« C’est
pourquoi notre intimité amoureuse avec Lui doit grandir
toujours plus.
Et Lui
s’avance au-devant de nous depuis cet autre Orient qui
est l’Orient de l’âme et qui se trouve au-delà du
Voile de son visage. »
Le premier enseignement
de la vie de Novalis se trouve sans doute dans sa mort.
Aucun autre destin que le sien n’illustre mieux qu’il
faut mourir en ce monde une première fois, pour en
sortir vivant. C’est même cela atteindre son
Orient, une fois accomplie sa vocation, qui est
fondamentalement vocation à l’Amour. Et le second
enseignement de son existence est qu’il ne suffit pas de
mourir en ce monde pour renaître à la Vie, pour être
régénéré, mais qu’il faut aussi y avoir été
transfiguré, en ayant traversé cet autre Orient qui
est l’Orient de l’âme, au terme d’une expérience qui est
non moins fondamentalement expérience de la
délivrance :
« Chaque homme peut par sa moralité, provoquer son
jour du Jugement. Le règne millénaire est et se
perpétue toujours parmi nous. Les meilleurs d’entre
nous, qui déjà du temps de leur vie ont atteint au monde
spirituel, ne meurent qu’en apparence ; ils se laissent
seulement mourir en apparence (…). Celui qui ne parvient
pas à la perfection, y parvient peut-être au-delà – ou
il lui faut recommencer une nouvelle fois une carrière
terrestre ».
Dans cette perspective
d’accomplissement de la « carrière terrestre », la brève
vie de Novalis apparaît exemplaire de ce « chemin
mystérieux qui va vers l’intérieur », selon son
expression, que l’homme spirituel emprunte pour se
délivrer de sa condition terrestre et atteindre sa
« patrie », comme l’exprime Jacob Boehme : « Le
paradis : c’est où je veux entreprendre d’aller, au
travers des ronces et des épines, au travers de toutes
sortes de dédains et de mépris qui peuvent m’assaillir,
jusqu’à ce que retrouve ma patrie, d’où mon âme est
émigrée, et où ma chère vierge SOPHIE demeure ».
Novalis
est né le 2 mai 1772 au manoir familial
d’Oberwiederstedt, il est mort le 25 mars 1801, à l’âge
de 29 ans, à Weissenfels : « Il
est certain,
rapporte Friedrich Schlegel, qu'il n'a eu aucun
pressentiment de sa mort, et il est à vrai dire à peine
croyable de mourir d'une manière si douce et si belle.
Pendant tout le temps que je l'ai vu, il a été d'une
sérénité qui passe toute description ».
Entre ces deux dates se placent deux événements qui vont
orienter toute son existence vers l’Amour et la
délivrance : la mort de sa fiancée, Sophie von Kühn,
à l’âge de 15 ans, le 19 mars 1797, et cette
« illumination » du 13 mai 1797 qui va décider de son
destin : « Au soir, je suis allée voir Sophie. Là-bas
je fus dans une joie, dans un bonheur inexprimables –
des moments d’enthousiasme fulgurant – la tombe, devant
moi, je l’ai soufflée comme une poussière – les siècles
étaient comme des instants ; - sa présence sensible : à
tout moment je croyais la voir s’avancer devant moi ».
