philosophes et beaux esprits, et Schiller tout particulièrement. Ce qui n'empêche qu'il n'ait été un vrai étudiant aussi, à Iéna, et qu'il s'y soit souvent battu en duel, à ce que j'ai entendu dire. Il est très gai, encore très malléable, gardant l'empreinte de toute forme, encore actuellement, qu'on lui impose » [6].

 Comme à Iéna, la vie estudiantine de Leipzig aura le même effet négatif sur ses études de droit, et c’est pour les reprendre dans de meilleures conditions que le 27 mai 1792 il s’inscrit à l’Université de Wittenberg : « Mon infortune éveilla mon ambition, et ma chance me procura d’excellents maîtres – de sorte qu’en cinq trimestres, j’avais rattrapé mon retard. » Il dira aussi : « Je dois à cette période de ma vie la faculté de m’occuper sans discontinuer de choses désagréables et pénibles ». Il passera ses examens avec succès le 14 juin 1794.

 Le 25 octobre de la même année, il se rend à Tennstedt, en stage chez le bailli Just, où il s’adonne « à l’étude du droit et de la constitution de la Saxe », tandis qu’il consacre ses heures de loisir à cde qu’il nomme ses « vieilles idées favorites » et à « un laborieux examen de la philosophie de Fichte ». Novalis s’est rapidement lié d’amitié avec son instructeur, qui rédigera une brève biographie du poète, en 1805. Il y écrit : « En compagnie de ses amis ou dans des sociétés nombreuses et mélangées, il restait souvent silencieux durant des heures, observant cependant attentivement ce qui se passait autour de lui ; mais il était d'autant plus disert dans un cercle familier. Pouvoir dire tout ce qu'il avait à dire était chez lui un besoin. On pouvait l'écouter des soirées entières, et on ne se lassait pas de l'entendre ; car il savait donner de l'intérêt aux sujets les plus communs. Et comme ses amis pouvaient voir la richesse de son imagination, l'acuité de sa raison, la chaleur intime de sa cordialité! Il supportait volontiers la contradiction et ne s'en irritait jamais. Mais une fois qu'il avait avancé une thèse paradoxale, il ne l'abandonnait pas et faisait même le sophiste à l'occasion. Sa silhouette était longue, bien bâtie, maigre ; son regard portait la marque de l'esprit, sa bouche celle de l'amabilité. Son extérieur était simple et sans artifice, toute forme d'apprêt lui paraissait contre-nature. - Comme il le disait lui-même, il aimait vivre au pays des sens, pas au pays de la sensualité ; car son sens intérieur commandait à son aspect extérieur. Et c'est ainsi qu'il se créa dans le monde visible un monde invisible. C'était là le pays dont il avait la nostalgie. C'est là qu'il est retourné, ayant atteint tôt son achèvement » [7].

 Quelques semaines après son arrivée à Tennstedt, le 17 novembre 1794, au cours d’une tournée d’inspection, il rencontre au manoir de Grüningen, une toute jeune fille de douze ans et demi, Sophie von Kühn. Cette rencontre décide de sa vocation amoureuse, elle est vraiment le point de départ de tout son développement spirituel. Pour l’heure, il s’agit d’une passion que la mort viendra interrompre prématurément, avec ses joies, leurs fiançailles secrètes, le 15 mars 1795, l’activité professionnelle et déjà les premières alarmes au sujet de la santé de Sophie (novembre 1795). Pourtant lorsque son père donne son consentement à ses fiançailles avec Sophie au début de l’été 1796, les apparences sont encore du côté de la vie. Il le dit à Schlegel, dans une lettre du 8 juillet : « En guise de préliminaire, sache que j’ai été heureux dans l’ensemble, et que je suis content de la manière dont j’utilise mon temps. Mon employeur est devenu un ami. Il m’a formé au négoce. Depuis février, je suis employé aux Salines de Weissenfels, m’entend bien avec chacun, jouis d’une certaine liberté, dispose du loisir suffisant pour faire avancer mes affaires personnelles, et me contente de tout, si ce n’est encore, ici ou là, de moi-même. (…) Mon père est content de mon sérieux et je ne peux même pas me plaindre de ce que mes autres activités m’ennuient. En chaque chose, je sens toujours plus les membres sublimes d’un tout merveilleux dans lequel je dois grandir, jusqu’à ce qu’il emplisse mon moi ; et ne faut-il pas que j’accepte de plein gré toutes les souffrances puisque j’aime et que j’aime au-delà de la forme étendue dans l’espace et que j’aime plus longtemps que la vibration de l’arc de la vie ne le permet ? » [8]

