Les souvenirs du
voyage en Orient du comte Marcellus (1820)
méritaient de sortir de l'oubli. Les éditions Cy.ter
en présentent une nouvelle édition particulièrement
soignée, illustrée de reproductions de L.-F. Cassas,
et accompagnée de nombreuses notes de Yves Leboucher.
Le comte Marcellus admirait son illustre
prédécesseur, Chateaubriand, et estimait que la
relation de son propre périple ne soutiendrait pas
la comparaison avec l'Itinéraire de Paris à
Jérusalem. Il s'en distingue pourtant, d'abord
par le une sorte d'enthousiasme juvénile (l'auteur a
vingt-cinq ans) qui le rend immédiatement
sympathique. Ensuite par quelques aventures, que le
lecteur découvrira avec intérêt : les circonstances
de son acquisition de la Vénus du Milo, en
particulier. Ses entretiens avec Lady Hester
Stanhope constituent également un document
rare (cf. infra). Il y aura, au final,
infiniment de plaisir à suivre l'auteur au fil de
ses pérégrinations, depuis Constantinople, aux îles
grecques, en Syrie, à Alexandrie et au Caire, et
naturellement, en Terre Sainte.
Extrait :
Je m'acheminai avec le drogman du consulat vers le
mont Carmel, que je voulais gravir avant tout. Nous
longeâmes d'abord longtemps le rivage, de la mer, et
quelques champs bordés de caroubiers et de figuiers.
Puis nous passâmes sans insulte (et cela est rare en
Syrie, où les soldats sont fanatiques et
indisciplinés) à travers les tentes d'un camp
d'Arabes armés que le pacha d'Acre tient à sa solde,
et qu'il fait bivouaquer ainsi à quelques lieues de
la capitale. Enfin, nous commençâmes à nous élever
sur les flancs arides et escarpés du Carmel ; il
nous fallut presque une demi-heure d'une ascension
pénible pour en atteindre le sommet.
Le couvent et l'église étaient abandonnés un
vieillard arabe et catholique entendit seul la
cloche que nous avions sonnée à la porte d'entrée ;
il nous guida parmi les ruines, et nous montra l'une
après l'autre les chapelles et les cellules. Le
monastère de Saint-Élie n'est plus qu'une vaste
solitude. Un gardien infirme est encore là pour
accueillir les pèlerins, recevoir leurs aumônes, et
pour hisser le pavillon français qui flotte sur les
décombres, lorsque par hasard un vaisseau de notre
nation approche de ces parages déserts.
Je quittai la grotte de Saint-Élie, et j'avançai
vers le promontoire : il est élevé de quatre ou cinq
cents toises au-dessus du niveau de la mer, qui
vient ronger sa base ; hauteur double de celle du
palais de Tibère à Caprée. Je voyais à mes pieds des
vagues d'un bleu foncé se briser en écume blanche
sur les récifs, et les oiseaux de la mer planer
au-dessous de moi. Au loin, quelques voiles courant
vers l'Égypte, mais autour du mont pas une barque :
d'un côté, les montagnes rudes et sauvages qui
dominent les ruines de Césarée ; de l'autre, la
dernière chaîne de l'Anti-Liban, les grèves du cap
Blanc, les plaines de la Palestine, et la ville
d'Acre. Cette scène était grande et solitaire.
Je restai quelque temps, comme le prophète Élie,
assis sur le sommet du Carmel, reposant ma tête sur
mes mains et mes genoux. Cependant la brise
commençait à souffler ; « un petit nuage, pas plus
grand que la trace du pied de l'homme »,
s'apercevait à l'horizon ; tout-à-coup le vent se
déchaîna ; les cieux se voilèrent de nuées, la mer
battit avec fureur le pied du promontoire. Placé si
haut dans les airs, je jouissais avec délices de
cette tempête ; bientôt les nuages, chassés
rapidement de l'ouest, s'enfuirent vers le mont
Thabor ; le soleil brilla de nouveau ; la brise
s'établit sans violence, la mer seule mugissait
encore.
*
Lady Hester Lucy Stanhope
Extrait :
La première fois
que j'entrai à Damas, on m'avait préparé, au
quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis
dire au pacha que j'étais fatiguée de voir des
chrétiens et des juifs; que j'étais venue faire
connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je
voulais une autre habitation. J'en choisis une au
milieu des musulmans, en face de la grande mosquée,
et j'y séjournai pendant quelques mois.
« Non, les
Arabes ne sont point tels qu'on les représente en
Europe. C'est surtout chez eux que réside cet
honneur dont vous avez inventé autrefois le mot
en France, et qui n'existe point dans la langue
anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants.
Il y a, dans le désert, des hommes tellement
instruits par leur observation assidue de la nature,
par leur vive intelligence, et leur habitude de
réfléchir, qu'on ne peut lutter de science avec eux
: d'autres, à une grande ignorance, allient un bon
sens et une sagacité qui étonnent. Je les aime, et
je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas
anglicane, je ne suis pas musulmane non plus,
quoique je cite parfois le Coran. Je ne sais pas
comment se nomme mon culte ; mais j'adore un Dieu
maître du monde, qui me récompensera, si je fais le
bien, et me punira, si je fais le mal. Comment
choisir dans ce mélange de mille sectes ? Le désert,
en cela semblable à l'Europe, en présente une
incroyable variété. J'ai habité trois mois à
quelques pas des grottes mystérieuses où les Druses,
peuple franc-maçon, se livrent à la fois à leurs
cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches.
J'ai longtemps hésité, je l'avoue. Au milieu de
toutes ces idolâtries, je n'osais me créer une
divinité ; mais aujourd'hui ma croyance est fixée ;
et, à force de bienfaits versés sur mes semblables,
je veux mériter les bontés de ce Dieu, seul et
tout-puissant, dont mon âme tout entière reconnaît
l'existence.
- Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, milady ?
- Je l'ai quittée depuis huit ans, et pour toujours.
Que voulez-vous que j'y regrette ? des nations
avilies, et des rois imbéciles ? » |