Celle qui
s’avancera désormais au-devant de Novalis, durant les
quelques années qu’il lui reste à vivre, se nomme
Sophie. Pour quelques uns qui ont reçu la même
initiation à l’Amour et à la délivrance, c’est
lui – Novalis – qui s’avance au-devant d’eux. Ils sont
les véritables disciples de ce maître spirituel dont la
plénitude de l’existence a permis qu’il devienne à son
tour leur maître, invisible certes, mais c’est
lui qui leur a transmis l’initiation et l’influence
spirituelle des fedeli d’amore. Il s’avance donc
au-devant de ses disciples et leur désigne leur
« patrie », leur pays natal dont leurs âmes sont
exilées, cet Orient de leur âme. Ainsi Sophie, la
« Bien-aimée », précédant le poète romantique allemand
dans le Ciel de la Nuit, est-elle la lumière de ce monde
de l’Âme qui est le paradis terrestre, et lui, pour ses
disciples, en est également la lumière. Il est le
bien-aimé de leur âme. Tel est le mystère de foi et
amour de ses disciples ou bien une jeune fille à
sa ressemblance en est la bien-aimée. Pour ses
disciples féminins, il est vraiment le bien-aimé de leur
âme, comme Sophie fut pour lui la « Bien-aimée », et
déjà ils ont franchi le seuil que la mort de Sophie
avait fait franchir à Novalis. Quant à ses disciples
masculins, il s’agit du mystère de cette jeune fille qui
est à sa ressemblance, à la ressemblance de leur âme.
C’est elle la « Bien-aimée », mais lui est leur maître
invisible, en vertu de cette ressemblance.
Voici donc qu’il s’avance
au-devant de ses disciples, depuis le monde de l’Âme,
comme Sophie s’est avancée au-devant de lui. Mais il ne
s’avance pas seul :
« Qui ai-je vu ? Et qui,
lui donnant la main
Ai-je pu voir ? Ne le
demandez pas.
Je ne verrai jamais plus
qu’eux… ».
Le Christ accompagne Sophie
et ce n’est plus seulement la « Bien-aimée » dès lors
qui s’avance devant lui, de même que la « Bien-aimée »
n’est plus Sophie, la jeune fiancée du poète, ravie
prématurément à lui. Cette Sophie que le Christ
accompagne pour s’avancer au-devant de Novalis, c’est
Sophia, la « noble Vierge », selon le mot de Jacob
Boehme : « Ici, tu as pour assistante la chère et très
noble vierge de l’amour divin ou SOPHIE. Elle te conduit
par la porte de la noble épouse, qui est dans le centre,
dans la limite de séparation entre le royaume du ciel et
l’enfer ». Pour ses disciples aussi, Novalis est
accompagné du Christ, le divin Maître, et ce n’est pas
du Ciel de la Nuit qu’ils descendent l’un et l’autre
vers eux, mais de ses extrémités orientales, de
l’Orient de l’Âme. Pour ses disciples, Novalis est
Sophia, il est lui-même la « noble vierge » ou
bien c’est la jeune fille à la ressemblance de l’âme, à
sa ressemblance à lui, qui est Sophia. C’est
ainsi que le Maître intérieur des disciples de
Novalis est le Christ, et que la « vierge de l’amour
divin », pour eux, c’est lui, Novalis, ou la jeune fille
à sa ressemblance, en tant que Sophia.
L’œuvre de
Novalis est inachevée du moins au sens où on l’entend,
par exemple, d’un roman dont la mort de son auteur a
interrompu la rédaction. Tel est le cas d’ailleurs de
Henri d’Ofterdingen, unique roman de Novalis dont
nous ne connaissons que la première partie,
l’apprentissage, et le début d’une seconde,
intitulée l’accomplissement. Inachevés aussi ses
Disciples à Saïs dont les premières lignes
cependant introduisent au mystère de la Nature, à la
signature des choses, pour reprendre le titre d’un
ouvrage de Jacob Boehme : « Les hommes vont de
multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare
verra naître des figures qui semblent appartenir à une
grande écriture chiffrée qu’il entrevoit partout : sur
les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans
la neige, dans les cristaux et dans la conformation des
roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans
et au-dehors des montagnes… »
*
De l’œuvre du poète romantique allemand Novalis, on peut
retenir trois termes – La lumière – la Nuit – l’Éther –
qui renseignent très exactement sur la voie ésotérique
et sa géosophie : La lumière, ou le monde de la lumière,
correspond à l’Occident, à notre monde terrestre, la
Nuit à la Terre céleste, au Monde de l’Ame, et l’Éther,
enfin, au Monde au-delà des mondes, au Monde
supracéleste.