            Après une opération du foie, le 5 juillet 1796, Sophie reste convalescente de longs mois, - elle rentre à Grüningen en décembre pour y mourir, le 19 mars 1797. Elle venait tout juste d’avoir 15 ans. Bien sûr, il faudra s’attarder longuement sur les événements d’ordre spirituel qui vont se succéder pour Novalis – dont témoignent son Journal intime – mais déjà, dans une lettre au bailli Just, du 28 mars, il écrit : « Je me réjouissais des tendres scènes qui m’attendaient. Voilà qui est assurément difficile à surmonter. Mais la vocation du monde invisible, cette approche aimante de Dieu et du sublime que connaît l’humanité ne devrait-elle pas me dédommager ? » et à Schlegel, le 13 avril : « Je vois très clairement quel hasard céleste fut pour moi sa mort à elle – la clé de tout – un merveilleux coup du destin » - « Mon amour est devenu une flamme qui brûle progressivement tout ce qu’il y a de terrestre ».

La disparition de Sophie sera suivie moins d’un mois plus tard de celle d’un des frères préférés de Novalis, Erasme, atteint de phtisie : « La mort d’Erasme a eu sur moi un effet plus positif que négatif. Elle a augmenté mes forces plus qu’elles ne les a diminuées. Il a incroyablement souffert. Déjà la mort de Sophie les avait bouleversés et maintenant, si peu de temps après, et pour la première fois, la mort d’un enfant et d‘un frère. Tu peux imaginer ce qu’il en est de moi dans ce pays, cet antique témoin de ma félicité et de la sienne. J’ai pourtant une joie secrète à être aussi près de sa tombe. Elle m’attire toujours plus près d’elle, et parfois, cela me cause un bonheur indicible » [9].

Durant l’automne 1797, Novalis prend la décision d’entrer à l’Académie de Mines de Freiberg : « Il se consacra dès lors, raconte le bailli Just, presque exclusivement à la physique, à la chimie, aux mathématiques supérieures, à la géologie, à la métallurgie, à la technologie et autres disciplines enseignées à la Bergakademie. Son principal mentor fut Werner, qu’il appelait de préférence son maître. »

Dès le mois de janvier, alors qu’il fréquente le cercle de la famille Charpentier, il s’éprend de la fille de son hôte – professeur à l’Académie des Mines – Julie von Charpentier (née en 1775). Certains de ses amis – dont Tieck – ont passé volontairement sous silence cette liaison qui leur paraissait une sorte d’infidélité faite à Sophie. D’autres en ont compris les motifs, tel le bailli Just : « L'amour qu'il eut pour elle ne fut pas l'amour passionné qu'il avait été pour Sophie ; il était beaucoup plus apaisé, mais pour autant non moins chaleureux et destiné à durer toute une vie. Sa fréquentation lui assurait en effet de quoi nourrir son esprit et son cœur ». Il convient de retenir ceux que Novalis en a donnés : « J’avais encore de fréquents accès d’affliction et d’anxiété profondes qui me rendaient infiniment désirables toute compassion cordiale, toute société douce et intime. » Et il y a aussi la personnalité même de Julie : « Vous connaissez Julie Charpentier, écrit-il en 1800 à Julius Wilhem von Oppel, et vous ne serez certainement pas étonné que, surtout dans mon état d’esprit, la nature douce et modeste de cette aimable jeune fille n’ait pu que bientôt m’attirer et m’inspirer confiance en sa personne. » En fait, il n’est pas de raison de mettre en balance la passion amoureuse de Novalis pour la très jeune Sophie qui déterminera sa vocation à l’amour et le sentiment qu’il éprouve pour Julie. Cela d’autant moins que la mort de Sophie l’a projeté dans ce Monde de l’âme, où il ne cessera plus de vivre désormais, et que Julie sera une autre inspiratrice – il ne faut pas oublier que l’œuvre poétique de Novalis s’est écrite après la mort de Sophie – et surtout une autre « médiatrice », vers l’Orient de l’âme du poète. On ne peut douter que c’est elle et non Sophie qui apparaît sous les traits de Mathilde dans Henri d’Ofterdingen [10] .

