► MOKA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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  "Je vais m'asseoir dans une des mokaya du souk où les soldats désoeuvrés mettent une animation bruyante. Cependant, aucune grossièreté ni dans les propos ni dans l'attitude de tous ces hommes, qui sont restés ce qu'ils sont; le pittoresque de leurs moeurs antiques fait oublier tout ce qu'il peut y avoir de sauvage et de brutal dans leurs manières d'être.

 Je me suis vêtu un peu à la mode arabe, nu pieds, foutah autour des reins, et turban, mais sans en arriver au travesti. C'est là la difficulté; on doit rester ce que l'on est : un européen, tout en ne choquant pas par un accoutrement inconnu. Si l'on cherche à singer scrupuleusement l'indigène, on se rend fatalement ridicule; non pas que l'on puisse prêter à rire, car l'Arabe ignore cette forme plaisante du ridicule, mais on perd tout son prestige."

  

"On sent que cette grande ville n'était pas l'oeuvre de ces Arabes; c'est une autre civilisation qui l'a édifiée, aussi sont-ils indifférents au lamentable sort de ces palais écroulés.  Ils préfèrent leur hutte de nomades où le vent passe librement et anime l'ombre des heures chaudes de mille voix mystérieuses.

  Il faut avoir vu vivre dans l'éternel printemps de leurs montagnes ces hommes sans souci de l'heure, pour mesurer tous les ravages qu'une civilisation étrangère pourrait porter au bel équilibre de leur vie simple."

 

  "Moka est une ancienne place forte, jadis entourée de hautes murailles en briques, flanquées de nombreux bastions. Ce n'est aujourd'hui qu'un chaos de décombres, où quelques plates-formes subsistent encore, montrant par les brèches les vieux canons de fonte étendus au soleil, à même le sol comme de gros lézards.

  Aucune maison n'a été réparée; seule, la grande bâtisse où demeure l'Amer Abdul Galil et une autre occupée par un négociant italien sont intactes. Dans ce labyrinthe de murs écroulés, les soldats campent comme ils le font dans la brousse; quant aux habitants, ils occupent la partie de la ville opposée à la mer, en bordure de la palmeraie. Là ils ont créé un village tout à fait selon leur goût, avec des paillotes de branchages à toit de nattes et des baraques en caisses à pétrole tendues de toiles de sac.

 La palmeraie de dattiers s'étend vers la plaine torride où les buissons de Rak font une verdure tendre d'une illusoire fraîcheur."

 Extraits de Henry de Monfreid, Les derniers jours de l'Arabie heureuse, Gallimard, 1935