« La
créature ne saisit pas le monde intérieur, mais
elle saisit la nature extérieure » et aussi « l’âme saisit
la nature intérieure, la nature éternelle. L’esprit de l’âme, la précieuse
image à la ressemblance de Dieu, saisit l’élément lumineux qui est le
ciel des anges. Quant à l’esprit sidéral, celui aussi des éléments,
il saisit la nature des astres et des éléments » Jacob
Boehme
L’Orient
« Y
a-t-il pour moi un chemin vers la Vie ? » interroge le
jeune homme du Livre du Sage et du disciple, manuscrit
initiatique ismaélien du 10ème siècle, avant de
s’engager finalement dans la voie ésotérique. La démarche ésotérique
consiste à « renaître de l’Esprit » comme le Christ le
dit à Nicodème, ou à « ressusciter », ce qui signifie,
premièrement, s’éveiller à l’ésotérique, à l’invisible, au
sens caché, ou encore selon la terminologie ismaélienne, par exemple,
répondre à l’appel (la da’wa), et deuxièmement – après
avoir reçu l’initiation indispensable – s’engager dans ce
« chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon
l’expression de Novalis, pour atteindre l’enveloppe du cœur, ce
qu’est l’Orient, par rapport au monde occidental, puis, dans
une ascension de tout l’être, le cœur lui-même, le « cœur du
cœur » qui est l’Orient de l’âme.
La
voie ésotérique est un pèlerinage intérieur en direction de l’Orient
spirituel, et c’est ce qu’illustrent l’itinéraire personnel de Novalis,
son œuvre toute entière et plus particulièrement ses Hymnes à la
Nuit, recueil poétique qui en est en quelque sorte la relation, au
sens où l’on parle de la relation d’un voyage. On trouve la même
illustration avec une œuvre exemplaire de Sohravardî, Le récit de
l’exil occidental.
Mais l’Orient de l’âme n’est pas
le Paradis, mais seulement ce paradis terrestre ou « édénique »
qui ne forme qu’une étape sur le chemin initiatique, de la même manière
que le maître, le guide, n’est humain que sur cette partie du
parcours. On pourra, sous ce rapport, rappeler que de Virgile à St
Bernard, en passant par Béatrice, ce sont trois guides qui conduisent
Dante dans la Divine Comédie. La voie ésotérique se poursuit
donc au-delà de l’Orient, vers l’Orient de l’âme, paradis
céleste dont le Seuil est un Étranger divin, le Maître intérieur.
L’Étranger
L’Ésotérisme est fondamentalement la rencontre personnelle d’un Étranger,
guide divin (guide « intérieur »), et non seulement guide
spirituel (guide « extérieur ») – qui peut être un maître,
visible ou invisible – en d’autres termes qui appartient au monde
divin, qu’il s’agisse du Christ lui-même, dans l’ésotérisme chrétien,
ou de l’Imâm, dans la spiritualité chiite. C’est lui qui enseigne
ce qui est de l’ordre de la gnose, c’est aussi le médiateur (ou la
Porte, le Seuil) entre le monde terrestre et le monde divin. Or, cet Étranger
apparaît dans toutes les traditions ésotériques comme le terme de la
connaissance et la connaissance elle-même. En ce sens, il est « la
Voie, la Vérité et la Vie » au sens où le Christ le dit de
lui-même. Cet Étranger apparaît, sous des apparences diverses, dans
toutes les étapes de la voie ésotérique. C’est lui qui lance
l’appel à sortir du « monde occidental », à marcher vers
l’Orient, c’est lui qui se tient sur le seuil oriental du monde
terrestre – il est alors celui qui donne l’initiation. Il est encore
celui qui guide l’initié d’un orient l’autre à travers le Monde
de l’Âme, et c’est lui, enfin, qui est le Seuil de l’Orient de
l’Âme. Il s’avance au-devant de l’initié qu’il adopte comme
fidèle et adepte et qu’il précède désormais dans son ascension
jusqu’à l’Orient de l’Orient de l’âme.