 Les mois passés à Freiberg, depuis le 1er décembre 1797, sont riches aussi de voyages : à Weimar où il rencontre Goethe et à Schiller, le 29 mars, à Dresde, à Teplitz (Bohême) pour une cure, pendant l’été, à Dresde à nouveau, les 25-26 août 1798, en compagnie de Schlegel, de Schelling, de Gries, où il visitera la fameuse galerie de tableaux du musée [11]. Il fait la connaissance de Jean-Paul (Richter), en octobre. C’est durant son séjour à Freiberg que paraissent les premiers écrits de Novalis : Pollens, dans le premier numéro de l’Athenäum, en avril, puis en juin-juillet, Fleurs et Foi et amour. Il travaille aux Disciples à Saïs et entreprend le Brouillon général [12] à l’automne. Fin décembre 1798, il se fiance avec Julie : « La terre semble vouloir me garder encore longtemps, écrit-il à Schlegel, le 20 janvier 1799. La relation dont je t’ai parlé est devenue plus profonde et prenante. Je me vois aimé comme jamais jusque là. (…) Il semblerait qu’une vie très intéressante m’attende – quoiqu’à dire vrai, je préfèrerais être mort. » A la mi-mai 1799, ses examens terminés, Novalis rentre à Weissenfels

             Le 17 juillet 1799, Novalis rend visite une seconde fois à Goethe, en compagnie de Tieck (1773-1853), dont il fait la connaissance à cette occasion. Tieck qui deviendra un ami intime a écrit à son sujet : « Novalis était grand, élancé et de nobles proportions. Il portait des cheveux brun clair en boucles tombantes, ce qui à l’époque n’attirait pas autant l’attention que ce serait le cas maintenant ; ses yeux bruns étaient clairs et brillants, et le teint de son visage, en particulier de son front inspiré, presque diaphane. Il avait la main et le pied un peu trop grands et dépourvus de finesse dans l’expression. Sa physionomie était toujours gaie et bienveillante. Aux yeux de celui qui ne distingue les hommes qu’à la manière dont ils se mettent en avant, ou cherchent à en imposer ou à se faire remarquer par des convenances affectées, par ce que réclame la mode, Novalis se perdait dans la foule ; mais au regard plus exercé, il offrait la manifestation de la beauté. Le contour et l’expression de son visage étaient très proches de ceux de Jean l’Évangéliste, tel que nous le voyons sur le grand et splendide panneau d’Albrecht Dürer conservé à Nuremberg et à Munich » [13]. Quelques jours plus tard, il déjeune chez Goethe avec les frères Schlegel et Tieck.

            En août de la même année, c’est le philosophe et naturaliste norvégien Hendrik Steffens (1773-1845) qui fera sa connaissance à Freiberg et, de cette première rencontre, ainsi que de celle de janvier 1800, il nous a laissé un témoignage d’une rare pertinence – et qu’il convient de citer longuement : « J’avais beaucoup entendu parler de lui. Et il était à peine un homme, celui dont je souhaitais si ardemment faire la connaissance. Je le rencontrai d’abord chez Frédéric Schlegel, dans les bras de qui il devait décéder quelques années plus tard. Son extérieur, au premier abord, était assez semblable à celui des dévots parmi les chrétiens qui se présentent sous une humble apparence. Et son costume même semblait soutenir cette première impression, car il était simple au plus haut degré et ne laissait soupçonner en rien sa noblesse de naissance. Il était élancé et mince, d’une constitution qui ne marquait que trop sa morbidité. Son visage, je le vois passer devant moi : teinté, foncé et brun. Ses belles lèvres, qui parfois souriaient ironiquement, étaient en général fort sérieuses et montraient la plus grande douceur et la plus grande gentillesse de caractère. Mais ses yeux surtout étaient frappants, dans la profondeur desquels brûlait un feu éthéré. Il était tout entier poète et rien d’autre que poète. 