Des
Disciples à Saïs aux Hymnes à la Nuit et à
Henri d’Ofterdingen, qui sont les trois principales
œuvres du poète, mort à l’âge de 29 ans, il est aisé de
suivre les différentes étapes de son initiation, de son
salut qu’il trouvera dans la Nuit et de sa délivrance à
l’extrémité orientale de ce que nous appelons le Monde
de l’Ame.
Il y a tout
d’abord ce monde terrestre où nous vivons et où nous
mourons qui est notre « exil » et qui est réellement un
« occident » par rapport à un « orient » qui est, lui,
notre vraie patrie. C’est ce monde qu’il faut quitter,
dont il faut s’exiler, lorsque l’on reçoit l’Appel à se
mettre en marche vers l’Orient. Commence alors un
pèlerinage, une sorte de quête nostalgique de ce monde
« oriental » qui nous est familier en quelque sorte,
parce que nous y avons vécu, parce que nous en venons.
De ce pèlerinage vers l’Orient, Novalis nous dit ce
qu’il fut, d’après sa propre expérience après la mort de
sa bien-aimée Sophie, à l’âge de 15 ans : « Lointain et
harassant fut mon pèlerinage au Saint-Tombeau, et
pesante, la Croix » (Hymnes à la Nuit, IV).
Enfin, c’est une ascension, « vers le Haut », comme dit
Goethe, vers cet Orient de l’âme qui est l’horizon de
l’âme parvenue au terme de son itinéraire initiatique à
son Orient, l’Orient de l’Ame. C’est bien ce qu’exprime
Novalis, d’une part lorsqu’il écrit : « Je le sais à
présent, quand se fera le dernier matin : - lorsque la
Nuit et l’Amour ne seront plus effarouchés par la
lumière », et, d’autre part, quand il annonce, à propos
de Henri d’Ofterdingen : « Il faut voir dans mon
roman l'antipathie envers la lumière et l'ombre, la
nostalgie de l'Éther clair, chaud et pénétrant » (18
juin 1800). Cet « Éther » appartient au Monde
supracéleste, à l’Orient du Monde de l’âme, tout de même
que « le ciel de la Nuit et sa lumière, la Bien-aimée »
participent du monde intermédiaire, le Monde de
l’Ame.
Ce qui
paraît exemplaire dans l’expérience intérieure de
Novalis, c’est que le retour de l’Orient de l’adepte
n’est pas vécu comme un « exil occidental », mais que le
monde terrestre où il est forcé de revenir s’en trouve
transfiguré. Autrement dit, l’adepte a désormais
ses racines dans le Ciel, si l’on peut dire, et
lorsqu’il retourne dans le monde terrestre, il accomplit
finalement une descente – qui est exactement équivalente
à l’ascension de l’initié en direction de la Terre
céleste – car les Ames célestes aussi sont descendues
du monde des Intelligences pour peupler le monde des
âmes : « Un homme qui devient esprit, c’est en même
temps un esprit qui devient corps. Cette sorte
supérieure de mort, si j’ose m’exprimer ainsi, n’a rien
à voir ni à faire avec la mort ordinaire : ce sera
quelque chose que nous pouvons appeler
transfiguration » (frag. 65 des Études de Freiberg).
Pour l’adepte, le monde terrestre devient donc un monde
transfiguré par l’expérience même de son
ascension vers l’Orient de la Terre céleste : « Celui à
qui il est devenu clair, un jour, que le monde est le
Royaume de Dieu, celui que cette immense conviction a
pénétré une fois de sa plénitude infinie : celui-là s’en
ira consolé dans les sombres chemins de la vie et en
regardera les orages et les périls avec une profonde
sérénité divine » (16 avril 1800).
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