La
Tradition
L’ésotérisme s’inscrit fondamentalement dans une Tradition,
à double titre, d’abord dans une tradition religieuse qui associe le
visible et l’invisible, l’extérieur et l’intérieur, ensuite dans
l’ordre de la Tradition primordiale, autrement dit de la Religion pérenne
(sophia perennis ou religio perennis). Ainsi du soufisme :
« Dès lors que le soufisme est une tradition, c’est-à-dire la
transmission d’une Sagesse d’origine divine, il est à la fois perpétuation
dans le temps et renouvellement incessant par le contact avec sa source
intemporelle. » Toutefois, il en est ainsi de toute doctrine
traditionnelle qui est par définition « immuable en son essence »,
mais dont « la formulation peut se renouveler »
Ce qu’il faut entendre par tradition ou par Religion, c’est
ce qu’exprime parfaitement le propos du Sage dans le Livre du sage
et du disciple : « En vérité, la religion comporte une
clef qui la rend licite ou illicite, pareillement à la différence qui
existe entre la débauche et le mariage ». Quant à la
Religion pérenne, « religio métaphysique » et
« quintessence de toute religion », on se réfèrera à ce
qu’en dit Frithjof Schuon : « Le terme de philosophia
perennis, qui est apparu dès la Renaissance (…) désigne la
science des principes ontologiques fondamentaux et universels ;
science immuable comme ces principes mêmes, et primordiale du fait même
de son universalité et de son infaillibilité. Nous utiliserions
volontiers le terme de sophia perennis pour indiquer qu’il ne
s’agit pas de « philosophie » au sens courant et
approximatif du mot (….), ou encore nous pourrions user du terme de religio
perennis en nous référant au côté opérationnel de cette sagesse,
donc à son aspect mystique ou initiatique. »
La
Connaissance
L’ésotérisme est
fondamentalement « connaissance », et il se distingue de
l’exotérisme en affirmant « la nature essentiellement divine de
la Connaissance », et, de plus, « ce n’est pas nous qui
connaissons Dieu, c’est Dieu qui se connaît en nous ».
Le
mode même de la connaissance est celui de l’Intellection, comme
l'écrit Frithjof Schuon : « Dans des conditions normales,
nous apprenons a priori la réalité des choses divines par la Révélation
qui nous fournit les symboles et les données indispensables, et nous
avons accès a posteriori à l’évidence de ces choses par l’Intellection,
qui nous révèle leur essence au-delà des formulations reçues – mais
non contre elles… »
Un dernier stade porte sur les rapports entre l’Amour et la
Connaissance. Toutes les traditions ésotériques établissent une
distinction entre attitude affective et une attitude intellectuelle,
la première se rapportant à un Dieu personnel – c’est l’amour ou
le désir de Dieu – la seconde à un Dieu impersonnel, au Soi. C’est
ainsi que Frithjof Schuon distingue entre un ésotérisme de bhakti
et un ésotérisme de gnose, le jnâna. Mais y a-t-il séparation
complète entre ces deux attitudes ? Comme le remarque Titus
Burckhardt « la connaissance de Dieu engendre toujours l’amour, et
l’amour présuppose une connaissance – au moins indirecte et par
reflet – de l’objet aimé. » Il est évident que l’ésotérisme
chrétien incline à l’ésotérisme de bhakti, ou voie de
l’amour, tandis que le soufisme tend plutôt à une synthèse entre en
voie de l’amour et voie de la connaissance. Mais, encore une fois, si la
distinction semble pertinente en elle-même, elle traduit surtout deux
manières d’envisager la Réalité divine : « essence
universelle de toute connaissance » ou « objet illimité du désir
». On peut seulement dire que la voie d’amour peut exister seule,
tandis qu’il n’est pas de voie de connaissance qui n’emprunte pas
« simultanément » la voie d’amour.
Foi
et amour
« L’aurore
du bien-aimé s’est levée, de nuit ; elle resplendit et n’aura
pas de couchant. / Si l’aurore du jour se lève la nuit, l’aurore des
cœurs ne saurait se coucher »
Hallâj, Dîwân
Il existe une voie initiatique qui emprunte les deux voies, celle,
« intellectuelle », des Brâhmanes et celle, « amoureuse »,
des Kshatriyas – et qui permet de dire que l’ésotérisme,
c’est essentiellement « Foi et Amour », Glaube und Liebe,
pour reprendre le titre d’un recueil de Novalis, parce qu’elle est une
voie de « connaissance amoureuse » où les deux voies se
rencontrent dès avant d’atteindre le « sommet de la hiérarchie »,
comme le dit Guénon, dans son Roi du Monde
: « Au sommet de la hiérarchie, on est au principe commun où les
uns et les autres tirent leurs attributions respectives, donc au-delà de
leur distinction, puisque là est la source de toute autorité légitime,
dans quelque domaine qu’elle s’exerce ». Il s’agit bien sûr
d’une dimension de l’Amour, qui est la plénitude de l’Amour, au
sens où l’entendait, par exemple, Hadewijch : « L’amour
peut être dans la prudence et la mesure, dans la crainte, dans
l’humilité, dans la compassion, dans l’activité, mais rien de tout
cela ne peut être dans l’amour, dont l’essence est libre et simple. »
Ou encore de la manière dont Frithjof Schuon l’assimile au cœur, à la
« religion du cœur » qui est, selon ses propres termes,
« la Religion primordiale dans le temps et quintessencielle dans
l’âme ».
L’organisation
historique, mais secrète et énigmatique, des Fedeli
d’Amore illustre parfaitement cette religion du Cœur ou de l’Amour
qui n’ignore pas la voie de Connaissance. |