Toute la vie pour lui n’était qu’un mythe profond ; les apparences, à ses yeux, étaient mouvantes autant que les paroles, et la réalité sensorielle et sensuelle – tantôt plus sombre, tantôt plus claire – se rattachait exclusivement au monde mythique dans lequel il vivait. On ne pouvait pas l’appeler un mystique, au sens habituel, puisque ceux-ci cherchent derrière le monde sensible dont ils se sentent prisonniers, une réalité spirituelle qui en détient le profond secret et en cache la liberté. Non : pour lui, ce lieu secret était sa patrie originelle et pure, tout naturellement ; et c’était de là qu’il jetait son regard sur le monde sensible et ses contingences. Ce mythe original qui appartenant à son être lui ouvrait la compréhension des philosophes, de toutes les sciences et de tous les arts, comme aussi des personnalités spirituelles les plus importantes. A cause de cela, la merveilleuse grâce de sa langue et sa mélodieuse harmonie n’avaient rien d’acquis, d’appris, et lui étaient spontanément naturelles. Et toujours à cause de cela, il se mouvait avec une facilité non moins égale dans les domaines de la science que dans ceux de la poésie : les pensées les plus profondes ou les plus abstraites restaient pour lui absolument apparentées avec le Maerchen le plus merveilleux, et inversement le Maerchen le plus fantaisiste et le plus chamarré ne reniait jamais son intention spéculative, quoique de façon occulte » [14].

 L’automne sera consacré à nouveau à l’amitié et aux voyages : Iéna, Weimar avec Tieck, Weissenfels, puis de nouveau à Iéna, du 11 au 14 novembre où Novalis, les frères Schlegel, Schelling, Tieck, Ritter se donnent lecture de leurs œuvres. Novalis lit son essai Chrétienté ou l’Europe et ses Chants religieux. Le 14 novembre, ils rendront visite à Goethe. Le lendemain, Novalis est à Weimar avec Tieck où ils déjeunent avec Jean-Paul.

Le 5 avril, Novalis achève la première partie d’Ofterdingen – commencé en décembre, à Artern [15]. Durant l’été, il fait de longs voyages administratifs (salines) et géologiques, mais travaille aussi à la seconde partie d’Ofterdingen :  « L’antipathie à l’égard de la lumière et de l’ombre, la nostalgie de l’éther clair, brûlant, transparent, ce qu’il y a d’impartageable dans l’inconnu, les choses les meilleures en Sophie, le mélange du romantisme de tous les temps, la compréhension pétrifiante et pétrifiée, les constellations, le hasard, l’esprit de la vie, quelques traits seulement, à la manière d’arabesques – voici comment je vois mon conte à présent » [16]. A la fin du mois d’août, une première crise de phtisie repousse son mariage avec Julie. Le 6 décembre 1800, il est nommé officiellement « bailli surnuméraire dans le cercle de Thuringe », mais quitte Dresde le mois suivant en compagnie de son père et de Julie pour Weissenfels. 

Où un enfant dormirait-il plus en sécurité  que dans la chambre de son père? 

(23 avril 1800)

           Novalis est mort le 25 mars 1801, à l’âge de 29 ans, dans la maison familiale de Weissenfels. Le témoignage de Friedrich Schlegel est exemplaire de l’amitié que les hommes lui portaient (le bailli Just, Tieck, Steffens, Schlegel, etc.), il nous enseigne surtout sur le sens qu’il convient d’accorder à cette mort même, en rapport avec l’enseignement de sa vie entière : "Je suis rentré hier de Weissenfels, où j'ai vu mourir Hardenberg avant-hier midi, le 25 (...). Il est certain qu'il n'a eu aucun pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine croyable de mourir d'une manière si douce et si belle. Pendant tout le temps que je l'ai vu, il a été d'une sérénité qui passe toute description, et quoique sa grande faiblesse l'empêchât beaucoup de parler lui-même, le dernier jour, il prit part à toutes choses de la manière la plus aimable, et il m'est précieux par dessus tout d'avoir encore pu le voir."

Rudolf Steiner dira que « Novalis nous fait trouver le chemin vers toutes les âmes nostalgiques qui sont en quête de vérité et d'esprit ». De la même manière, Hendrik Steffens racontera avoir rencontré, après la mort de Novalis, des gens qui étaient complètement « subjugués » par lui : « Des hommes voués eux-mêmes à une vie pratique, des naturalistes empiriques de toutes sortes, qui mettaient plus haut que tout le secret et le mystère spirituel de l'existence, et qui pensaient avec foi que ce secret se trouvait enfoui, caché dans ses écrits. Les pensées religieuses et poétiques de Novalis étaient pour eux comme des oracles tout gorgés de promesses, et ils trouvaient dans ses expressions un réconfort tout semblable à celui du pieux chrétien dans les Saintes Écritures. »

 

[1] Elle est devenue le siège de l’Internationale NOVALIS Gesellschaft qui y mène une campagne de restauration. Depuis 1990, un musée consacré au poète s’y trouve aménagé.

[2] La famille comptera jusqu’à onze enfants.

[3] Lettre à Julius Wilhem von Oppel, janvier 2000, citée dans Novalis et ses contemporains, Editions Novalis, 1994.

[4] Ibidem

[5] Julie Eisenstuck, née en 1775, devenue Madame Julie Jourdan

[6] Lettre de F. Schlegel à son frère August, janvier 1792, citée in Les Romantiques allemands, DDB, 1963, pp. 273-274.

[7] In Novalis et ses contemporains, op. cit., p.70. Le bailli Just ajoute ces deux considérations : « La cordialité était un constituant principal de son caractère (…). C’est elle qui avant tout conférait leur valeur à son imagination et à sa raison, et à lui-même son individualité » ; « Il était si totalement dépourvu de présomption et de prétention qu’à cet égard aussi il semblait fait pour l’amour et l’amitié. »

[8] Lettre à Friedrich Schlegel, 8 juillet 1795, citée in Novalis, Lettres de la vie et de la mort, Éditions du Rocher, 1993, pp. 42-43

[9] Lettre à Friedrich Schlegel, 13 avril 1797, idem, p.55.

[10] « Si la première, écrit Heinz Ritter, avait paru comme une rencontre issue du destin, pour ainsi dire incorporelle, de deux esprits juvéniles, la seconde était une véritable relation entre fiancés, empreinte d’une inclination et d’une chaleur profonde » in Novalis vu par ses contemporains, op. cit., p. 93.

[11] Avec la célèbre Madone Sixtine de Raphaël – qui lui inspirera plus tard le Chant religieux XIV : "Souvent en rêve je T'ai vue, ô Toi / Si belle et tellement intime au cœur! / Dans Tes bras on eût dit que l'Enfant-Dieu / Prenait compassion de son camarade ; / Mais Toi, levant au ciel ton saint regard, / Tu T'enfonçais aux splendeurs de la nue. (...) / S'il n'est qu'un enfant pour voir Ton Visage / Et se confier à Ta sainte garde, / Alors défais-moi des liens de l'âge / Et refais de moi Ton petit enfant. / L'amour de l'enfant, sa fidélité / M'habitent toujours depuis l'Age d'Or."

[12] Ou Grand Répertoire général, selon la traduction française. Ce Répertoire ne compte pas moins de 693 fragments : « Je pense produire là des vérités et des idées en grand – des pensées géniales – mettre à jour un organon vivant, scientifique et, par cette politique syncritique de l’intelligence, m’ouvrir la voie d’une véritable praxis – d’un véritable processus d’unification » (lettre à Schlegel, 7 novembre 1798.

[13] « Sa conversation était animée et sonore, son geste grandiose, je ne l'ai jamais vu las ; nous avions beau poursuivre nos entretiens jusque tard dans la nuit, il ne s'interrompait que délibérément pour se reposer et non sans lire encore avant de s'endormir. Même dans des sociétés pesantes pleines d'esprits médiocres, il ne connaissait jamais l'ennui, car il découvrait à coup sûr une personne qui lui communiquait quelque connaissance encore inconnue de lui, et dont il pouvait avoir l'usage, aussi minime fût-elle. Son amabilité, sa conversation empreinte de franchise faisaient qu'il était aimé en tous lieux, sa virtuosité dans l'art des relations que les petits esprits n'ont jamais perçu à quel point il les dominait. Autant il se plaisait surtout à dévoiler dans la conversation les profondeurs du cœur, parlant avec enthousiasme des régions de mondes invisibles, autant il était cependant joyeux comme un enfant, plaisantant avec une gaieté sans prévention et s'abandonnant lui-même aux badinages de la compagnie. Exempt de vanité, de prétention savante, étranger à toute affection et dissimulation, c'était un être humain véritable, authentique, l'incarnation la plus pure et la plus aimable d'un grand esprit immortel."

[14] Hendrick Steffens, « Sur Novalis », in Les romantiques allemands, DDB, 1963, pp. 329-330

[15] « Après ce mariage [de Caroline, sœur aînée de Novalis], notre ami séjourna longuement dans un endroit isolé de la Goldene Aue, en Thuringe, au pied du Kyffhaüser, et c’est dans cette solitude que fut rédigée une grande partie de son Ofterdingen » (Tieck)

[16] Lettre à Schlegel, 18 juin 1800.